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Fruit d’une collaboration étroite entre le duo d’interprète Sawtooth et le compositeur Charles Quevillon, Le Baptême du Haut-Parleur est un techno-opéra qui mêle musique, théâtre, marionnettes et électronique afin d’interroger notre rôle de consommateur dans une société capitaliste et notre attachement aux objets technologiques, dont la fabrication exploite notre Terre.
Le public aura l’occasion de découvrir cet opéra audacieux à l’Espace Orange | Édifice Wilder le 13 mars prochain. Dans ce contexte, notre journaliste Judith Hamel a eu le plaisir d’échanger avec Sarah Albu, membre de Sawtooth, et Charles Quevillon. Une conversation qui a donné lieu à des réflexions très actuelles sur la place de l’artiste dans un monde capitaliste, ainsi que sur leur démarche artistique ancrée dans la collaboration et le soutien mutuel.
PANM360 : Pour commencer, l’élément central de Le Baptême du Haut-Parleur est cet humain-objet, le haut-parleur. Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir cet objet comme personnage central de l’opéra ? Et pourquoi avoir opté pour le modèle Genelec 8020D en particulier ?
Sarah: J’ai approché Charles avec le projet de créer une œuvre pour mon duo Sawtooth avec l’accordéoniste Matti Pulkki. Matti et moi aimons beaucoup le cinéma. Nous avons donc commencé par le thème de la logique des rêves, telle que nous la voyons dans nos rêves et inspirée par son utilisation dans les films. On partage tous les 3 une fascination pour la relation entre l’humain et la technologie. C’est Charles qui nous est revenu avec cette idée de faire un rituel de Baptême pour un objet de notre quotidien, le haut-parleur. Nos discussions au début du projet tournaient beaucoup autour de nos attachements à nos objets technologiques et de comment ces objets sont partie intégrante de nos pratiques artistiques.
Charles: L’idée de départ est née de mon intérêt pour les liens entre les objets technologiques que j’utilise en musique et la spiritualité, le sacré et les rituels. Le haut-parleur est pour moi un objet profane, présent quotidiennement dans mes oreilles, mes écouteurs, mon ordinateur. L’idée était donc d’imaginer ce que pourrait être un haut-parleur sacré et d’explorer les thématiques qui en découlent. Par exemple, l’acte I fait écho aux vidéos d’unboxing sur YouTube, une sorte de baptême technologique dans notre société moderne.
J’ai choisi de baptiser le Genelec 8020D, car Genelec est une marque de haut-parleurs finlandaise très reconnue en Finlande, où je vis. De plus, j’ai opté pour ce modèle en raison de son design en châssis d’aluminium arrondi, de son poids proche de celui d’un nouveau-né, mais surtout parce que ce sont les haut-parleurs que j’avais dans mon studio.
PANM360 : L’opéra a été créé en collaboration entre votre duo d’interprètes Sawtooth et le compositeur Charles Quevillon. Quelle place l’amitié et la collaboration ont-elles eue dans ce processus ? Quels ont été les principaux défis rencontrés au fil de son élaboration?
Charles: On forme une équipe d’enfer, je crois. Une véritable synergie s’est créée au cours des trois workshops où nous avons conçu la pièce ensemble. Ensuite, entre ces sessions, j’ai passé beaucoup de temps à écrire la partition et à travailler sur l’électronique, la vidéo et la mise en scène, tout en maintenant un échange régulier avec Sarah et Matti.
L’acte 3 a été pour moi le plus difficile ; c’était une pièce du puzzle qui a nécessité de nombreux questionnements avant de trouver sa place. Cet acte marque une rupture dans la relation entre la « mère » et son haut-parleur, et je voulais y trouver un équilibre entre une critique du cadre consumériste et l’expression de l’amour et de l’enchantement qu’une technologie comme le haut-parleur peut susciter.
Sarah: J’adore travailler avec Charles et avec Matti et j’étais très contente de nous réunir pour entreprendre ce projet! Le processus à été très collaboratif tout le long et ça continue de l’être; non seulement pendant les périodes de travail mais aussi entre. Je crois qu’on s’est parlés au moins une fois par mois depuis 2022, des fois beaucoup plus. Le défi principal était la distance: on vit dans 3 villes différentes. Donc la pièce a évolué à travers multiples périodes de travail intensives « en présentiel », avec entre-temps des discussions en cours, des petits messages et images envoyés, des messages vocaux et des partages de matière d’inspiration. La pièce est faite avec beaucoup d’amour et beaucoup d’humour aussi et je crois que le public peut le ressentir. Il y a plusieurs éléments clés qui ont commencé dans des moments de niaiserie en répétition qui ont fini par s’intégrer dans l’œuvre finale.
PANM360 : Le Baptême du Haut-Parleur a été créé à Helsinki à l’été 2024, et joué en décembre dernier à Montréal. Pour cette deuxième performance ici, y aura-t-il des éléments différents ?
Charles: Nous avons retiré certains éléments qui alourdissaient la pièce, tant sur le plan dramatique que technique. Nous avons également modifié la fin, qui est maintenant un peu plus percutante que dans la version d’Helsinki. Il y a aussi des différences culturelles, notamment en ce qui concerne la marque de haut-parleurs Genelec. En Finlande, ils sont omniprésents, tandis qu’ici, ils sont moins connus du grand public. Nous avons donc pris le temps de mieux contextualiser la marque.
Sarah: Il y avait aussi une version de 20 minutes que nous avons présentée au festival ONSOUND du Sound Symposium à St. John’s, Terre-Neuve en juillet 2023. La pièce a beaucoup changée et beaucoup évoluée depuis, à chaque fois on change des petites choses. Pour le 13 mars nous travaillons dans un espace très large qui nous donne plus de place pour le mouvement et la mise en scène. Il y aura aussi Charles qui manipule la marionnette géante, qui était immobile en décembre.
PANM360 : Dans une entrevue avec Le Vivier, vous parlez d’une réconciliation avec le monde capitaliste dans lequel nous vivons et travaillons. Cette réconciliation est-elle une forme d’acceptation de la société de consommation ou une manière de la questionner ?
Sarah: En fait, j’ai eu beaucoup de mal à utiliser le mot « réconciliation » dans ce contexte, car j’ai l’impression qu’il s’agit d’une déclaration très audacieuse. Il y a une partie de moi qui regrette d’avoir dit ça, car je ne veux pas donner l’idée que notre projet est une célébration de la société de la consommation. Mais c’est quelque chose que Charles avait dit dans une entrevue précédente et qui m’a vraiment fait réfléchir à ce que nous exprimions. La trame narrative de l’opéra est complexe ; pour moi, il y a un fil conducteur qui critique la surconsommation dans la société contemporaine, mais il y a aussi une histoire d’amour et d’enchantement, une phase d’engouement, puis une prise de conscience progressive du bagage complexe que porte cet objet, après que mon personnage ait développé un attachement à l’objet et lui ait déclaré son amour. Il ne s’agit donc pas d’une condamnation stricte ni d’une reddition au capitalisme, mais d’une réflexion sur l’attachement.
Charles: Quand je pense à certains objets naturels, comme une roche, je pense à leur naissance, à leurs origines ; il y a quelque chose de noble, d’enchanteur, presque magique, qui les relie naturellement à la spiritualité. En revanche, quand je pense à un haut-parleur, il m’est difficile de ne pas voir tout le processus d’industrialisation et de consommation qui l’entoure. Cela rend sans doute plus compliqué d’éprouver un amour inconditionnel pour la technologie. Pour moi, cette pièce est une manière de surmonter cette dissonance cognitive, de réfléchir à ma relation avec le haut-parleur au-delà de son statut d’objet de consommation.
PANM360 : Selon vous, l’artiste peut-il réellement s’en extraire, ou est-il inévitablement pris dans ce système ?
Charles: Je trouve personnellement difficile de faire de la musique en dehors du cadre de la consommation. Je crois qu’il est possible de s’en extraire, mais pour moi, ce n’est pas une nécessité. Mon objectif est plutôt de réfléchir, de poser la question et d’en prendre conscience.
Autrefois, disons avant la Renaissance, l’art était principalement lié aux institutions religieuses. Aujourd’hui, en tant que pratique institutionnalisée dans les musées, les concerts et les festivals, il est profondément ancré dans le capitalisme. C’est une tension que je ressens chaque jour lorsque je me lance dans un projet. Étant donné que c’est mon métier, une de mes principales motivation pour faire de la musique, en toute honnêteté, est de gagner ma vie. Je réussis la plupart du temps à mettre ces considérations de côté, mais elles reviennent toujours et façonnent mon travail. Il existe bien de meilleurs moyens de satisfaire ce besoin, et je serais profondément malheureux si c’était la seule chose qui comptait ! Mes plus grandes satisfactions n’ont rien à voir avec l’argent : elles viennent des collaborations avec les musiciens, des émotions partagées avec le public et des défis artistiques et logistiques liés à la création d’œuvres d’envergure, comme cet opéra.
La relation entre la consommation et ma pratique musicale va bien au-delà du haut-parleur et des objets qui m’entourent ; c’est d’ailleurs l’un des axes que j’explore dans ma thèse de doctorat en cours d’écriture.
Sarah: En tant qu’artiste vivant dans une ville, je trouve ça difficile d’imaginer comment je pourrais m’extraire complètement et continuer de créer. Est-ce qu’une personne seule peut s’en extraire ? Il y a beaucoup d’art excellent qui existe en dehors des structures capitalistes et plein de belles initiatives et groupes qui travaillent de manière anticapitaliste. Comme Charles, pour moi le but c’est de réfléchir, de rester critique dans mon travail et de faire l’effort d’être gentil avec les autres humains et les proches non-humains dans ma vie quotidienne. Et aussi de pouvoir continuer de faire des projets qui m’inspirent avec des collaborateur.ice.s qui résonnent avec moi, de pouvoir partager des moments de suspension en dehors de la vie quotidienne avec un public. J’ai l’impression qu’il existe un mythe selon lequel les artistes doivent exister séparément du reste de la société et vivre en quelque sorte d’air, de raisins secs et de morale. Notre travail fait partie de la société, même si nous le critiquons, et nous pouvons choisir de travailler pour des choses auxquelles nous croyons, mais pour continuer à créer de l’art, nous avons besoin de certains soutiens. Nous avons aussi tous besoin de communauté, de soutien mutuel.
PANM360 : En plus d’être chanteuse expérimentale, vous travaillez également sur des projets de musique folklorique et de tricot ! Comment vos différentes pratiques artistiques s’allient-elles ? Est-ce que ces projets sont séparés, ou y trouvez-vous des intersections, que ce soit dans l’esprit, la musicalité, ou l’approche de la technologie et de la tradition ?
Sarah: Parfois, les projets sont séparés sur le plan matériel, mais il y a toujours une sorte d’inspiration qui passe d’une forme à l’autre. Parfois, j’aborde le tricot ou le filage comme une performance ou une méditation plutôt qu’une action nécessaire à la fabrication d’un vêtement. Les arts textiles me relient au passé et à mes ancêtres et m’aident à honorer le travail des femmes d’autrefois et de toutes les personnes qui n’étaient pas ou ne sont toujours pas considérées comme des artistes parce que leur travail manuel n’est pas valorisé de la même manière que le « grand art ». J’aime l’intersection de l’artisanat et du « DIY » et le mélange des formes.
Mon intérêt pour la musique traditionnelle est né d’un besoin similaire : de me relier au passé et à une expérience communautaire de faire de la musique. J’ai commencé à me familiariser avec les différents styles de chant folklorique de la région d’où est originaire la famille de mon père (ex-Yougoslavie) et j’ai été tellement émue et inspirée que je n’ai pas pu empêcher ces textures vocales de s’infiltrer dans certains de mes autres projets. Ces textures me semblaient si familières, même si je n’ai pas grandi dans ces traditions. De plus, il existe des liens historiques très forts entre le travail textile et le chant communautaire et traditionnel. Dans mon parcours, j’ai réalisé des projets où le son, la performance et les arts textiles étaient mélangés et d’autres où ils étaient séparés. Parfois, j’aime simplement m’asseoir et tricoter une chaussette ou chanter une chanson que je connais sans avoir besoin d’innover de manière évidente. Dans l’ensemble, je trouve qu’il est très enrichissant de se connecter à des pratiques anciennes lorsque je fais un travail nouveau ou d’avant-garde. Cela m’aide à me rappeler que rien n’est vraiment nouveau et que ce n’est pas grave, c’est l’énergie, l’esprit, l’intention, la connexion qui comptent avant tout.
PANM360 : Après cette performance, qu’est-ce qu’il s’en vient pour vous? Où peut-on suivre votre travail?
Charles: Je termine mon doctorat sur la Représentation Sacrée des Technologies Musicales dans le Théâtre Musical Instrumental. Mon site web : charlesquevillon.com et mon Instagram : @charles_quevillon.
Sarah: Je travaille petit à petit un projet d’album solo et je vais pouvoir y donner plus de focus maintenant ! J’ai hâte ! Côté performance c’est un peu plus relaxe pour un bout, je me prépare pour des concerts avec le quatuor Balkanique Sava (dir. Dina Cindrić) en mai et un nouveau projet avec Sam Shalabi et un ensemble de feu pour le festival Suoni per il Popolo en juin. En juillet et août j’ai le grand privilège de chanter des reprises de la pièce Il Teatro Rosso de Steven Takasugi, créée en février avec No Hay Banda, dans des festivals en Allemagne et à New York. Entretemps, des enregistrements avec les ensembles No Hay Banda, AC/CC et Phth. http://www.sarahalbu.com instagram: @sopranoise