Cléa Vincent : joyeux tropiques

Entrevue réalisée par Luc Marchessault
Genres et styles : afro-antillais / Brésil / jazz

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Contrairement à feu l’ethnoanthropologue Claude Lévi-Strauss, Cléa Vincent n’a pas les tropiques tristes. Et ce, malgré les cuivres qui se languissent sur les premières mesures de Panama Paname. Car là où bat le rythme règne la vie. Et, par conséquent, l’espoir. Cléa magnifie, à sa manière, l’héritage brésilianophile de son compatriote Pierre Barouh. Au cep bossa-nova que chérissait Barouh et dont elle s’est aussi enamourée à l’adolescence, Cléa greffe des cépages argentins, antillais (notamment cubains), africains et centraméricains. En résulte une pop hexagonale à la fois hybridée, roborative et réjouissante. Parce que dans le genre, on aime beaucoup le père Lavilliers, mais il a souvent le loubard lourd, comme on le sait. Le troisième et dernier tome de la trilogie Tropi-Cléa sort ces jours-ci. Pan M 360 en discute avec la principale intéressée.


Pan M 360 : Bravo pour ce volet final de la trilogie Tropi-Cléa! Tout se tient : références brésiliennes (MPB, samba et bossa-nova), antillaises (kadans, calypso), latinos (salsa-disco, cumbia), chanson hexagonale, pop électro de pointe. Et tout ça se malaxe parfois dans la même chanson, comme pour Recuerdo!

Cléa Vincent : Cumbia, complètement. Et kadans, oui, je crois savoir de quoi vous parlez; comme le pattern un peu reggaeton dans Quelque chose qui me chiffonne? En fait, ces styles ne sont pas si distincts que ça. Prenons un artiste comme Burna Boy (NDLR : du Nigéria), qui a recours au reggaeton. C’est un pattern qu’on trouve dans plein de musiques du monde entier. Il y a le zouk, aussi. J’ai un souvenir bien précis qui n’a rien à voir avec l’Amérique latine : j’étais allée au Sénégal, les gens là-bas aiment bien danser sur ces rythmes, et moi aussi, et j’aime beaucoup en écouter. En France, on baigne dans tout ça. Dans l’arrondissement où j’habite, j’entends tous ces sons! Puis, avec notre culture et notre musique françaises on projette inconsciemment ce que peut être une musique dansante un peu latino, on y met ce qu’on peut et ce qu’on veut. Il y a aussi des sonorités argentines dans mes chansons. Ce n’est pas si simple à définir, donc, parce qu’il s’opère une sorte de fusion mondiale avec tous ces petits patterns qui viennent de partout. Faudrait que j’interroge mon percussionniste qui lui, durant sa formation, se faisait dire « Ça c’est un rythme cubain, ça c’est un rythme de ci ou de là ». Il y a justement la clave cubaine dans notre son. Toutes des musiques destinées à faire danser!

Pan M 360 : Le percussionniste, c’est Raphaël Léger?

Cléa Vincent : Raphaël Léger c’est le batteur; il a un profil plus pop, il joue avec Tahiti 80 et a déjà fait partie d’ensembles death-métal! Le percussionniste est Arnaud Laprêt, il a dans son bagage beaucoup de rythmes latins. C’est lui qui a donné à l’album sa sonorité argentine, qui me fait penser aux gauchos, au tango. En studio, il se passe des choses qui n’étaient pas forcément prévues!

Pan M 360 : Lors de votre tournée en Amérique centrale en 2017, vos musiciens étaient Bapstiste Dosdat à la guitare et à la basse, Raphaël Thyss aux claviers, puis le susmentionné Raphaël Léger. Ils ont tous trois contribué à la création des pièces de Tropi-Cléa 3?

Cléa Vincent : J’ai été formée au jazz et à la musique brésilienne, à la bossa-nova. Je maîtrise aussi la musique cubaine. Les musiciens eux, je crois qu’ils ont plus de cordes à leurs arcs. C’est leur contribution qui a produit la diversité qu’on entend dans Tropi-Cléa 3. Je leur avais demandé de me rapporter un souvenir de cette tournée. Ils ont chacun mis une pierre à l’édifice : Raphaël Léger avait la base de Recuerdo, Raphaël Thyss avait un petit motif pour le couplet de Xela, puis Baptiste Dosdat toute l’instru et un bout de refrain de Panama Paname. Ensuite, j’ai assemblé tout ça. Mais les idées de départ de ces trois pièces viennent des musiciens. Et le plus important dans une chanson, c’est l’idée de départ! Quelque chose qui me chiffonne a été écrite avec Kim Giani, qui ne joue pas sur l’album mais avec qui je collabore, puis Big bad wolf est une reprise en anglais d’une des premières chansons que j’ai écrites.

Pan M 360 : À ce sujet, c’est le musicien, dramaturge et scénariste britannico-caribéen Robin French, du groupe Sugarcane, qui chante en duo avec vous sur Big Bad Wolf. Vous avez manifestement des atomes crochus, Sugarcane actualise la bossa-nova et le calypso. Comment l’avez-vous connu?

Cléa Vincent : C’est Victor Peynichou de l’étiquette Midnight Special (qui publie mes albums) qui m’a envoyé l’adaptation qu’a faite Robin de Méchant loup, avec son groupe. J’ai tout de suite adoré et j’ai eu envie d’un duo. Robin avait réécrit toutes les paroles de cette chanson en anglais; sa version est plus sanguinolente que la mienne, plus dramatique, ça lui ressemble vachement!

Pan M 360 : Vous chantez bien en anglais.

Cléa Vincent : Oh merci, c’est gentil, mais je suis nulle en anglais, c’est l’histoire de ma vie. Ce qui est ironique, c’est que la pièce la plus écoutée de mon répertoire (NDLR : presque six millions d’écoutes sur Spotify) est une reprise, dans un anglais nul, d’All That She Wants d’Ace of Base!

C’est toujours intéressant quand les artistes sont un peu « mauvais élèves ». Ça détend. C’est un peu notre rôle d’alléger l’ambiance. Je pense à Orelsan qu’on voit, dans un documentaire sur lui, tomber complètement à côté sur un sujet politique, durant une entrevue. Toujours être dans le contrôle, c’est chiant, toujours faire croire qu’on lit plein de livres et qu’on est des gens fascinants, brillants et mystérieux. Moi ça ne m’amuse pas tellement.

Pan M 360 : Vous mentionnez, au nombre de vos influences, le guitariste brésilien Baden Powell. Un manitou qui œuvrait au confluent de la samba, du jazz et de la musique populaire brésilienne. Son fils Philippe, qui vit en France je crois, vous a enseigné le piano?

Cléa Vincent : Je l’avais rencontré à l’école Arpej, une école associative de jazz dans le 10e arrondissement à Paris. Il enseignait là. J’avais environ quinze ans, à l’époque, et je ne savais pas qui était son père! C’est grâce à Philippe Baden Powell, donc, que j’ai découvert la musique brésilienne. Et qu’est-ce que j’en ai écouté, par la suite! Philippe m’a appris plein de choses, dont de nouvelles couleurs à mon jeu de piano. Je l’ai vu ensuite en concert, il y a ses disques qui sont très beaux. On peut le voir sur YouTube dans des vidéos avec de grands ensembles de musique brésilienne. Ce que j’aime bien c’est que dans une de ces vidéos où il joue ultra-bien avec une section rythmique incroyable, il est en maillot de foot! C’est ça pour moi le Brésil, l’association entre des cadors, de grands techniciens rythmiques et harmoniques, et la décontraction.

Pan M 360 : Vos soirées SOOO POP se poursuivent! Toujours diffusées en direct sur Facebook. Y a-t-il eu des interruptions COVID?

Cléa Vincent : On avait arrêté comme tout le monde durant le plus dur de la pandémie, pendant peut-être une année. Mais depuis septembre, on a eu la chance que ça se fasse dans des salles assises. Ce projet me permet de rester connectée à la scène française. Nous sommes quatre à programmer ces soirées. Chacune d’elles compte trois prestations d’artistes différents. Je les présente, fais de courtes entrevues, puis ils jouent pendant 20 minutes. Je soigne précieusement ces présentations, je me renseigne en profondeur sur la discographie de chacun. Le public de SOOO POP peut donc découvrir de nouveaux artistes.

Pan M 360 : Avez-vous d’autres projets comme Garçons, ce tour de chant « masculin » avec Zaza Fournier et Carmen Maria Vega?

Pan M 360 : J’ai toujours plein de projets parallèles, parce que je suis intenable. Je suis boulimique, j’arrive jamais à m’arrêter! Pendant les deux ans de pandémie, j’ai fait énormément d’ateliers d’écriture avec des jeunes, plutôt dans des quartiers difficiles, la banlieue comme Argenteuil ou Monfermeil. Ce n’était pas tant dans la perspective de transmettre un savoir que de montrer à ces jeunes qu’écrire des chansons, c’est à la portée de tout le monde. J’y étais pour démystifier le métier, quoi. Je me suis également beaucoup perfectionnée en piano, au moyen de stages de jazz. Ça m’a permis d’avoir le niveau suffisant pour monter un groupe de jazz. La formation s’appelle À la mode, les musiciens changent un peu tout le temps, on joue dans différents contextes : événementiel, mariages, cabaret. On se produit d’ailleurs au Vilain petit cabaret. Ça me passionne, car je n’y suis que pianiste, donc très libre – j’adopte le nom de scène Vincenzo! – et il y a beaucoup d’improvisation, c’est axé sur le swing. Avec mon ami Kim Giani on se produit souvent sous le nom de Kim et Cléa. Je fais aussi des pianos en studio, pour d’autres artistes. C’était particulier au cours des deux dernières années, il fallait prendre des chemins de traverse, trouver des projets nourrissants sans l’aspect représentation.

Pan M 360 : Vous verra-t-on à Montréal aux Francos, en juin? Je n’ai pas vu votre nom dans la programmation en salles.

Cléa Vincent : En fait, il fortement question que j’y sois programmée, parce que j’avais remporté le prix Félix-Leclerc aux Francos de La Rochelle en 2019, donc j’étais invitée aux Francos 2020 à Montréal, qui ont été annulées.

Pan M 360 : Tant mieux, on ira vous entendre et vous voir! Qu’y a-t-il au programme pour le lancement de Tropi-Cléa 3, le vendredi 18 mars?

Cléa Vincent : Il y aura d’abord un lancement au New Morning, un club de jazz que j’affectionne particulièrement à Paris. Des groupes mythiques de musique du monde se sont produits là, Prince y avait fait un concert-surprise. Il y aura aussi un concert-promo d’une vingtaine de minutes, pour la presse, au POPUP du Label, toujours à Paris.

Pan M 360 : Merci énormément, Cléa Vincent, pour cet entretien!

Photo : Pascale Arnaud

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