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Lancée sous étiquette Atma Classique, l’intégrale québécoise des Mélodies de Jules Massenet (1842-1912) pour voix et piano s’avère sans conteste une contribution inédite à l’univers discographique. Ces 333 mélodies sont ainsi réunies pour la toute première fois dans un même coffret de treize albums.
Permettons-nous d’insister, il s’agit ici d’un précédent dans l’histoire de l’enregistrement, qui fera écho partout sur la planète classique.
La pandémie a été le moment propice pour réaliser la partie congrue de cette vaste opération amorcée au printemps 2017, sous l’impulsion de Jacques Hétu, spécialiste de la mélodie française, et du baryton Marc Boucher, directeur artistique et fondateur du festival Classica.
Les 333 mélodies de Massenet pour voix et piano ont été réunies au terme de nombreuses et rigoureuses recherches. Leur production a été financée par les mécènes Jacques Marchand, Marie-Christine Tremblay et Marie-Paule Laurans. Les cachets d’artistes ont été payés par Guillaume Lombart et l’étiquette Atma Classique, dont il a fait l’acquisition en 2020. En tout, on a ici affaire à un montage financier de 350 000 $, rien de moins!
Par ordre alphabétique, y chantent ou y jouent Anna-Sophie Neher , Antoine Bareil, Antoine Bélanger, Antonio Figueroa, David Jacques, Emmanuel Hasler, Éric Laporte, Florence Bourget, Frédéric Antoun, Hugo Laporte, Jean Marchand, Jean-François Lapointe, Joé Lampron-Dandonneau, Julie Boulianne, Karina Gauvin, Magali Simard-Galdès, Marc Boucher, Marie-Ève Pelletier, Marie-Nicole Lemieux, Michèle Losier, Olivier Godin, Sophie Naubert, Stéphane Tétreault et Valérie Milot.
Ce projet titanesque est ici raconté, non sans fierté, par Marc Boucher, qui en a assuré la direction artistique.
PAN M 360 : Comment situer ce projet dans l’histoire de l’enregistrement?
MARC BOUCHER : C’est à mon sens le plus important projet en mélodie française dans le monde entier. On ne parle pas ici de lieder allemands, car Schubert en avait écrit environ 600. En mélodie française, Massenet est celui qui en a écrit le plus.
PAN M 360 : Pourquoi personne ne s’était encore attaqué au corpus des mélodies de Massenet pour piano et voix?
MARC BOUCHER : Pour la somme de travail que ça représente en termes d’années. Nos recherches ne sont même pas terminées! Ce qui en fait le plus grand projet lyrique d’enregistrement au Canada : les treize albums totalisent quinze heures de musique, ce qui équivaut à une tétralogie de Wagner. Jusqu’à nouvel ordre, je ne connais pas de tétralogie canadienne!
PAN M 360 : Dans quelles circonstances ce projet a-t-il été initié?
MARC BOUCHER : Au printemps 2017, je rencontre le critique Jacques Hétu (ne pas confondre avec feu le compositeur), spécialiste du répertoire lyrique français et notre plus grand connaisseur du répertoire de Massenet, avec qui j’échange deux ou trois fois par an, afin de passer à travers les dernières productions du répertoire lyrique. À ce moment-là, on vient de sortir l’intégrale de Fauré, on pense au prochain projet. Jacques me dit alors « Pourquoi ne pas faire Massenet ? ». Cela représente alors 280 mélodies connues. Moi, Massenet, ça ne me dit rien, mais j’accepte de regarder de plus près.
PAN M 360 : Comment avez-vous orchestré la recherche?
MARC BOUCHER : J’avais des recueils de mélodies chez moi, nous sommes allés voir dans International Music Score Library Project (IMSLP) et dans la Bibliothèque nationale de France (BnF) . Or, durant la même période est sorti le Catalogue général des œuvres/Massenet, par Mary Dibbern et Hervé Oléon. On regarde ça et on constate l’existence de 280 mélodies. On se dit que ça a l’air intéressant. On fouille et on part là-dedans.
PAN M 360 : Partir là-dedans signifie également partir à la recherche de financement!
MARC BOUCHER : Effectivement, on se demande alors comment financer un tel projet. Je me retrouve ensuite aux Îles de la Madeleine et un mécène important de la musique classique, Jacques Marchand, qui siège aussi au conseil d’administration du festival Classica. Il vient alors manger à la maison avec son épouse, Marie-Christine Tremblay, et puis je lui parle de ce projet qui exige pas mal d’argent et, notamment, l’achat d’un piano Érard de l’époque de Massenet, soit la période romantique française. Un piano avec les cordes droites parallèles et non croisées, accordé au diapason de l’époque, soit 435 Hz, la norme française du milieu du 19e siècle jusqu’aux années 20. C’est un prérequis de ce projet, et ce piano pourrait aussi servir régulièrement au festival Classica. Bref, grâce à nos mécènes, nous pourrons acquérir un piano Érard, modèle 1854, acheté et restauré chez Nebout & Hamm à Paris.
PAN M 360 : Pour que l’intégrale ici mise en lumière regroupe 333 mélodies, les recherches ont dû être poursuivies!
MARC BOUCHER : Des milliers d’heures de recherches seront nécessaires à la bonne marche de ce projet. Non seulement à la BnF et l’IMSLP; nous sommes allés jusque dans les bibliothèques américaines, dans les fonds privés, chez Sotheby’s ou même chez le chef d’orchestre Richard Bonynge, bref partout où on s’intéresse à Massenet. Ainsi, on réalise que 31 mélodies n’avaient jamais été enregistrées, parmi lesquelles treize dont on ne connaissait pas l’existence! Nous passerons trois ans à faire ces recherches, vraiment un parcours archéologique. Nous serons éberlués de voir le nombre de partitions de Massenet en circulation dans les répertoires publics et les collections privées. D’ailleurs, au-delà des 333 partitions, nous en avons identifié d’autres dans des collections privées ou des successions qui demeurent inaccessibles pour l’instant.
PAN M 360 : Il fallait ensuite concrétiser ces recherches, puis en planifier l’interprétation, l’enregistrement et la production.
MARC BOUCHER : La maison de disques Atma classique, alors la propriété de Johanne Goyette, est approchée. Après trois ans de recherches, on arrive au moment où il faut commencer à sélectionner les chanteurs.euses et les pianistes. Je travaille avec le pianiste Olivier Godin depuis 2005, nous sommes vraiment des partenaires, nous avons fait ensemble les intégrales de Poulenc et de Fauré, les mélodies de Théodore Dubois, etc. Dans ma tête, je me dis que je dois le convaincre d’être le seul pianiste qui jouera les 333 mélodies. Au début, je lui dis qu’ils seraient plusieurs, puis je finis par lui dire qu’il serait seul et, conséquemment, le seul grand spécialiste dans le monde à connaître tout le corpus de Massenet. Finalement ça se passe, nous devons alors recruter les chanteuses et chanteurs, pendant que je dois étudier toutes les partitions et évaluer si les textes sont pour les hommes ou les femmes, ainsi que leur tessiture. Il me faudra faire la direction artistique auprès des interprètes : diction, prononciation, accent d’époque, etc.
PAN M 360 : La mise en chantier de ces enregistrements coïncide avec les années de pandémie. Avantage paradoxal?
MARC BOUCHER : La plupart des stars du projet me font confiance, après quoi c’est le casse-tête de les avoir en studio. Un agenda de 80 jours d’enregistrement est envisagé. Et là, coup de bol, tous les chanteurs et chanteuses auxquels on pensait n’ont plus de travail, à cause de la pandémie, voilà pourquoi les treize albums ont été enregistrés en moins de 18 mois. N’eût été la pandémie, ç’aurait été impossible de le faire dans des délais raisonnables.
PAN M 360 : Atma Classique a aussi joué un rôle important dans cet immense chantier. De quelle façon?
MARC BOUCHER : Guillaume Lombart, qui a racheté Atma Classique en cours de route, arrive en scène et ajoute du financement au projet, en payant les cachets d’artistes. Avec ce que Classica, les mécènes et Atma ont mis, ça totalise 350 000 $. On devient alors une bouée de sauvetage pour la quinzaine d’artistes qui ne peuvent plus travailler pendant la pandémie. Et, pendant que les enregistrements ont lieu, on découvre encore de nouvelles partitions! On dépense même quelques milliers de dollars pour en acquérir. L’altiste François Vallières, qui est aussi un arrangeur et un copiste extraordinaire, nous rend la tâche plus facile en ce sens.
PAN M 360 : Invariablement, les coffrets de disques incluent d’ambitieux livrets, ce qui est le cas de celui-ci.
MARC BOUCHER : Le livret fait plus de 360 pages, un travail piloté par Jacques Hétu autour d’une dizaine d’auteurs dont Jean-Christophe Branger qui est LE spécialiste de Massenet dans le monde, l’animatrice (retraitée) de la SRC Sylvia L’Écuyer, etc. Chaque mélodie est ainsi commentée par ces auteurs.trices, leur travail s’est poursuivi jusqu’au printemps dernier.
PAN M 360 : Puisque les mélodies de Massenet ne vous « disaient rien » d’entrée de jeu, force est de constater que votre perception de ce corpus a radicalement changé! Comment cela s’est-il produit?
MARC BOUCHER : Au début du projet, j’avais les mêmes préjugés que tout le monde à l’endroit de Massenet. Ce que j’avais dit d’abord à Jacques Hétu : c’est sucré cette affaire-là, ça vieillit mal, c’est cucul… Cinq ans plus tard, je crois au contraire que Jules Massenet est le plus grand compositeur de mélodie française de cette école qui commence plus ou moins par Berlioz. Massenet est le plus grand à mon sens, parce qu’il avait cette capacité de traduire en musique les textes qu’il avait sous la main, avec une facilité et une créativité étonnantes. Malheureusement, Massenet n’a pas eu accès à la plus grande cohorte de poètes français fin 19e et début 20e, impressionnistes, symbolistes, parnassiens ou surréalistes, contrairement à Fauré qui était entouré des plus célèbres. Massenet était plus en marge et travaillait avec des poètes plus ou moins mineurs. Il a tout de même fait des chefs-d’œuvre musicaux avec ces textes. Sur les 333 mélodies de Massenet, j’en ai trouvé entre cinq et dix moyennes ou faibles. C’est d’une telle puissance musicale! Et ça en fait oublier la relative faiblesse de certains textes. D’autant plus que Massenet connaissait vraiment la prosodie française. C’est d’une facture rigoureuse, parfaite. Un résultat franchement fabuleux !