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Partout dans les zones sahariennes et subsahariennes de l’Afrique, le blues originel engendre des expressions actualisées, adaptées à une culture mondiale en partage. Depuis Nass El Ghiwane et autres Hasna el Becharia, pionniers des années 70, nombre d’artistes ont adapté les riches acquis des cultures gnawi, touarègue, amazigh et berbère en général. Au tournant du siècle, Tinariwen est devenu un groupe de renommée internationale, suivi de Bombino, Terakaft, Etran Finatawa, Gnawa Diffusion, Hindi Zahra, pour ne citer que ces artistes vivant en Afrique du Nord ou en Occident. Au tour de la formation franco-marocaine Bab L’Bluz de s’affirmer. Dans le contexte de Mundial Montréal, Yousra Mansour et Brice Bottin, membres fondateurs de ce quatuor digne du plus grand intérêt, répondent aux questions de PAN M 360.
PAN M 360 : Quel est votre angle d’attaque ? Qu’est-ce qui vous distingue de vos prédécesseurs et de vos contemporains ?
YOUSRA MANSOUR ET BRICE BOTTIN : Nous pensons que notre point fort, c’est que nous jouons une musique teintée de plusieurs influences, différentes mais qui nous ressemblent, allant du rock psychédélique au chaâbi, ou du hassani au gnawa. Nous avons pour but de rassembler positivement et de faire bouger la tête des divers publics que l’on rencontre, partout où nous irons. C’est ce dont on parle dans nos chansons, d’amour, de paix et de respect. Nous pensons aussi que ce qui nous distingue de nos prédécesseurs, que l’on respecte beaucoup d’ailleurs, c’est que nous ne nous considérons pas comme un groupe de fusion, mais plutôt un groupe de rock fondé sur le concept du power trio à la Jimi Hendrix, avec le guembri et l’awisha à la place de la basse et de la guitare, une flûte en plus, ainsi qu’avec une femme leader.
PAN M 360 : Quels furent les modèles de votre propre identité musicale ?
YOUSRA ET BRICE : Brice et Yousra, fondateurs du groupe et créateurs du répertoire de Bab L’ Bluz, ont eu la chance de grandir dans des familles ouvertes à la diversité musicale. Pour Brice, c’était plus le rock, l’afrobeat, la musique péruvienne et brésilienne qu’il écoutait chez lui, quant à Yousra, elle estime avoir la chance d’avoir eu des parents qui adoraient le blues, la soul, le funk, le rock, la pop, la musique orientale classique ou encore la musique traditionnelle ou actuelle marocaine de leur époque. C’est certainement cette diversité et ouverture sur d’autres cultures musicales, en plus de l’apparition du net (faisant découvrir d’autres musiques telles le R&B et le hip-hop) qui nous ont permis d’être les personnes que nous sommes aujourd’hui et qui a forgé nos identités individuelles interculturelles, chose qui s’est répercutée positivement sur notre créativité musicale.
PAN M 360 : Encore rares sont les formations nord-africaines avec frontwoman à l’avant-plan – oui, on connaît Hindi Zahara, Emel Mathlouthi, Djazia Satour, Flèche Love, etc. Comment ce rôle parfaitement assumé par votre chanteuse est-il perçu d’après vous ?
YOUSRA ET BRICE : Nous pensons que le rôle de frontwoman est vu positivement et encourage des femmes à avoir plus confiance en elles et à persévérer dans ce qu’elles entreprennent. Ce rôle les pousse également à défier le système patriarcal omniprésent dans certaines sociétés. Dans notre cas, nous prenons cela très naturellement; c’est une richesse d’avoir une femme menant le groupe, cela inspire autant les hommes que les femmes.
PAN M 360 : Vous utilisez des versions modernisées du guembri et de l’awicha pour ainsi remplacer la basse et la guitare des formations rock, comment faire évoluer le jeu de ces instruments ? Comment l’envisagez-vous ?
YOUSRA ET BRICE : Le guembri est un instrument très complet dans sa puissance harmonique et rythmique, et qui possède un vaste répertoire traditionnel. Néanmoins, comme nous sommes aussi guitaristes de formation, nous incorporons à l’instrument, différentes techniques de jeux issus d’autres styles, où alors des gammes peu jouées dans le répertoire de la musique gnawa. Nous accueillons les contraintes de l’instrument comme une richesse et nous métissons encore cet instrument qui voyage depuis des centaines d’années déjà avec les musiques actuelles teintées de rock et de psychédélisme.
PAN M 360 : D’un point de vue textural, utilisez-vous des pédales d’effet ou des sons de synthèse émanant de synthétiseurs, échantillonneurs, oscillateurs ou autres logiciels informatiques ?
YOUSRA ET BRICE : Oui, effectivement, nous possédons des pedalboards de guitare adaptés aux guembris électriques – overdrive, phaser, wah-wah, fuzz, reverb, etc. Nous utilisons aussi quelques nappes de synthés analogiques et boucles de karkabou qui sont diffusés par l’échantillonneur en temps réel. Nous adorons le son et toutes les possibilités de voyage qu’il offre, nous nous intéressons vraiment aux sensations qu’il procure.
PAN M 360 : Où et comment votre album Nayda! a-t-il été enregistré et réalisé ? Qui sont les responsables de la réalisation ?
YOUSRA ET BRICE : Notre album a été composé et écrit majoritairement à Marrakech par Brice et Yousra lors de l’apprentissage des instruments traditionnels et avant la création de la formation complète de Bab L’Bluz avec Hafid et Jérôme. Nayda! a été enregistré concrètement à Lyon par Christian Hierro au studio Back To Mono Records, un studio spécialisé dans les sons analogiques et vintage. Le mixage a été fait par Christian Hierro et Brice Bottin. Ce dernier est responsable de l’habillage et des textures sonores sur notre album.
PAN M 360 : En termes plus généraux, quels sont selon vous les nouveaux chapitres de la fusion des patrimoines maghrébins et de la culture rock ? Et de la culture électronique ? Où vous situez-vous là-dedans ?
YOUSRA ET BRICE : Nous sommes très positifs par rapport aux jeunes musiciens qui arrivent; beaucoup d’entre eux ont la flamme, des revendications et une créativité débordante. Nous les encourageons à développer leur propre style en se basant sur ce qu’ils aiment. Beaucoup de nouveaux chapitres sont envisageables sur la fusion des patrimoines maghrébins ou d’ailleurs, avec la culture rock notamment. Le meilleur reste à venir, on espère ! Par ailleurs, nous sommes nés dans la culture électronique, rock ou hip-hop, c’est aussi une richesse qui fait partie de nous. L’avenir de l’électronique, c’est l’électro vintage des 70’s ou pas…
PAN M 360 : Les textes sont chantés dans quelle langue exactement ?
YOUSRA ET BRICE : Les textes sont chantés en darija, le dialecte marocain qui résulte de la succession de plusieurs peuples et civilisations au Maghreb qui se sont mélangés avec la population locale originale (berbère), ce qui a donné un dialecte avec des mots majoritairement en arabe, mais aussi en berbère, espagnol, français, portugais… Nous écrivons aussi en arabe classique comme c’est le cas pour Ila Mata, ou encore en anglais pour Africa Manayo.
PAN M 360 : Quelle est votre approche poétique ? Quels sont vos sujets de prédilection ?
YOUSRA ET BRICE : Nous nous intéressons à toute forme de poésie, surtout la poésie bédouine chantée et des fois accompagnée de jeux de percussions ou d’autres instruments. Sur notre album, on peut noter une présence de l’influence de la poésie mauritanienne appelée tebraa qui existe dans d’autres pays sous différents noms dans l’aspect mais pas la langue. Créée par les femmes dans une société patriarcale et conservatrice où l’amour était considéré comme tabou, cette poésie a permis à ces dernières d’enchanter le monde avec leurs vers d’amour chantés pour leurs amants tout en restant anonymes. Une belle initiative pour pouvoir contredire le système sans s’y opposer directement. Nous citons aussi l’influence des poésies arabes et persanes; d’un côté les merveilles d’Anis Shoshan, le jeune poète tunisien, nous ont accompagnés durant l’écriture de nos textes, d’un autre côté l’ancien poète persan Jalal Eddin Roumi nous a bénis avec sa sagesse et sa pureté qui nous accompagnent déjà depuis plusieurs années dans notre vie quotidienne. Nous ne posons pas de limites aux sujets de nos textes, nous parlons d’amour sous différentes formes : l’amour de la maman, de l’amant ou de son prochain, la tolérance, l’antiracisme, le soufisme. Par ailleurs, nous dénonçons l’esclavage, l’exploitation des populations précaires et des terres encore colonisées économiquement, la corruption, le sexisme, la misogynie… Nous espérons vivre dans un monde meilleur.
PAN M 360 : La formation Bab L’Bluz est-elle composite ? Quelles sont les origines de chaque membre ? Sont-ils tous de Marakkesh ou tous basés au Maroc ?
YOUSRA ET BRICE : Oui, la formation Bab L’Bluz est une formation composite en quelque sorte. Yousra est de El Jadida au Maroc, elle est d’origine arabo-berbère, Brice est d’Annecy et il ne connaît pas ses origines, Hafid est de Lyon et d’origine tunisienne et Jérôme est d’origine espagnole. Le groupe a été créé par Yousra et Brice à Marrakech et développé à quatre à Lyon. Avant le confinement, les deux fondateurs du groupe habitaient entre Lyon et Marrakech.
PAN M 360 : Dans le contexte actuel où plusieurs régions du Sahara deviennent des zones propices à la crispation identitaire et à la violence religieuse, voyez-vous un engagement dans votre musique libre et progressiste ? Croyez-vous avoir un rôle à jouer ?
YOUSRA ET BRICE : Effectivement, la musique pourrait jouer un rôle fondamental dans la réinsertion de la paix dans des zones à tendance conflictuelle, surtout au sujet de l’identité ou encore de la religion. Il faut réussir à transmettre l’idée et à bien mettre en valeur le fait que la différence culturelle a toujours apporté une richesse, et que dans le monde d’aujourd’hui toutes les cultures sont imprégnées par les traces d’autres cultures précédentes locales ou étrangères qui ont fini par devenir locales a un moment donné en se mélangeant aux cultures déjà existantes. Quant au sujet de la religion, il suffit de mettre de l’avant les fondements de toutes les religions et qui ont énormément de points en commun, et ainsi transmettre les valeurs de paix, d’amour, de tolérance, de bienveillance et de respect à travers la musique. Nous menons un combat intérieur de tous les jours afin de devenir de meilleures personnes et pensons qu’à travers les vibrations de la musique, nous finirons par toucher les cœurs de plusieurs.
PAN M 360 : Quelles sont les prochaines étapes de votre développement ? Avez-vous de nouveaux projets d’enregistrement, de remixes, de collaborations ?
YOUSRA ET BRICE : Pouvoir jouer dans le plus d’endroits possibles, partager notre premier album en live, puis composer et, pourquoi pas, penser à des collaborations ou des remixes ! Si vous avez des idées, n’hésitez pas !
PAN M 360 : Pour Mundial Montréal, que prévoyez-vous de jouer ? Où serez-vous ? De quelle manière le plateau de tournage a-t-il été conçu ?
YOUSRA ET BRICE : Malheureusement, il n’y aura pas de plateau de tournage pour nous dans cette édition, ce sera sous forme d’interview avec une mise en avant de nos sons déjà existants, mais nous espérons grandement que l’on se verra en live l’année prochaine. Inch’Allah !