Depuis le début de mon parcours professionnel, j’ai nourri cette valeur de l’éclectisme extrême. Pourquoi donc? Pour faire l’expérience totale de la musique une vie durant, pour que la flamme ne s’éteigne jamais jusqu’au dernier jour. Et pour éviter d’alimenter cette nostalgie des fans qui prennent de l’âge et qui affirment en toute ignorance que c’était bien meilleur dans les années 70 et autres inepties du genre – on vient à peine de l’observer avec le 50e anniversaire de l’album The Dark Side of the Moon, n’est-ce pas ?
Et c’est exactement pourquoi j’ai fondé PAN M 360, qui progresse lentement et sûrement depuis sa mise en ligne il y a trois ans.
Près d’un demi-siècle plus tard, j’ai encore cette intime conviction que cette valeur doit être encore nourrie au quotidien, que cette nourriture pérennise notre passion et notre ouverture d’esprit. Bien sûr, je n’en fais pas une valeur absolue : il faut respecter les mélomanes qui choisissent une ou quelques zones d’exploration musicale sans s’aventurer ailleurs. On n’a pas tous la même soif de musique, certes, mais je crois encore possible aujourd’hui de valoriser une authentique vue d’ensemble de la création sonore mondiale, de ses concepts les plus complexes à ses plus naïfs.
Prenons l’exemple de la soirée de jeudi.
La Maison symphonique était remplie à pleine capacité par des mélomanes qui ne savaient en rien, sauf exceptions, que le MTELUS faisait aussi salle comble avec Godspeed You ! Black Emperor. Et c’était à peu près pareil dans l’autre amphithéâtre face au répertoire investi par l’OSM. Mon jeune collègue Stephan Boissonneault, qui avait couvert le fameux groupe la veille, vivait à mes côtés sa première immersion avec l’OSM et je me réjouis qu’il ait sincèrement apprécié cette éclatante prestation.
Depuis son arrivée à MTL, on savait d’emblée que la direction de maestro Rafael Payare serait fort différente de celle de son prédécesseur (Kent Nagano). Or, on a observé jeudi soir, au lendemain d’un triomphe new-yorkais au Carnegie Hall (vastement médiatisée par la presse traditionnelle), que le chef vénézuélien avait atteint sa vitesse de croisière avec un OSM revigoré par cette nouvelle relation.
Toutefois, on aurait pu craindre que l’approche du maestro soit « over the top », pour reprendre cette expression anglaise qui n’a pas d’équivalent français. Mais non. Du moins, pas cette fois. Les couleurs éclatantes d’un orchestre ayant été (parfois) trop retenu par le passé exprimaient clairement cette nouvelle émancipation. Vibration plus intense, certes, mais pas au détriment de la subtilité et du raffinement.
Ainsi, la très exigeante et très athlétique Symphonie n 5 de Gustav Mahler témoignait d’un fort bel équilibre des forces , équilibre différent de ce qu’on avait entendu auparavant chez Nagano, pourtant un maître (différent) du répertoire mahlérien. Les cuivres et les bois s’avèrent plus musclés sous la gouverne du maestro vénézulien, les cordes aussi sont plus incisives dans l’ensemble, les percussions plus intenses que jamais. Cet équilibre entre puissance, éclat et subtilité est d’ores et déjà un trait fondamental dans la manière Payare.
Même l’œuvre contemporaine de Dorothy Chang, compositrice sino-américaine transplantée à Vancouver (et prof à UBC), faisait paraître plus de relief qu’on ne l’aurait imaginé, vu le caractère un tant soit peu générique de cette oeuvre de dix minutes jouée en début de programme.
On l’a aussi constaté dans l’exécution du Concerto no 2 pour piano et orchestre de Belà Bartok, composé en 1930 soit trois décennies après la cinquième Symphonie de Mahler. Chez Bartok, nous sommes déjà en pleine modernité, les arrangements témoignent de nouvelles constructions harmoniques qui font aujourd’hui partie de l’imaginaire mélomane. Évidemment, il fallait un soliste de la trempe de l’Israélo-Américain Yefim Bronfman, interprète de très haute tenue pour rendre compte du discours bartokien, tant dans les séquences percussives, parfois carrément violentes, au clavier ou dans les montées et descentes chromatiques exécutées à une vitesse folle, que dans dans les séquences lentes et introspectives exigeant un phrasé soyeux et circonspect.
Cette alternance des extrêmes est typique de la modernité en Europe de l’Est, un siècle plut tôt. Les parties orchestrales de ce concerto exigent une implication totale des cuivres et de la percussion, le dialogue de l’OSM avec le soliste se veut plus qu’intense. Dans ce contexte, Rafael Payare était l’homme de la situation pour lier le tout. On a vu jeudi sa facture s’imposer pour de bon, bien au-delà de la lune de miel vécue avec les mélomanes de Montréal depuis son arrivée en pleine pandémie.
Au terme de cette expérience réussie à souhait, mon collègue et moi-même nous sommes dirigés au MTELUS où se produisait plus tard Godspeed You! Black Emperor, soit pour un deuxième soir consécutif. Stephan Boissonneault avait été si frappé par ce qu’il avait entendu la veille (lisez son compte-rendu) qu’il voulut s’y présenter de nouveau. Alors? Pour ma part, c’était mon énième de GY!BE, que je suis depuis sa fondation au milieu des années 90.
Fleuron montréalais depuis plus d’un quart de siècle, la formation aurait pu devenir prisonnière de sa facture originelle, ce qui n’est heureusement pas le cas. Avant ce hiatus de 7 ans dans les années 2000 et même à la reprise desactivités au tournant de la décennie suivante, GY!BE construisait sa musique à la manière d’un arc, courbe sinusoïdale où l’intensité paroxystique se trouvait au milieu de l’œuvre. Depuis quelques années, on fait les choses différemment. On le constate, notamment avec G_d’s Pee at State’s End! , septième album de la formation paru il y a deux ans, et on l’a observé jeudi soir.
D’abord et avant tout, la force de GY!BE résulte d’un collectif, aucun instrumentiste n’y manifeste une grande virtuosité dans l’articulation ou de la rapidité d’exécution, quelques musiciens du groupe peuvent néanmoins compter sur une formation académique d’assez bon niveau. Mais tout se passe ailleurs que dans l’excellence technique au sens classique, soit essentiellement dans l’expertise texturale à travers la saturation et l’amplification extrême, et dans la quête d’un son global cohérent et inspiré. Cela étant, il y a encore plus maintenant : outre le son proverbial de Godspeed, on y observe maintenant des fragments de traditions celtiques, baroques ou même orientales, la trame dramatique se fonde désormais sur un enchaînement d’œuvres distinctes plutôt qu’un seul massif.
Voilà la preuve de l’intelligence compositionnelle d’Efrim Menuck et de ses acolytes, le tout assorti d’un solide point de vue dissident, posture critique et radicale face au pouvoir en place, le tout appuyé par une déferlante de projections cinématographiques de manifestations violemment réprimées par les forces de l’ordre.
On sort ragaillardi d’une telle performance et on se dit que l’OSM, Mahler, Bartok, Chang et Godspeed You! Black Emperor peuvent faire bon ménage. Il n’en tient qu’à nous pour en établir les liens. Et c’est exactement pourquoi PAN M 360 existe. Et vive l’éclectisme extrême.