Si vous aimez particulièrement les univers orchestraux et lyriques de Debussy et de Richard Strauss (ajoutez un brin de Puccini ici et là), vous vous dé-lec-te-rez de cet opéra, Der Ferne Klang (Un son lointain), créé en 1912 et composé (livret inclus!) par Franz Schreker. Schreker est l’un de ces compositeurs déclarés ‘’dégénérés’’ par les idiots de Nazis car il était juif et associé à l’intelligentsia progressiste de l’Allemagne moderne. Contrairement à de nombreux autres qui sont morts atrocement dans les camps, Schreker n’a pas attendu le pire : il a passé l’arme à gauche dès 1934, un an après l’arrivée au pouvoir de Hitler et sa meute de minables, déprimé et humilié car on lui avait enlevé toute possibilité de subvenir à ses besoins.
Qu’à cela ne tienne, l’histoire a quand même retenu de lui quelques compositions de très haut niveau, dont cet opéra, le plus connu parmi sa dizaine. Der Ferne Klang a l’insigne honneur de ne pas être, malgré la discrétion de son compositeur dans le canon opératique habituel, un œuvre totalement méconnue. Cet enregistrement est le quatrième, ce qui en dit long sur l’intérêt qu’il suscite continuellement dans le milieu, malgré l’obscurité dans laquelle il végète toujours en ce qui concerne le grand public.
L’histoire est celle de Greta, amoureuse de Fritz, un jeune compositeur à la recherche de l’inspiration (le ‘’son lointain’’ ou ferne klang). Ils se perdent de vue pour enfin se retrouver à la toute fin de l’œuvre, minés par la vie. Fritz a enfin découvert quel était ce fameux son lointain (vous l’aurez probablement deviné) : c’est l’amour. Mais il est trop tard, il a épuisé sa vie dans cette recherche vaine et meurt dans les bras de Greta.
J’espère que cette gravure provenant de Francfort et dirigée par l’habile Sebastian Weigle en convaincra plusieurs de s’y plonger complètement.
Car quelle merveille est-ce! Les orchestrations de Schreker sont d’une beauté à couper le souffle. Iridescente, opalescente et scintillante, mêlant parfaitement ombre charnue et lumière vibrante, elles nous plongent dans une fête sensorielle intarissable. Le langage lyrique de Shrecker est naturel, puissant, et intimiste à la fois. Il exige des coffres solides mais aussi dotés d’une tempérance délicate qui favorise les interprètes habilement pourvus en ce qui concerne le jeu théâtral.
Le génie de Schreker tient de son utilisation renouvelée de motifs et techniques issues du romantisme et des canons théoriques de la composition, mais géométriquement triturés et subtilement transformés pour insinuer la modernité sans abandonner l’impression de familiarité, donc l’attrait pour l’auditeur non spécialiste.
L’orchestre et le chœur sous la direction de Sebastian Weigle réalisent des trésors de magnificence finement brodée tellement la partition est souvent écrite comme une grandiose musique de chambre.
Les voix sont belles, mobiles et aisées en général. Jennifer Holloway dans le rôle de Greta réussit à transmettre l’ensemble nécessaire d’émotions liées au rôle (le plus exigeant de la pièce). Fritz, plus discret, est bien tenu par Ian Koziara. Son ténor pourrait parfois être plus affirmé, mais le personnage lui-même s’accommode de cette faiblesse. Le plus important bémol est à noter chez l’interprète de la Vieille dame. Une voix parfois décentrée et un vibrato monumental créent un désagréable sentiment d’amateurisme. Le personnage a beau être âgé, je suis certain que Schreker ne voulait pas en faire une caricature. Heureusement, ce rôle est relativement peu présent dans l’ensemble.
En tout et partout, et malgré quelques petits détails, il faut considérer cette parution comme essentielle, et peut-être la meilleure sur le marché de ce chef-d’œuvre encore méconnu. Un rêve : un jour l’Opéra de Montréal osera le programmer…