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Dédiée à l’exploration du chant lyrique et de l’opéra dans le contexte actuel, la compagnie Chants libres pilote notamment un Laboratoire lyrik, les artistes y explorent ici les concepts de présence et d’absence. Présenté à La Chapelle Scènes Contemporaines ce mercredi 12 mars, dans le contexte de la Semaine du Neuf, ce projet de recherche-création réunit le scénographe Cédric Delorme-Bouchard, la comédienne Jennyfer Desbiens, la violoncelliste Audréanne Filion, la mezzo-soprano Marie-Annick Béliveau et le compositeur Frédéric Le Bel, dans un triptyque pour voix, violoncelle et électronique. La dramaturgie de cette œuvre puise ici dans la voix, le son, le mouvement des corps et la lumière. Des métamorphoses s’opèrent, l’immersion est imminente. Avant quoi la mezzo-soprano Marie-Annick Béliveau, de surcroît la directrice artistique de Chants Libres, nous en explique les tenants et aboutissants.
PAN M 360 : Parlez-nous svp du laboratoire lyrik, expliquez-nous ses fondements et son lien avec cette production présentée à la Semaine du Neuf.
Marie-Annick Béliveau: Lorsque j’ai pris la direction artistique de la compagnie à l’été 2022, il me semblait important d’assurer la mission de Chants Libres pour la recherche-création lyrique. Je la décline en trois volets : créer du nouveau répertoire, explorer de nouvelles formes, mais aussi chercher de nouveaux processus de création.
C’est justement dans le but de nous donner des occasions de chercher de nouveaux processus de création lyrique que j’ai décidé d’organiser des laboratoires lyriks: des événements de création qui mobilisent des moyens plus modestes, circonscrits dans le temps, qui s’échelonnent sur quelques jours seulement et qui nous permettent de tester des idées, des propositions, sans avoir pour objectif d’aboutir à la production d’un nouveau spectacle.
Produire un spectacle lyrique est une grande opération, qui s’échelonne souvent sur deux ou trois ans, qui mobilise d’importants moyens techniques, financiers, humains. Et donc, lorsque nous travaillons à ces nouvelles créations, nous sommes toujours plus ou moins en « mode solution », nous cherchons ce qui va marcher. Les laboratoires lyriks sont l’occasion d’essayer des formules, dans le contenu et dans la forme, sans chercher de solution. Le processus y est plus intéressant que le résultat final.
C’est ce que nous présentons le mercredi 12 mars, c’est le fruit du travail d’une petite équipe de 5 personnes, de plusieurs conversations, partages d’idées, brainstorming et une trentaine d’heures de travail en studio.
PAN M 360: : « Dans ce nouveau laboratoire lyrik de Chants Libres, les artistes explorent les concepts de présence et d’absence ». Mais encore ?
Marie-Annick Béliveau : Le laboratoire lyrik 03, celui qui sera présenté à la chapelle mercredi prochain, est en fait l’aboutissement d’une conversation. Frédéric LeBel m’a proposé un jour une idée de laboratoire, pour lequel il composerait de la musique pour voix, violoncelle et électro. Son idée était de faire entendre tour à tour la voix et le violoncelle live et/ou enregistré, et de jouer avec traitement et spatialisation pour créer l’ambiguïté, d’où viennent les sons qu’on entend?
J’ai alors pensé faire appel à Cédric Delorme-Bouchard, j’avais vu deux de ses créations justement dans lesquelles il réussissait à créer une dramaturgie en jouant avec les corps qu’on voit, ceux qu’on devine, ceux qui disparaissent. Nous sommes trois interprètes sur scène, qui est sonore? qui ne l’est pas? Pourquoi chante-elle? Pourquoi ne chante-elle pas alors qu’on l’entend?
PAN M 360: Quels sont les autres projets de Chants libres avec ce Laboratoire lyric ?
Marie-Annick Béliveau: Quelles seront les suites du Laboratoire lyrik 03? Je suis persuadée que nous allons tous sortir un peu transformés par l’expérience. Ce qui m’intéresse, c’est de proposer aux artistes et aux spectateurs d’imaginer créer un nouveau spectacle lyrique à partir de nouveaux paradigmes, par exemple sans histoire, ou sans partition, ou dans l’intergénéricité, dans le décloisonnement. Mettre dans la marmite des ingrédients inusités, inhabituels. Comment ces efforts de recherche-création influenceront-ils nos prochaines productions? Difficile à dire, il s’agit surtout de développer une posture.
PAN M 360 : Pouvez-vous élaborer davantage sur cette question de présence et d’absence?
Marie-Annick Béliveau: Frédéric a composé un duo pour voix et violoncelle que nous faisons trois fois, dans trois combinaisons différentes. Cédric a créé une dramaturgie à partir de nos trois corps, des éclairages qui les révèlent ou les dissimulent, et des regards que nous posons aussi les unes sur les autres. Selon qui on voit ou entend, mais aussi qui on ne voit pas qui regarde les autres et qui est regardé, il se crée des relations, des complicités, des rivalités, des jeux de domination et de soumission.
J’ai toujours trouvé fascinant comment, pour une chanteuse, son corps sur la scène, soit-il immobile devant le piano ou en train de jouer une scène des Noces de Figaro, le corps de la chanteuse, du chanteur est très présent, le spectateur regarde l’artiste autant qu’il l’écoute, son visage, son regard, comment elle se déplace. Il l’écoute même quand elle ne chante pas. Au départ j’aimais beaucoup cette idée qu’on me voit et qu’on entende ma voix mais que je ne chante pas, et qu’on m’entende mais qu’on voit Jennyfer, et qu’on puisse se demander si c’est elle ou moi qui chante, ou qu’on attende qu’elle chante à son tour.
Je vais vous faire sourire, mais j’adore le moment dans le Sempre Libera de la Traviata de Verdi, quand Violetta chante seule chez elle, et que tout-à-coup on entend Alfredo chanter dehors… absent mais tellement présent! Cette idée de Verdi est d’une efficacité redoutable. On attend qu’il revienne, et non! Rideau!
PAN M 360 : De quelle manière le public est-il impliqué dans ce processus?
Marie-Annick Béliveau: Le public fait partie de l’équation quand on fait du travail de création, du travail exploratoire. Je suis peut-être plus sensible à cela du fait que je suis une interprète. Souvent on travaille en studio, on essaie des trucs, on teste, on fait des choix, mais je sais que toutes les idées, si bonnes soient-elles dans le studio, demeurent des hypothèses tant qu’elles ne sont pas présentées devant un public. Et c’est d’ailleurs souvent seulement après avoir chanté devant un public qu’on peut dire ce qui fonctionne, ce qui ne fonctionne pas, ce qui fonctionnera et ce qui devra être abandonné.
Je suis d’ailleurs certaine que c’est jeudi que je pourrai vraiment vous dire quel était l’intérêt de ce laboratoire lyrik, nous allons le saisir quand le public sera dans la salle.
Et je suis heureuse de pouvoir convier les spectateurs à venir partager ces moments d’exploration avec nous, d’avoir un public audacieux, qui vient voir et entendre l’art lyrique de création dans une phase de développement.
PAN M 360 : De quelle façon s’est développé ce projet avec le scénographe Cédric Delorme-Bouchard, la comédienne Jennyfer Desbiens, la violoncelliste Audréanne Filion, le compositeur Frédéric LeBel et vous-même ?
Marie-Annick Béliveau: Nous avons d’abord eu une rencontre, une conversation, pour faire connaissance, pour parler de ces idées d’absence, de présence, de ce qui construit la dramaturgie. Aussi de l’idée de faire un spectacle lyrique sans texte, sans trame narrative au départ. Ensuite nous avons lu les premières versions de la partition de Frédéric, Cédric et Jennyfer ont imaginé comment on pouvait la transposer en mouvement, en déplacement.
Ce qui est fascinant, c’est que dans le studio sous les néons sans électronique ni micro, on saisissait très bien que Frédéric « entendait » tout le traitement sonore dans sa tête, et Cédric « voyait » la scénographie et les éclairages aussi dans sa tête. Ils nous les décrivaient, mais ça demeurait très abstrait.
PAN M 360: Voix, violoncelle, électronique. Comment cette œuvre a-t-elle été construite?
Marie-Annick Béliveau: Je ne peux pas me prononcer sur la démarche compositionnelle de Frédéric, mais ce qui est certain, c’est qu’il y a au départ un dialogue entre la voix et le violoncelle. Mais le moment où Audréanne et moi relevons un vrai défi, c’est quand, pour répéter une deuxième fois la pièce, nous échangeons nos parties. Audréanne joue la partie vocale, je chante la partie de violoncelle, c’est assez périlleux. Nous devons « interpréter » la partition pour jouer ce qui est écrit mais surtout trouver comment nous imiter, et à tout le moins faire entendre l’échange. La partie électronique est un amalgame d’enregistrement et de traitement direct, et le tout est spatialisé.
PAN M 360 : Que justifie le choix d’un triptyque?
Marie-Annick Béliveau: Plusieurs éléments nous ont incité à faire trois versions de la même pièce, d’abord cette question d’échange des parties, puis assez simplement parce que nous sommes trois interprètes, donc chacune reçoit sa part d’attention.
PAN M 360 : Où situez-vous cette production dans votre saison de Chants libres?
Marie-Annick Béliveau: Par un concours de circonstances, nous avons 3 créations en moins de 11 mois c’est vraiment une année très intense pour nous. Ces projets de création sont ou ont été en chantier depuis 12, 24 mois et plus. Mais ce projet de laboratoire lyrik, ce projet de rencontre entre Frédéric et Cédric me tenait à cœur et la proposition du Vivier d’être à la chapelle dans la programmation de la Semaine du Neuf était une belle occasion.
PAN M 360: Ce concert s’inscrit dans un vent de renouveau de la compagnie Chants libres. Quelques mots sur votre mandat encore récent de votre direction artistique?
Marie-Annick Béliveau : Un vent de renouveau, certes, mais il est très important pour moi et pour Pauline Vaillancourt (que je remplace) de demeurer fidèles et loyales au mandat de la compagnie. Quand Pauline a fondé Chants Libres en 1990, il était presque impossible pour un compositeur de trouver le moyen de créer un opéra au Québec. La situation a changé, ici et ailleurs, les grandes maisons d’opéra se font un devoir de commander du nouveau répertoire, de présenter du répertoire contemporain, et j’en suis vraiment très heureuse.
Le mandat de Chants Libres est bien sûr de produire de nouvelles œuvres, mais surtout il est primordial pour moi d’axer nos activités sur la recherche-création.
La danse et le théâtre ont connu, au cours des dernières décennies, d’importantes avancées dans leur façon de se définir. Les arts de la scène voient les propositions inter-artistiques se multiplier, les frontières entre les disciplines deviennent poreuses. Cette scène multi génère un public nouveau, qui n’est pas un public de théâtre ou de danse, mais avant tout un public de création, qui carbure aux propositions singulières, dynamiques, inédites. Je pense que le théâtre lyrique de création a sa place dans cette mouvance. C’est dans cette direction que je veux faire évoluer Chants Libres.
PAN M 360: : Quelle est la réaction du public depuis votre arrivée en poste? De quelle manière la relation avec le public évolue-t-elle sous votre direction encore récente?
Marie-Annick Béliveau: La saison 24-25 est la première que je peux dire mienne, dans laquelle Chants Libres présente des projets que j’ai pilotés. Il est un peu tôt pour mesurer comment le public apprécie la direction que je donne à la compagnie. Toutefois, je pense que tant les spectateurs que le milieu en général ont remarqué que tous les projets présentés cette saison ou annoncés pour la prochaine sont des co-productions. L’opéra et le théâtre lyrique sont des formes multi ou interdisciplinaires, qui se prêtent facilement au jeu de la création collective, et c’est naturel pour moi, et même nécessaire, de développer des projets en collaboration avec des artistes du théâtre, de la danse, de la musique populaire, de la musique du monde, des arts numériques. Nous mettons nos compétences, nos ressources, nos publics et nos références en commun. Ça me rend très heureuse, et ça rend lumineux l’avenir de Chants Libres.