Le compositeur et trompettiste américain Nate Wooley est un homme qui aime réfléchir. Chacun de ses projets est le fruit de profondes cogitations. Ses disques sont souvent accompagnés de longues notices explicatives. La musique qu’il conçoit tient autant du jazz que de la musique contemporaine de tradition européenne et s’inscrit dans une lignée qui remonte au génial Anthony Braxton. Il nous présente aujourd’hui son concept de Mutual Aid Music qui s’insère dans une plus large entreprise, celle de ses Battle Pieces. Nous retrouvons donc le Battle Pieces Quartet qu’il forme avec la saxophoniste Ingrid Laubrock, la pianiste Sylvie Courvoisier et le vibraphoniste Matt Moran. Pour les besoins de cette nouvelle aventure cérébrale, s’ajoutent le violoniste Josh Modney, la violoncelliste Mariel Roberts, le percussionniste Russell Greenberg ainsi qu’un second pianiste, le brillant Cory Smythe.
Une chose qu’il est bon de savoir quand vient le moment d’aborder l’art de Nate Wooley, c’est que, loin d’être déconnecté de la cité, celui-ci relève de l’utopie sociale. Le musicien se méfie de tout type de gouvernement et est un fervent partisan de l’anarchisme, une idée qui donne sa forme dépourvue de toute hiérarchie à la Mutual Aid Music. En effet, la structure élaborée mais souple des compositions qu’on retrouve sur ce nouvel opus de Wooley laisse une grande place au libre arbitre de chacun des instrumentistes en présence. Chacun a toute la latitude dont il a besoin pour exprimer son individualité profonde, mais est également responsable des décisions qu’il prend puisqu’elles auront un impact sur ses collègues et sur l’œuvre qui s’élabore. Comme l’équipe convoquée par le créateur est composée de personnalités aussi fortes que chevronnées, le résultat final impressionne et ce, tout au long des quatre-vingt minutes que compte cet album double. Une heure et vingt, ça peut sembler long, mais en compagnie de cet octuor particulièrement inspiré, on ne s’ennuie pas une nanoseconde. Quelques-unes de rencontres que le programme propose sont de purs moments de grâce, comme l’introduction de la deuxième pièce de l’album qui met en scène le duo de souffleurs talentueux que sont Wooley et Laubrock, l’échange magique entre les deux pianistes vers la fin du premier disque ou la conversation captivante qu’ont les cordes dans les premiers instants du second. Mutual Aid Music est une éblouissante réussite sur toute la ligne. Oui, il s’agit d’une oeuvre exigeante, mais nul n’est besoin de détenir un doctorat en études jazzistiques post-modernes ou de se taper la lecture d’une brique à propos des liens qui unissent l’art et la politique pour l’apprécier. Il suffit d’avoir l’esprit et les oreilles bien ouverts.