La dette musicale de Mieczysław Weinberg envers Dmitri Chostakovitch est immense. Pour les mélomanes qui aiment le second, la musique du premier est un must absolu. Le même genre d’univers sonore, la même plongée, plus souvent qu’autrement, dans des épanchements dramatiques de caractère hyper romantique, mais vêtus d’harmonies modernes et de mélodies propulsées par des rythmes volontaires et souvent criant d’action et d’intensité. Mais Weinberg n’était pas qu’un placide imitateur. En vérité, il était un cousin proche (artistiquement) de Chostakovitch, mais avec sa propre personnalité. C’est ce qui rend sa musique si réjouissante pour tous ceux et celles qui se laissent émerveiller par le pouvoir d’une écriture foisonnante et souvent pléthorique (particulièrement dans le cas des œuvres symphoniques). Cet album témoigne puissamment de l’attachement de Weinberg à cette esthétique tout en montrant la capacité qu’avait le compositeur à dépasser son maître spirituel.
Le poème symphonique Dawn op. 60 (Aube) est du pur Chostakovitch dans ses élans mélodiques et sa sombre magnificence orchestrale. Il y a de superbes et infinies teintes de grisaille dans les lignes des bois, comme des lamentations tragiques, bien que séduisantes. L’orchestre prend du coffre ici et là, et devient cinématographique. On pourrait être chez Eisenstein. La tonalité part du do mineur pour aboutir, à la fin des qq 18 minutes, au do majeur (un parcours beethovenien). Mais la lumière typique d’un ut majeur demeure ici discrète, comme filtrée à travers un voile nuageux. C’est une aube incertaine qui se lève, dirait-on. Eh oui, nous sommes en 1957, en Union soviétique, après tout. Le temps des illusions était déjà bien passé, sauf dans la propagande officielle. Mais les artistes comme Weinberg et Chostakovitch n’étaient pas dupes.
La Symphonie no 12 op. 114 ‘’In memoriam Dmitri Shostakovitch’’, comme son titre l’indique, est un hommage de Weinberg à Chostakovitch. Mais c’est aussi, ironiquement, l’une des symphonies, du moins jusqu’à ce moment dans la carrière de Weinberg, ou celui-ci s’éloigne le plus du style de son mentor et ami. L’œuvre débute sur des harmonies grinçantes, qui se frottent rugueusement. Quelques passages de bois rappellent les épisodes les plus rêveurs de la 10e de Chostakovitch, puis l’orchestre devient tendu, nerveux, angoissé. Le 1er mouvement passe sont temps à enchaîner les épisodes ainsi constrastés, des bois et cordes tour à tour délicats, mystérieux ou émotifs, à fleur de peau, et des tutti intenses. Ce long mouvement (20 minutes!) se termine sans éclat, dans une sorte de no man’s land discursif, incertain et presque bâclé.
Le Scherzo est relativement posé en terme métronomique, mais il donne une impression d’implacabilité, en raison de sa cadence de marche plus que de véritable scherzo classique. Des tirades moqueuses aux bois lui donnent un caractère sardonique, voire cruel. On dirait une procession macabre de freaks avec pelles et pioches s’en allant renverser un quelconque petit magistrat de province…. J’adore.
Un Adagio suit, d’une tristesse désespérée, aride comme le lit durci d’une rivière asséchée. Les cordes dressent ce portrait, sans pudeur, lourdes d’indifférence. Et pourtant, la vie s’y agrippe, dans un combat de chaque instant illustré par, encore, les bois, manifestant leur irrépressibilité tant bien que mal, malgré les assauts d’une force qui n’a de but que les écraser.
Le finale est lancé par le marimba, ludique, presque joyeux! Mais celui-ci est vite rattrapé par les ténèbres des cordes. Il s’entête, il réussit même à convier ces dernières à se joindre à lui. Le jeu se développe comme une ronde grotesque, sardonique, rappelant le Scherzo, mais cette fois, le fantôme de Chostakovitch est non seulement invité, mais bien présent aux festivités. Celles-ci s’illuminent, du moins tentent de le faire. Pas facile cependant, car la grisaille et la tristesse s’imposent encore et ramènent l’auditeur à des sentiments désenchantés. La bataille est finalement remportée par ceux-ci, la symphonie se terminant dans une lente coda funéraire, un hommage lucide au grand Chostakovitch : sa vie n’a jamais été ensoleillée. Pourquoi faire semblant?
Weinberg a rarement été aussi loin de son mentor dans cette symphonie. La modernité radicale y pointe son nez avec insistance et les affinités électives de ce compositeur avec son prédécesseur y sont régulièrement submergées par un besoin d’élargir la palette de ses possibilités expressives. Une très grande œuvre, rendue avec beaucoup de puissance émotive et un large éventail de teintes chromatiques déclinées du gris, allant du voile nuageux à l’anthracite opaque.
Un album magistral.