Louise Forestier et Louis Dufort dans le nid de la Vieille corneille

Entrevue réalisée par Alain Brunet
Genres et styles : électroacoustique / électronique

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Louise Forestier, octogénaire lumineuse et figure mythique de la culture québécoise, pourrait couler des jours tranquilles dans son douillet condo jouxtant le parc Laurier. Or, la dame ne carbure pas au sentiment du devoir accompli, elle a encore cette envie de mettre au défi  toutes ses capacités cognitives et créatives. Visiblement, elle ne tient rien pour acquis. 

Ce qu’elle a accompli avec le compositeur Louis Dufort est un exploit d’ouverture et d’innovation, preuve de pérennité artistique si on en alimente la flamme et la fleur. 

Associé au monde électroacoustique et au festival Akousma dont il est le directeur artistique, Louis Dufort courait le risque d’enrober un album  suranné. Louise Forestier aurait pu faire rire d’elle pour les mêmes raisons. Ensemble, ils ont plutôt choisi de foncer.

Vieille corneille s’avère un enregistrement excellent et n’a rien, strictement rien d’un dilemme cornélien. Cet album survivra au temps et comptera parmi les principaux de la discographie de Louise. PAN M 360 l’a souligné à grands traits, ce qui justifie cette longue conversation entre Louise Forestier, Louis Dufort et Alain Brunet.

PAN M 360 : c’est vraiment un travail à deux ce projet. L’un.e sans l’autre, ça n’aurait jamais donné un tel résultat. Ce n’est pas exactement un producteur/compositeur qui est au service de Louise Forestier.

Louis Dufort : Absolument. Mais c’est quand même Louise qui a toujours été la force motrice, créatrice du projet. C’est elle qui l’a initiée. C’est elle qui est venue me chercher. C’était ma directrice artistique jusqu’à un certain point. C’est toujours elle qui a eu le dernier mot sur tout. Sauf qu’elle disait oui à tout essentiellement haha!

Louise Forestier : Si il y avait eu un conflit, ça n’aurait pas marché. En création, si à un moment donné, ça tire la couverture, c’est que ça ne marche plus.

PAN M 360 : On sent néanmoins une certaine autonomie créatrice de chaque côté.

Louis Dufort : Jusqu’à un certain point, le processus créatif était essentiellement jusqu’à un certain point dans ma cour. C’est-à-dire que j’ai proposé des maquettes à Louise, Louise a choisi quel texte y poser, puis elle est venue enregistrer ses mélodies sur les maquettes. Il  fallait alors que je termine la composition. C’était donc  sur des échafaudages. Louise venait me porter sa voix et puis on ajustait. 

PAN M 360 : Plusieurs allers-retours?

Louis Dufort : Non. Une seule rencontre pour chacune des pièces. Puis les voix c’était des one takers, il y a eu plusieurs prises de son, mais les formes longues et achevées résultaient d’une seule prise.  

Louise Forestier : Louis m’a donné des tapis volants pour y poser mes textes.  Je l’appelais, je lui disais, ça c’est un peu long ou ceci est de telle autre manière. On créait une charpente musicale et on y posait le texte et les voix.

Louis Dufort : À partir de là, je poursuivais la construction. Fallait que je me dépatouille. J’avais quelque chose qui était établi, fixé, autour duquel je devais construire et ornementer, transformer les timings, conserver la pureté de la voix de Louise.

Donc, oui, elle était, je la considérais comme une directrice artistique, mais elle était aussi la muse jusqu’à un certain point. J’ai pénétré dans son univers, dans ses mots, dans ses textes, dans sa sensibilité au-delà du texte. Une approche globale.

PAN M 360 : Ce n’était pas évident de faire l’alliage. Deux mondes très différents au départ!

Louis Dufort : J’ai eu des moments de grand doute. Je ne savais pas par où prendre ça, parce que ce n’est pas de la pop. Il n’y a pas de refrain nécessairement, mais en même temps, je voulais que ce soit une musique qui s’écoute. Je ne voulais pas  que ce soit de la virtuosité acousmatique. Je voulais vraiment servir le projet. Je pense que ça donne un résultat hybride, quand même super intéressant.

PAN M 360 : Si on se résume, Louis proposait une maquette sur laquelle Louise posait son texte.

Louis Dufort : Ce que je remettais à Louise était squelettique. J’ajoutais par la suite des moods, des ambiances, des séquences recomposées. Pour moi, tout ça était de la musique, il fallait s’ajuster à son interprétation. Elle-même, sa voix et ses mots, représentaient un instrument dans cette musique. Sans elle, la composition ne pouvait suffire, ne pouvait être achevée.

PAN M 360 : Il est vrai que Louise a un timbre, une façon de phraser parfaitement identifiable dès les premières mesures. Louise, tu as une voix naturellement riche et belle. Bon on a observé de petits écarts de justesse que très peu remarqueront, et il valait probablement mieux conserver tout ça si la vibe était bonne.

Louise Forestier :  Je pense qu’on en a corrigé deux qui m’énervaient vraiment. J’aurais pu tous les corriger mais non, c’est mieux de garder les aspérités.

Louis Dufort : Pour moi, le close-making de Louise, d’avoir l’approche, d’avoir les sons doux aussi fort que les sons forts pour avoir quelque chose où on entend toute l’entre gorge. C’est très présent.

PAN M 360 : Ce qui est aussi avantageux chez Louis, c’est qu’il n’est pas un pur académicien. Il vient de la pop, du hip-hop, de la soul/R&B, de la techno, de la house. Il comprend les codes des musiques populaires et donc il peut créer des hybrides concluants. Ce proje t s’inspire à la fois de formes pop et électroacoustiques.

Louis Dufort : Je pouvais vouloir plusieurs choses. C’est un drôle d’hybride, des trucs fin 70, des claps, puis un groove housy, un autre plus modal avec un rythme presque ravélien. On peut se retrouver aussi très près de la musique minimaliste américaine. Ou encore de la musique spectrale. Et puis du drone et de l’ambient. Ça peut être diaphane ou ça peut-être monumental.Oui, mais ça se conclut dans l’infini, dans le passage à d’autres dimensions. Louise a trouvé le terme parfait pour définir ce travail : un oratorio électro.C’est vraiment un truc à écouter du début à la fin, parce que c’est vraiment très interrelié, parce que c’est vraiment le récit. 

PAN M 360 : Il y a une forme de diffraction autobiographique, mais en même temps, il  y a aussi des réflexions qui sont sur la conjoncture actuelle, quand tu t’exprimes sur l’avenir, notamment sur le transhumanisme.  

Louise Forestier : Oui c’est fou ce qu’on soit rendus là.  

PAN M 360 : Tu en parleras dans ton prochain album! Mais revenons au processus de création. La banque de sons de Louis, par exemple.

Louis Dufort : Au fil des années, j’ai fait beaucoup de musique…J’ai déjà acheté beaucoup d’instruments. Ça vient de là ou encore je fais de l’échantillonnage aussi, comme tant d’artistes. Je ne suis pas différent des autres artistes, je n’ai pas non plus les moyens de me payer un orchestre symphonique. Mais j’ai besoin d’un accord majeur, fait que, tu sais, je vais aller chercher l’accord majeur dans une pièce de Mahler ou de Berlioz et je les transforme complètement.  

Mais, je te dirais que 80% des sons, c’est de la synthèse que je fais.

PAN M 360 : Tu as filtré complètement.  

Louis Dufort : J’ai aussi utilisé un logiciel de synthèse dynamique, qui me permet notamment de changer la temporalité d’un son de son domaine fréquentiel. Par exemple, un son qui dure 30 millisecondes, je peux le faire durer 2 minutes. C’est une forme de  synthèse granulaire, initiée jadis par les pionniers, de Pierre Schaeffer à Stockhausen à Barry Truax. C’est parfait pour la corneille!

PAN M 360 : Justement, parlons des textes de Vieille Corneille. Comme tu l’as raconté au lancement, tu avais été interpellée par une vraie corneille de ton jardin avec qui tu as carrément dialogué. Ce fut le point de départ d’un processus d’écriture et puis…

Louise Forestier : Quand j’ai rencontré Louis, mes textes étaient faits, sauf deux nouveaux. J’avais d’abord écrit plus d’une cinquantaine de pages. Puis j’ai élagué, purifié. J’ai enlevé ce qui était redondant, ce que je répétais sans m’en apercevoir quand je l’ai écrit. J’ai élagué, élagué, élagué, sans vraiment savoir ce que ça allait devenir.Je savais que ce n’était pas de la chanson. Je ne voulais pas écrire des chansons. Vieille corneille est d’ailleurs celle qui est la plus écrite sous la forme chanson.

PAN M 360 : Mais il y a quand même beaucoup de mots consonants, des fins de phrases qui peuvent être perçues comme des rimes.

Louise Forestier : On ne peut pas se déprogrammer. On ne peut arracher 60 ans de fréquentation avec la chanson. 

PAN M 360 : Ce n’était pas des rimes comme des chansons, mais ça rime souvent. 

Louise Forestier : C’est vrai. Je n’ai pas voulu m’en aller dans une abstraction intellectuelle. Je ne voulais pas ça mais je ne savais pas vers quoi ça irait.

Louis Dufort : Il faut aussi rappeler que la première pièce, elle l’avait faite avec Michel Rivard.. 

Louise Forestier :  Oui, il y a la guitare de Michel Rivard. J’avais commencé quelque chose. J’avais suivi le conseil de Dany Laferrière : si tu as peur, tu n’écris pas. Mais ce n’est pas si facile d’enlever la peur, ça ne part jamais au complet. Quand tu ne sais pas où tu t’en vas, c’est comme si tu conduisais les yeux fermés. J’y ai été pareil, parce que je n’ai plus rien à perdre. J’ai enregistré guitare-voix, très sagement, mon fils a fait la prise de son. Je ne savais même pas qu’il serait là! Entre-temps, Pierre-Alexandre Bouchard, qui est un ami et aussi  membre du conseil d’administration d’Akousma, me parle de Louis Dufort dont les trames musicales m’avaient vraiment séduite dans le cadre des spectacles de (la danseuse et chorégraphe) Marie Chouinard.

Louis Dufort : La pièce titre est pour moi un pivot, j’ai fait de la synthèse granulaire avec la guitare de Michel Rivard, j’ai repris la mélodie vocale fixée auparavant. J’ai pondu quelque chose de très différent, j’ai envoyé ça à Louise et elle a vraiment trippé. Elle a compris le sens de la chanson, ça a tout de suite cliqué. Tranquillement, on est allé dans l’univers plus ouvert de la corneille. Un trip à trois pour la première toune où là, les gens se mélangent, ce qui  nous a donné la caution pour aller plus loin à deux.

PAN M 360 : Les genres se mélangent et même les sous-genres  électroniques se mélangent dans la mesure où tu as ajouté du beat en certains moments. Tu utilises ça dans tes œuvres ambient, ça arrive qu’on en a, mais des fois c’est complètement atonal ou beaucoup plus proche du sillon de la musique concrète, donc beaucoup plus proche des sons bruts qui n’ont rien à voir avec des hauteurs musicales prédéterminées, mais là, il y a les deux. 

Louis Dufort : On voit que pour servir le texte et aussi servir Louise, c’est-à-dire qu’on ne pouvait pas aller complètement dans un univers de musique abstraite. Ce que j’ai trouvé passionnant pour moi, c’est que ne sachant pas où je m’en allais, j’écoutais les pistes, je les parlais, et tout à coup, tu vas te mettre à chanter. Au final, c’est un mélange des deux mais je ne  la savais pas à avance  

Louise Forestier : J’ai dû beaucoup écouter les enregistrements, car c’était la première fois que je faisais cet exercice. Là je choisissais de  chanter et là je ne chanterais plus, il  y avait des bouts trop longs, j’appelais Louis, et il me coupait ça.

Le soir-même, j’avais ma nouvelle version, c’était magnifique, ça allait vite. Après, des écoutes, des écoutes, des écoutes,  après avoir parlé, parlé, parlé,  ça a fini par se chanter tout seul.

PAN M 360 : Vous avez fait ça pendant cinq ans? 

Louise Forestier : Moi oui. Louis est arrivé deux ans et demi après le départ.

Louis Dufort : J’étais quand même très occupé. C’est sûr, c’est impossible de faire ça à temps complet. Et il faut dire que j’avais besoin de recul pour voir où ça allait. Au début, c’était un trip à deux, underground, puis à un moment donné, un label a été intéressé (LABE ), puis un disque allait sortir, un échéancier de production, tout ça, puis… Mais il ne fallait plus se tromper. C’était un peu naïf ou candide de ma part de penser que j’étais pour faire un disque underground avec Louise. Aujourd’hui, je suis content pour Louise, je suis content que le disque soit sorti. 

PAN M 360 : Aucun de vous deux n’a fait des projets  comme ça, on peut comprendre la nécessité d’avoir du recul.

Louise Forestier : On s’était serré la main, il m’a dit « Moi, je n’ai jamais fait ça ». J’ai répliqué: « Moi non plus, avec un musicien comme toi, je n’ai jamais fait ça ». 

PAN M 360 : On ne connaît pas de projet intergénérationnel de ce type. Ceux qu’on connaît, enfin les plus célèbres, restent sur le terrain de la pop ou de la chanson : Liza Minnelli avec les Pet Shop Boys, Jeanne Moreau avec Étienne Daho, Lady Gaga avec Tony Bennett, etc.

Louis Dufort : C’est vrai mais on ne faisait pas ça pour créer un exemple de fusion intergénérationnelle qui fonctionne.On a eu des bonnes discussions, des fois, après les sessions d’enregistrement, on clashait un peu, tu sais. Moi, quand j’ai lu Je m’appelle Je ou Les mots maudits», je me suis dit « Ah oui, vraiment, on va aller là, alors que  je pensais à des textes peut-être un peu plus flyés et moins directs. Je me suis dit « OK, il faut que je mette ça en musique. »  

PAN M 360 : Il y a plusieurs angles dans tes textes. Il y a les mots maudits que les jeunes progressistes s’interdisent de prononcer, il y a la vieillesse. Le nostalgie de la séduction, le déclin de la sensualité, la précarité de l’environnement, et ainsi de suite jusqu’au futur improbable des êtres humains en voie de mutation technologique.

Louise Forestier : Je ne me suis pas censurée de quoi que ce soit. La chanson L’Île flottante, par exemple, parle des changements climatiques. Ça me perturbe énormément. Je trouve que c’est un grand danger. Et puis on vient de perdre 15-20 ans…  

PAN M 360: Il y a au moins une bonne nouvelle, c’est que toi aussi. Louise, tu viens de perdre 15-20 ans avec la sortie de ce projet!

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