Le gouvernement canadien vient de plier l’échine face au retrait américain des négociations bilatérales. Quelques coups de téléphone des magnats des GAFAM ont probablement suffi à Donald Trump pour y voir une agression canadienne contre les USA. Eureka! Voilà un autre lapin qui sort du chapeau et qui ébranle le très fragile Canada.
Le président américain estime que son voisin du Nord a imité l’Union européenne en imposant une taxe de 3% sur les revenus tirés des services numériques venus de l’étranger, et dont l’objet était de compenser pour les pertes de la « disruption » et injecter de l’argent neuf dans la production canadienne des contenus. Cette taxe méconnue devait annuellement rapporter 1,2 milliard CAD au gouvernement canadien à partir du 30 juin 2025. On oublie ça. La taxe vient de s’écrouler comme un château de cartes, voilà un autre agneau sacrifié sur l’autel des négociations.
Realpolitik, ni plus ni moins.
Du gros n’importe quoi? Certainement mais… Y aura-t-il des manifs? Descendra-t-on dans la rue pour le sort de la création des contenus? Des chemises seront-elles déchirées? Très peu probable. Ça n’intéresse à peu près personne… sauf les personnes concernées directement, créatrices de contenus. Voilà une quarantaine d’années que je m’intéresse au sort de la propriété intellectuelle, j’ai progressivement réalisé que ces enjeux demeurent abstraits et mal compris, encore en 2025.
Très majoritairement, les consommateurs.trices rompus aux médias sociaux n’y voient que du flou, problème fort différent de la gestion de l’offre agricole, de l’armement ou des énergies fossiles. La sensibilisation à cet enjeu reste marginale, après tout ce qui a été dit et écrit sur la question au cours des dernières décennies. N’en demeure pas moins…
Avant Jeff Bezos et autres Mark Zuckerberg, le partage équitable des revenus des œuvres de l’esprit n’était pas dans la meilleure des postures mais… nettement meilleure que celle d’aujourd’hui. Ce qui en dit long sur son état lamentable.
Ce qui devait devenir le salut de la création et de la diversité des expressions au tournant du millénaire est aujourd’hui le salut éhonté de quelques dizaines de multimilliardaires et quelques milliers d’informaticiens de haut niveau ayant maximisé le pouvoir des algorithmes sur nos pratiques de consommation.
Le mariage récent de Jeff Bezos et la bague de 10 millions USD offerte à sa nouvelle épouse n’est qu’une des illustrations de cette inégalité devenue extrême. Profondément injuste.
Ce qu’on aurait imaginé jadis comme une caricature grotesque des plus puissants de ce monde est aujourd’hui réalité. La richesse concentrée par ces ruptures profondes avec un capitalisme relativement civilisé (entre les années 40 et 80) nous pend au visage. Même ces mesures relativement timides comme ce 3% sur les revenus des GAFAM au Canada sont dénoncées par les oligarques et leurs représentants au pouvoir… qui sont eux-mêmes oligarques, ne l’oublions pas.
Que faire devant une telle puissance?
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la gauche social-démocrate a misé sur la contribution des plus riches, ça a plutôt fonctionné jusqu’aux années 80. Avec le New Deal de Roosevelt, les plus riches du “monde libre” ont consenti à partager une part de leurs richesses… sans jamais en perdre la part la plus substantielle. Et voilà que les plus puissants d’entre eux refusent désormais de partager, et que l’État le plus puissant sur Terre entérine ce refus de l’équité.
Que faire au juste ? En tout cas, il m’apparaît certain qu’une gauche défensive au pouvoir d’États progressistes est une avenue appartenant désormais au passé. Des contre-pouvoirs économiques doivent désormais être mis en chantier, avec pour ambition d’occuper une part congrue des marchés d’ici une ou deux générations. Il s’agit désormais d’obtenir de brillants résultats en partageant équitablement la richesse au sein d’entreprises progressistes. Reconquérir le pouvoir politique à long terme, avec de vraies assises économiques, sans quoi il n’y a et il n’y aura rien à faire contre ce très puissant capitalisme de surveillance et contre tous les oligarques qui en concentrent la richesse mondiale.
L’industrie de la musique et de ses médias spécialisés n’est qu’un grain de sable de la plage. La musique fut la première à payer le prix de cette rupture technologique. Ne pourrait-elle pas être la première à inventer de nouveaux modèles durables, gérés collectivement et, surtout, équitables? Il est certes permis de rêver mais, pour l’instant, il faut nous remettre de ces cauchemars que nous vivons éveillés.