Un opéra sur Jacqueline du Pré, violoncelliste d’exception dont la carrière d’interprète a pris fin à 26 ans en raison de la sclérose en plaques, n’a rien d’étonnant. L’histoire de cette étoile filante de la musique, un talent hors norme, a quelque chose de très dramatique.
Sa mort en 1987 à 42 ans a été l’équivalent musical de celle de Diana pour la monarchie britannique. Sa relation célèbre avec le pianiste et chef Daniel Barenboim a été vue et perçue comme une réincarnation de celle entre Robert Schumann et Clara Wieck. La différence, c’est que Barenboim a quitté du Pré après quelques années de mariage pour refaire sa vie, ce qui lui sera souvent reproché. À sa décharge, il a accompagné Jacqueline dans les derniers moments de sa courte vie.
Quoi qu’il en soit, personne ne sera surpris que cette vie en météore soit adaptée pour la scène. C’est la Montréalaise Luna Pearl Woolf qui s’est attelée à cette tâche, avec le soutien du librettiste reconnu Royce Vavrek (JFK, présenté à Montréal il y a quelques années). Il s’agit d’ailleurs d’une production estampillée presque entièrement Canada, car Vavrek est Canadien et il a étudié à Concordia. Jacqueline a été commandé pour le Tapestry Opera de Toronto et créé en 2020 dans cette ville, alors que le présent enregistrement a été réalisé à l’école Schulich de McGill, à Montréal. Deux artistes seulement sont sur scène : Matt Haimovitz de Montréal au violoncelle et Marnie Breckenridge, seule non Canadienne (elle est états-unienne), soprano.
Il s’agit donc d’une performance pour deux interprètes, autant de faces de cette personnalité projetée en un temps record sur les scènes publiques du monde, comme une star de télé-réalité avant l’heure. Son violoncelle, un personnage à part entière, est autant une partie d’elle-même qu’un compagnon avec lequel elle vit une relation passionnée, vouée à la destruction par la maladie. C’est cette relation, et surtout son évolution, accentuée de la voix intérieure de Jacqueline (incarnée par le chant), que nous suivons à travers les quatre parties de l’opéra, Star Birth, Super Nova, Meteorite, Impact. Les titres sont évocateurs de la trajectoire stratosphérique d’une musicienne qui, dès l’âge de dix ans, faisait déjà la une des journaux.
Dans ces quatre parties, qui sont des condensés des quatre principales étapes de la vie de Jacqueline (la montée, la gloire éphémère, l’apparition de la maladie / l’abandon du jeu, la disparition), Marnie Breckenridge et Matt Haimovitz (qui est appelé à se déplacer et jouer pleinement son rôle de partenaire vital de Jacqueline/Marnie) réalisent un véritable tour de force artistique de 90 minutes dans lequel l’intensité dramatique et psychologique requises sont presque insoutenables. La scène du troisième acte (Meteorite) où Jacqueline explose de colère et de frustration contre la maladie, ces ‘’Fuck, Fuck, Fuck, FUCKING DISEASE’’ est littéralement paroxystique. On est vidé pour les interprètes, qui sont arrivés là après un crescendo d’émotions long et soutenu.
La musique de Woolf est tonale élargie, mais surtout très expressive et lyrique. L’accompagnement au violoncelle est parfois biscornu, mais dans un étroit et constant dialogue intime avec la partition de soprano. L’ombre du Concerto d’ Elgar plane sur une partie de la partition, bien sûr. À elle seule, grâce à son enregistrement mémorable, inégalé, de cette œuvre avec l’Orchestre symphonique de Londres et John Barbirolli en 1965, du Pré a fait passer une pièce restée en périphérie à un pilier incontournable du répertoire pour violoncelle et orchestre, joué partout dans le monde.
La version scénique doit être remarquablement impressionnante, si l’on se fie aux commentaires après la création à Toronto. Marnie Breckenridge doit se contorsionner athlétiquement quand il est montré que Jacqueline, à la fin de sa vie, se déplace’’comme un crabe’’. Impossible de rendre compte ici, bien entendu, mais on peut confirmer la réussite totale du jeu musical des deux interprètes, qui semblent portés par une conviction et une implication absolue, incandescente.
Jacqueline est un opéra puissant et facile à monter (du moins en termes d’effectifs et de matériel. Pour les deux interprètes, il faut quand même bien choisir!), ce qui devrait normalement inciter les compagnies un peu partout à le programmer. Bon sang! Comment se fait-il que Montréal ne l’ait pas encore vu?? Tant d’artistes qui y sont impliqués sont liés à la ville! Message aux programmateurs de saison : Come on guys!