À 45 ans, Sufjan Stevens lance The Ascension dans l’oeil de cette tempête covido-politico-culturelle faisant rage sur le continent nord-américain. Son huitième album studio était très attendu après ce long hiatus solo entrelardé de deux projets collaboratifs, inutile de le souligner. En 2015 , il portait un regard pour le moins touchant sur le mal de vivre de sa mère Carrie, morte prématurément d’un cancer. Les chansons de Carrie & Lowell exprimaient le cri primal d’un enfant blessé se remémorant les carences psychologiques de sa maman et ses conséquences sur sa famille fracturée et dysfonctionnelle. Le concert qui s’ensuivit fut tout simplement extraordinaire, équilibre parfait entre l’émotion directe et la profondeur compositionnelle de Sufjan Stevens. Vint ensuite Planetarium, très bel effort de substance compositionnelle partagé avec Nico Muhly, Bryce Dessner et James McAlister, puis le nouvel-âgeux Aporia conçu avec son beau-père Lowell Brams, opus nettement moins concluant.
Cette fois, les 15 chansons au programme s’inspirent du krautrock allemand des années 70, sous-genre ayant réuni avantageusement les avancées électroniques de l’époque, les acquis de la culture rock et les réformes du rock progressif. Aujourd’hui, le krautrock demeure une couleur primaire dans plusieurs styles électroniques, instrumentaux ou hybrides. The Ascension en est truffé d’évocations directes et indirectes : Kratftwerk (surtout), Ash Ra Tempel et autres Can surgissent çà et là dans ces 15 chansons bardées de synthétiseurs modulaires.
Sufjan Stevens a été un artiste dominant de la mouvance indie, surtout pour ses insertions d’arrangement post-minimalistes impliquant des musiques de chambre parfaitement imbriquées dans des constructions chansonnières de type folk pop, auxquelles il greffait aussi des sons électroniques. Or, les claviers et les logiciels de production musicale l’emportent désormais dans l’instrumentation et la réalisation de Sufjan, les instruments de la pop de chambre ont cédé le pas aux claviers analogiques.
Bien sûr, on reconnaît d’emblée les accroches mélodiques et les choix harmoniques de Sufjan, mais cette évocation directe à la pop-rock synthétique d’antan qu’empruntent désormais plusieurs artistes ayant brillé au cours des années 2000, cela peut aussi laisser dubitatif. Au fil des écoutes, cependant, de nouveaux outils et procédés de réalisation enrichissent l’expérience de l’auditeur mais peut-être pas assez pour nous mener ailleurs comme son créateur l’a fait maintes fois depuis deux décennies.
On pourrait alors se rabattre sur les textes sombres et clairvoyants du parolier. À travers son ressenti de la condition humaine en Amérique du Nord et de ses socles mystico-moraux, à travers ses doutes, son inclination à l’autocritique et sa perplexité par rapport à son propre statut d’artiste-phare, Sufjan fait preuve de grande honnêteté. Mais… là n’est pas la force visionnaire de Sufjan, bien qu’on puisse être en phase avec ses perceptions et sa posture progressiste.