Hier soir, à la Maison symphonique de Montréal, a eu lieu une rencontre tout à fait réjouissante (pour certains) et déconcertante (pour d’autres) : un concert-concept intitulé Fragments et mené intensément pendant deux heures, en solo, par la violoncelliste Alisa Weilerstein (la conjointe de Rafael Payare). Comment, d’abord, résumer succinctement le dit concept? Il y a six Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach, vous le savez probablement déjà. À chacune de ses Suites, Weilerstein a ajouté plusieurs compositions (pour violoncelle solo également) commandées spécialement à un large aréopage de compositrices et compositeurs contemporains. Chacune des suites devient un cycle intitulé Fragments (de 1 à 6, donc). À l’intérieur de ces Fragments, tout est mélangé entre les mouvements des suites (même pas joués dans l’ordre habituel, le célèbre Prélude de la première suite arrivant à la fin du Fragment I!)) et les nouvelles compositions. Seule considération : des enchaînements opérés en fonction d’un arc dramatique et expressif scénographié et appuyé par une mise en scène assez sobre, mais subtilement expressive. Celle-ci est réalisée grâce à deux éléments fondamentaux : des blocs/panneaux illuminés de l’intérieur placés diversement (chaque Fragment a son ‘’placement’’ particulier), et un éclairage général dynamique et changeant au fil du déroulement du Fragment interprété. Ainsi, chaque Fragment, d’une durée d’une heure, devient un théâtre musical à la dramaturgie unique. Vous aurez compris que Weilerstein n’a pas joué les six Fragments de son projet total hier. Le concert se serait terminé au milieu de la nuit! Nous avons donc eu droit aux deux premiers de la série.
À noter que ce concert fait partie de la programmation du Festival Bach 2023. Toute la programmation est en ligne ici.
Mais bon, vous êtes ici pour savoir si c’était bon, non? Bien entendu, cela dépend des sensibilités de chacun, mais pour ma part, je suis très heureux du résultat, et j’ai très envie de connaître les quatre autres cycles de la série.
Je ne vous inonderai pas avec une description de chaque pièce enchaînée avec chaque autre, et tel mouvement de Bach, etc. Ce serait comme décrire une liste d’épicerie. Je tenterai plutôt de caractériser chacun des deux Fragments entendus, car là est l’intérêt de la chose : il s’agit d’une proposition artistique qui remet Bach en contexte à l’intérieur de cycles musicaux contemporains possédant une personnalité unique. Du moins, c’est ce que j’ai compris de l’exercice.
Fragments I est organique, fluide et ‘’pacifiste’’. La relation entre les pièces contemporaines et celles extraites de la Suite sol majeur, BWV 1007 (la no 1) est en général bienveillante, quoique certains éclats contrastant se manifestent ici et là. Joan Tower, Reinaldo Moya, Chen Yi, Gil Schwarzmann et Allison Loggins-Hull ont créé un dialogue fait de post-minimalisme, de modernisme lyrique et même de sonorités latines et chinoises (trés diluées. Pas de ‘’crossover’’ pop ici), avec le grand Jean-Sébastien. La scénographie et l’éclairage sont faits de caractérisations symboliques assez évidentes : les cubes/panneaux sont agencés de manière équilibrée, en demi-cercle parfait et ceinturant la soliste comme l’intérieur d’un temple. Une scène sur la scène. De plus, ils deviennent blancs pour chaque mouvement de Bach (symbole de pureté?). Pour les autres, nous avons des teintes de rouges, de bleus et d’orangés assez chaleureux. Les transitions entre les pièces se font de manière assez naturelle. Nous sommes ici dans un parcours émotionnel posé qui offre aux spectateurs une entrée en matière à la fois étonnante et amicale. La modernité des pièces nouvelles n’est pas astringente, quoique tout de même exigeante en terme d’écoute attentive.
Fragments II est différent. D’entrée de jeu, Weilerstein est elle-même dans un autre personnage : habillée plus ‘’modernement’’ et surtout coiffée façon ‘’glam-rock’’. La musique est lancée sur les chapeaux de roue : une attaque frontale rythmique et dynamique avec une pièce de la Québécoise Ana Sokolovic qui crache sa virulence au public. Le message est lancé : on est ailleurs. En fait, c’est l’ensemble du Fragment II qui est placé sous le signe d’une personnalité beaucoup plus agressive que le premier (mais pas que, car un superbe épisode final où Weilerstein chante une douce berceuse tout en s’accompagnant offre un moment de grande tendresse poétique). Fragment II est un cycle de contrastes frappants, dans lequel Bach et nos contemporains se heurtent et se jaugent. Mais, il y a bel et bien dialogue. Un dialogue argumentatif où l’on n’est pas toujours d’accord, mais qui reflètent tout de même une réalité bien actuelle : tout n’est pas rose et harmonie dans un monde de bonnes intentions. Du choc naîtront aussi de nouvelles idées et de nouvelles perspectives. La mise en scène, encore une fois, caractérise cette personnalité de façon claire : les cubes/panneaux sont, cette fois, éparpillés sur scène, certains couchés. On a l’impression que le temple évoqué dans le premier Fragment est maintenant en ruines. Bach continue d’être en blanc, mais l’éclairage de scène est beaucoup plus cru qu’en première partie. Des projecteurs bord en bord assaillent souvent la soliste. Les pièces de ce cycle ne s’enchaînent pas, elles se suivent et se cognent. Ce sont donc les univers d’Ana Sokolovic, Caroline Shaw, Gity Razaz, Daniel Kidane et Alan Fletcher qui ont ici le mauvais rôle : celui de faire paraître Bach comme salvateur dans un monde en perdition.
Cela dit, les œuvres nouvelles de ces compositeurs et compositrices ne sont pas, en toute honnêteté, si terribles. On a entendu bien pire. Certes, elles sont souvent rythmiquement motoriques, ou dynamiquement explosives, mais les discours offerts sont compréhensibles. Toutes les pièces ‘’racontent’’ quelque chose, dramatiquement parlant, bien que cela puisse être n’importe quoi, et très différent selon la personne qui écoute. Ce que je veux dire, c’est qu’il n’y a aucun exemple, nulle part, d’atonalisme dodécaphonique ou sériel cérébral. Rien qui puisse se réclamer, non plus, de l’avant-garde expérimentale. Rien non plus, à l’inverse, de franchement néo-classique/romantique, ou strictement minimaliste. C’est peut-être d’ailleurs là où Weilerstein aurait pu creuser davantage, afin de donner un portrait plus réaliste de la musique d’aujourd’hui. J’admets que le travail de cohésion aurait été décuplé. Mais personne ne dit que la véritable création est simple.
La Maison symphonique, pas pleine mais bien garnie, a réagi favorablement en majorité. Une partie du public n’est pas revenue après le premier Fragment, et quelques personnes sont parties pendant le deuxième. Il y avait quand même un nombre appréciable de jeunes, et je n’ai pas cru constater que ceux-ci étaient parmi les déserteurs! Je dis ça, et je ne dis rien…
Un collègue a émis l’opinion qu’il n’y avait peut-être pas d’intérêt à l’exercice s’il fallait ‘’détourner’’ Bach (à sa décharge, je pense qu’il faisait référence à l’approche très ample et romantique du jeu de Weilerstein dans les extraits des Suites, mais son opinion générale du concept n’était pas vraiment plus enthousiaste…). Je me demande comment on peut encore en être là dans ce genre de réflexion. Je ne retrouve plus la référence (qui a dit cela à l’époque?), mais les arrangements de Liszt de symphonies de Beethoven pour piano seul généraient le même genre de réactions de certains ‘’spécialistes’’ au 19e siècle. Et probablement toutes les ‘’revisites’’ de grands classiques à travers l’histoire de la création.
La démarche de la violoncelliste Alisa Weilerstein est résolument contemporaine. Pas dans le sens d’un avant-gardisme harmonique et désormais académique qui remonte en fait à carrément un siècle. Plutôt, et essentiellement, dans le sens d’une posture d’écoute et de conception de la musique réellement contemporaine, digne du 21e siècle et de l’ère des playlists Spotify ou celles de nos téléphones. Les traditionnels conservateurs continuent d’écouter la musique dans une perspective absolutiste où le premier mouvement vient avant le 2e, et où une Allemande de la Suite en ré mineur, BWV 1008 (la no 2) ne suit pas logiquement une pièce qui lui est stylistiquement extraterrestre et qui est intitulée With One Foot Heavy and the Other Light, Johanna and Anna Lilted Across Long Years (Microfictions vol.2, I). Pourtant, au 21e siècle, la nouvelle ‘’écoute’’ est ainsi déconstruite, chez les plus jeunes, surtout. Weilerstein (elle n’est pas la seule) nous propose un autre narratif du concert. Un scénario où ce dernier n’est plus le simple miroir d’un répertoire bien rodé et structuré, ou encore le perroquet d’une conception discursive basée sur une liste d’œuvres ‘’à jouer’’, dans le bon ordre et avec les bons compléments. Dans cette proposition, et à l’instar de la radio qui s’est dans le passé affranchie de la structure du concert, le concert façon Weilerstein s’affranchit aujourd’hui de la disposition traditionnelle dans laquelle il est enfermé depuis le 19e siècle. Les jours du programme live Ouverture-Concerto-Symphonie (pour la version d’orchestre) sont bien comptés. Le récital, moins contraint, se voit quand même remis en question par ces Fragments.
Est-ce une bonne chose? Une mauvaise chose? C’est une réalité. Il est futile de s’y opposer pour des raisons idéologiques ancrées dans une certaine conception rigide du bon goût, ou de la ‘’pertinence’’. On a eu des querelles entre les ‘’Modernes’’ et les ‘’Anciens’’, entre la gang à Brahms et celle à Wagner, entre les partisans de Boulez et ceux de Glass. Bêtises, toutes ces certitudes. Aucun de ces camps n’a fait disparaître l’autre, ou l’a rendu obsolète.
Il n’est pas non plus pertinent de savoir si ce que Alisa Weilerstein propose avec ces Fragments deviendra une forme ‘’à la mode’’ ou pas. Ou annonce une déconstruction totale des formes d’écoute du concert classique. Mais ce qui est certain, c’est que l’artiste explore un besoin très actuel, et très pertinent celui-là, de revoir la façon dont les concerts classiques sont donnés et écoutés. Ce questionnement est très contemporain et nécessaire, qu’on le veuille ou pas. Il est réjouissant, aussi, car il montre que la musique classique continue de susciter des questionnements, et qu’une jeune génération est prête à expérimenter avec elle, pas seulement en l’écrivant, mais aussi en la présentant à sa façon et selon ses propres codes. Ça, ça me dit qu’elle est bien vivante, et j’en suis très heureux.
Weilerstein (qui a joué spectaculairement avec une étonnante diversité de textures et de sonorités) n’a peut-être pas trouvé la formule magique (de toute façon, je suis sûr qu’il n’y en a pas!), mais elle a offert une idée, et nous a donné un ‘’spectacle’’ dont j’ai envie de connaître la ‘’suite’’ (lol).