Alors que le public entre dans le théâtre, une cloche aiguë et persistante traverse la salle. Sur le côté de la scène, Tiziano Cruz attend, accroupi dans un poncho coloré. Pas d’entrée fracassante, juste une présence. Un calme s’installe. Il commence à sonner la cloche, lentement, délibérément, appelant un troupeau de moutons à travers les montagnes andines de sa jeunesse. Avec Wayqeycuna, Cruz ne cherche pas les applaudissements – il exige le témoignage. Cette œuvre solo, qui fait partie de sa trilogie autobiographique, marque un retour dans sa communauté indigène du nord de l’Argentine, où la mémoire personnelle devient un rituel collectif.
« Vous êtes probablement venus pour voir le gars aux vêtements colorés. Consumez-moi », déclare-t-il, confrontant le public au regard qu’il a porté sur lui. Il parle ensuite de son village, qui vit à côté d’une mine de lithium, entre beauté et exploitation. « Je vis dans un monde de pouvoir blanc », dit-il en enfilant délibérément une combinaison blanche. Les mélodies traditionnelles se mêlent aux synthés lancinants et à un tendre duo a cappella avec un enfant du village, façonnant un univers sonore à la fois triste et fantaisiste.
La scène, divisée par des rideaux diaphanes et baignée de projections changeantes de montagnes et de mer, se transforme à la fois en sanctuaire et en confessionnal. Cruz ne se déplace pas comme un acteur – il habite l’espace comme un témoin, canalisant les traumatismes générationnels, la force ancestrale et les taches persistantes de la violence coloniale. « Le douanier me considère toujours comme un danger, et je porte du linge coloré », dit-il d’une voix ferme. Grâce à un langage poétique et à des repères visuels frappants, Cruz construit un voyage déchirant et férocement symbolique, où rien n’est ornemental et où tout a une signification. Chaque image de Wayqeycuna a un poids : les loups récurrents comme métaphore du capitalisme, le pain et le poncho comme symboles chargés à la fois de fierté culturelle et de douleur.

Cruz évite complètement le spectacle. Il convoque les Andes avec un langage vivant, fait revivre les jeux de l’enfance par des gestes précis et met à nu l’oppression systémique avec une immobilité tendue et délibérée. Un instant, il apaise le public avec des souvenirs de fêtes villageoises ; l’instant d’après, il le précipite dans des scènes dures de pauvreté, d’exclusion, de dents manquantes et de village en flammes – qu’il s’agisse d’une métaphore ou d’un souvenir, la blessure est réelle.
Wayqeycun – « mes frères » en quechua – n’est pas seulement un titre, c’est un appel. Une invocation silencieuse mais urgente à la mémoire collective et à la solidarité. À mi-parcours, Cruz soulève son téléphone et prend une photo de la foule. C’est une petite entorse à l’étiquette théâtrale, mais elle frappe fort, inversant le regard, brisant l’illusion de la passivité du spectateur et nous impliquant dans le cadre de l’oppression. Par sa simple existence, Wayqeycuna devient de l’art politique – moins quelque chose à regarder que quelque chose à endurer.