Hier après-midi, c’était jour de rentrée pour la Chapelle historique du Bon Pasteur. Oh, bien sûr, pas à la Chapelle historique. Les réparations qui doivent remettre l’édifice en état suite à l’incendie du 25 mai dernier ne sont même pas encore commencées. C’est plutôt dans la salle Paul-Desmarais du Centre canadien d’architecture que prendra refuge la programmation ainsi que l’administration de la Chapelle pour la saison 2023-2024 (au moins). Et c’est hier, donc, que fut inaugurée cette saison « en exil » avec un récital exceptionnel d’une artiste elle aussi exilée, la pianiste d’origine ukrainienne Olga Kudriakova.
Kudriakova est arrivée à Montréal en août 2022 avec mari (Russe) et bagages pour fuir la guerre et la répression que l’on connaît. La jeune dame était déjà en pleine ascension de carrière quand a commencé l’invasion russe : enseignante et concertiste, elle avait déjà plusieurs prix de concours dans sa besace et une renommée qui commençait à s’étendre. Elle a dû laisser tout cela en plan en précipitant sa fuite, mais pas pour longtemps. Aussitôt arrivée à Montréal, on l’a remarquée et elle a rapidement et résolument commencé à prendre sa place dans l’écosystème artistique de la métropole culturelle. Si bien qu’une année à peine après avoir déposé ses valises dans sa nouvelle maison, la dame est admirée par un nombre toujours grandissant de mélomanes et a été invitée à donner le récital inaugural de la Chapelle, noble institution culturelle s’il en est une ici. Elle fait même la couverture du programme de la saison d’automne.
Qui plus est, elle est hyper dynamique : elle a mis sur pieds une fondation qui soutient l’enseignement musical des jeunes ukrainiens qui ont dû interrompre leurs études en raison de la guerre, et elle vient tout juste de participer à la création d’un nouvel espace de récitals appelé Dissonances Studio qui offrira sur abonnements des expériences de concerts classique renouvelées. Dans le style des salons amicaux du 19e siècle et dans un espace non conventionnel, les curieux et les mélomanes pourront s’y présenter avec leur propre nourriture et leur propres boissons, et assister à des concerts dans une ambiance décontractée et ouverte. La petitesse de l’endroit rendra les contacts entre artistes et public très intimistes. L’initiateur du projet, Mathieu Baribeau, en rêvait depuis plus de 20 ans. Il a donc investit de sa poche les fonds pour mettre l’endroit en ordre et acheter un beau piano Bechstein D282. Bref, Olga Kudriakova sait s’entourer et se faire remarquer!
Deux exilées, donc, la Chapelle et Olga Kudriakova, dont le destin a fait des partenaires de résilience dans un concert qui fut tout à fait mémorable. On est d’abord heureux, habitués de la Chapelle, d’entrer dans la salle Paul-Desmarais du Centre canadien d’architecture, une salle de belle configuration classique rectangulaire, à la scène bellement boisée et de couleur ambrée chaleureuse. Le piano Fazioli, rescapé de l’incendie, trône fièrement et, dès les premières notes, sonne magnifiquement (restauré minutieusement par l’indispensable Oliver Esmonde-White).
Et les notes parlons-en! Un programme tout romantique, réservoir de textures délicates et de sonorités puissantes, était à l’honneur. Les quatre Impromptus D.899 de Schubert lançaient le bal. Une vision limpide, dépouillée de trop de rondeurs, presque baroque surprend mon compagnon de concert, un connaisseur de l’œuvre. Moi je suis déjà sous le charme, car je sais que cette clarté du discours est une particularité de la jeune pianiste, mais que jamais elle n’oublie la charge émotionnelle de la musique. Et le miracle se produit : une architecture musicale dessinée à la pointe fine s’imprègne, subtilement, d’un couvert délicat d’émotions, du simple fait que l’on comprend parfaitement où chaque phrase se dirige et ce qu’elle veut exprimer. Il y a très peu de failles techniques (rarissimes) dans le doigté de la néo-montréalaise, si bien que c’est un délice à écouter toutes ces superbes notes perlées qui percolent à travers l’espace sonore de la salle. D’autant plus que l’acoustique est très bonne. On applaudit chaleureusement. Mon ami aussi, conquis.
Suit le Prélude de Tristan et Isolde de Wagner, dans une transcription d’Ernest Schelling, un entremets qui sert de tampon textural entre les papillonnements schubertiens précédents et la monumentale et tempétueuse Sonate en si mineur, S.178 de Franz Liszt. Encore une fois, la clarté technique de Kudriakova ainsi que sa maîtrise remarquable du discours des œuvres qu’elle joue transforment une exécution musicale en moment de communion ou même le plus profane des spectateurs réussirait à suivre les circonvolutions lisztiennes sans se perdre! Le squelette ainsi parfaitement équilibré, la pianiste y insère une substantifique moëlle spirituelle, du muscle sonore et une chair émotionnelle palpable qui émerveillent les sens du public nombreux (la salle était comble, même à peu près deux fois plus grande que la Chapelle).
La salle en question sera vite adoptée par le public, je le prédis. On se dit même qu’une fois que la Chapelle pourra retourner dans ses quartiers habituels, on se plaît à rêver de saisons régulières de musique de chambre en bonne et due forme et comme legs de cette nouvelle collaboration! Jusqu’à maintenant, il y avait principalement des conférences qui s’y donnaient. Je pense que cette utilisation devra être étoffée musicalement pour un avenir durable.
Si j’étais morbidement cynique, je dirais que la présence d’Olga Kudriakova à Montréal est peut-être le plus beau cadeau que Vladimir Poutine et sa guerre stupide aient pu nous faire. Sinon, quelle raison aurait pu avoir une si grande et belle artiste à venir s’installer chez nous? Mais maintenant que c’est fait, soutenons sans relâche son immense talent et aidons-le à se déployer au maximum de son potentiel. Olga Kudriakova est l’une des pianistes les plus intéressantes de la nouvelle génération sur la planète en ce moment. J’ose le déclarer. C’est comme ça.