Festival de Lanaudière : Bâtir des ponts musicaux avec Constantinople

Entrevue réalisée par Alexandre Villemaire

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Depuis sa fondation en 2001 à Montréal, l’Ensemble Constantinople a pour vision « d’encourager le métissage et les échanges entre les différents horizons musicaux et culturels du monde ». Explorateurs aguerris, ils provoquent des rencontres et créent des dialogues « de l’Europe méditerranéenne à l’Orient en passant par les espaces libres du Nouveau Monde baroque. » Cette vision sera présentée pour une première fois au Festival de Lanaudière ce dimanche 23 juillet sur la scène extérieure où les musiciens, accompagnés par le ténor Marco Beasley, spécialistes de la musique vocale des XVe et XVIe siècles invitent le public à traverser un pont imaginaire, à la rencontre de l’Est et de l’Ouest. Nous avons discuté avec Kiya Tabassian, fondateur et directeur musical de Constantinople de ce programme et de ce qu’il représente.

PAN M 360 : Parlez-nous un peu du programme que vous allez présenter au festival.

Kiya Tabassian : Le programme que nous allons présenter s’appelle Il Ponte di Leonardo (Le Pont de Leonardo). C’est un programme qui redessine musicalement un pont que Leonardo Da Vinci avait imaginé, mais qui n’a jamais été réalisé, pour relier les deux rives du Bosphore, à l’intention du Sultan de l’Empire ottoman. Je crois que c’est un programme qui se tient debout fort comme un pont que l’on doit traverser pour aller à la rencontre de l’autre. C’est un programme qui a un sens peut être encore plus à propos aujourd’hui dans le sens où, dans l’époque dans laquelle nous vivons ce genre de pont de connexions sont de plus en plus importantes et primordiales. 

PAN M 360 : Vous le mentionnez, c’est un programme qui fait des ponts entre l’Orient et l’Occident, et dans lequel vous allez présenter des œuvres du XVIᵉ et XVIIᵉ siècle, qui sont tirées de manuscrits des bibliothèques nationales d’Istanbul et de Florence notamment. Comment travaillez-vous avec de tels documents pour vous approprier le matériel musical? Ils doivent être codifiés d’une certaine façon?

Kiya Tabassian : C’est un peu la spécialité de l’Ensemble Constantinople, qui travaille depuis plus de 20 ans maintenant avec de telles sources, de réaligner tous ces courants musicaux et toutes ces traditions musicales pour qu’ils se rencontrent bien. Comme vous le dites, il s’agit de manuscrits anciens, donc ils sont codifiés, écrits dans des notations plus anciennes qui ne correspondent pas à la notation moderne d’aujourd’hui. Donc, il y a du travail de déchiffrage à faire, il y a beaucoup de travail de recherche, comme première étape, qui est très intéressante d’ailleurs, parce que c’est vraiment aller chercher dans les archives, les écrits, les manuscrits, les travaux de musicologues et de faire l’étude de cet ensemble historique. L’étape suivante, c’est : « comment faire de la musique avec ces sources? » parce que souvent, ces mélodies et ces notations sont assez simples. Ce n’était pas une notation conçue pour être mise devant un musicien pour qu’il joue nécessairement, mais plutôt un moyen pour les préserver et les sauvegarder. 

C’est là que ça devient intéressant encore plus, c’est qu’on peut utiliser ces musiques comme matière de base pour construire quelque chose qui est relié à nos émotions et à notre créativité en tant que musicien. Toute la musique prend ainsi son élan musical, dans le sens où, nous vivons vraiment cette musique. Ce n’est pas une musique historique; nous ne prétendons pas que nous sommes en train de jouer comme des musiciens des XVᵉ et XVIᵉ siècle, nous jouons une musique qui est vivante. Il y a même une part d’improvisation dans la façon que j’arrange les pièces. Je fais en sorte que cette musique redevienne une entité complète. Et cette collaboration avec ce magnifique chanteur qu’est Marco Beasley, est justement en phase avec cette approche très vivante de la musique. C’est un chanteur grandement spécialisé et reconnu dans ces répertoires, mais aussi c’est un chanteur qui chante ces musiques comme si elles venaient de naître. 

PAN M 360 : Cela cadre beaucoup, avec votre intention d’agir comme un passeur de mémoire de ces musiques n’est-ce pas?

Kiya Tabassian : Absolument. Ce qui m’intéresse dans ces musiques, c’est des qualités qui n’existent plus ou qui existent beaucoup moins dans les musiques d’aujourd’hui. Ce sont des qualités au niveau de la profondeur dans les détails, de soucis d’ornementation; des qualités qui sont devenues plus rares dans des musiques plus récentes. Il s’agit de qualités que je mets en avant dans ces musiques et que je veux transmettre au public d’aujourd’hui, parce que ces qualités permettent aux musiciens, mais aussi à l’auditoire, de réfléchir autrement, d’écouter autrement et d’être dans une approche musicale du moment présent.

PAN M 360 : Effectivement l’image du pont de Leonardo da Vinci est très parlante et elle correspond bien à la mission de votre ensemble qui est de bâtir des liens et réunir des univers musicaux qu’on pourrait qualifier d’opposés, mais qui finalement finissent par se rejoindre. Pourquoi est-ce important pour vous d’exprimer ces ressemblances-là et de réunir ces mondes musicaux?

Kiya Tabassian : Je crois que c’est parce que j’ai toujours cru que le dialogue et la connaissance d’autrui font grandir l’humain. Que ce soit dans des civilisations, que dans des cultures, que ce soit dans des connaissances, dans n’importe quelle sphère de la vie, dialogue et connaissance de l’autre amènent plus loin et vers des sentiers très intéressants. C’est la même chose pour moi au niveau musical. J’ai toujours cru que lorsqu’une une esthétique musicale, une tradition musicale qui est bien établie, quand je la fais rencontrer à une autre, j’aime que musicalement, ça rentre vraiment dans un dialogue profond. C’est un peu comme rencontrer quelqu’un. On peut commencer par dire « Bonjour comment allez-vous? » et parler des choses banales de la vie, mais quand on rentre dans des sujets plus profonds la conversation va plus loin. Musicalement il y a quelque chose de nouveau qui naît et qui est même plus grand que chacune de ces traditions. Il ne s’agit pas de les juxtaposer et d’en faire des collages.

Quand j’ai découvert qu’une grande personnalité comme Da Vinci et d’autres il y a 500 ans, rêvaient de construire un pont, qui relie les continents pour fluidifier cet aller-retour d’une rive à l’autre, pour que les gens se rencontrent, pour qu’il y ait des échanges d’idées, immédiatement je me suis dit: « C’est vraiment intéressant, je veux en parler » essayons de reconstruire ce pont avec ces musiques qui se sont sûrement rencontrées aussi à l’époque. Vous savez, la ville de Constantinople était la ville où il y avait, pendant des siècles, le plus grand nombre d’ambassadeurs concentrés dans une seule cité. C’était une ville où il y avait des gens de partout dans le monde et dans laquelle les ambassadeurs amenaient aussi avec eux des musiciens des artistes dans leurs ambassades pour faire des rencontres, pour les amener à la cour ottomane, pour les présenter au Sultan dans des cérémonies, etc.

Les musiciens ont toujours été des créateurs, des gens curieux, des gens qui aimaient voyager, parler à d’autres musiciens. Nous, à notre manière aujourd’hui, en 2023, on reconstruit ce pont qui prend son sens dans notre société contemporaine, pour faire vivre un moment de bien-être et de paix avec cette musique.

PAN M 360 : J’ouvre peut-être une boîte de Pandore en disant ça, mais ce discours musical que vous apportez, trouvez-vous que l’étiquette de musique du monde valide aujourd’hui ou est-on encore dans cette espèce de position ambiguë d’étiquette de « marketing »?

Kiya Tabassian : C’est sûr que moi, je reste avec cette idée que ce sont des étiquettes de marketing. Par contre, j’essaie de toujours voir le côté positif. C’est sûr que « musique du monde », ça ne veut absolument rien dire et ça veut dire beaucoup de choses en même temps. Si on regarde du côté positif d’abord, moi, j’ai toujours mis un « S » à « musiques du monde » parce qu’il n’y a pas une musique du monde, mais des musiques du monde. Encore une fois, c’est assez intéressant d’être à l’écoute et d’être curieux pour écouter la musique qui vient du monde entier. Donc, les musiques du monde, moi, je trouve ça beau. Je trouve que c’est un joli terme. Après, est-ce que ça correspond exactement à ce qu’on fait? Non. Des fois, il y a des projets qui sont très précis et pour lesquels l’étiquette musique du monde est bien trop vaste. Finalement, moi ce qui m’intéresse, c’est le contact avec le public et l’impact que notre musique a sur les personnes qui viennent l’écouter. Je ne porte pas beaucoup d’attention à cette étiquette-là. Ce qui m’intéresse, c’est que ma musique soit entendue par un plus grand public et que ces gens passent un moment à entendre une musique qui les touche et qui les amène ailleurs dans leur imaginaire, dans leur cœur et dans leur esprit.

PAN M 360 : Après Lanaudière, quels sont les prochains concerts qui sont prévus pour vous?

Kiya Tabassian : Ce projet d’Il Ponte di Leonardo est en tournée canadienne. Nous avons quatre dates pour cet été avec ce projet. Il y a Lanaudière, le 25 juillet nous le présenterons à Montréal, après ça, à Ottawa le 27 juillet et le 28 à Vancouver. Par la suite, l’ensemble part pour des concerts en Europe et à partir de septembre, les tournées recommencent un peu partout dans le monde. Aussi, en octobre, pour le début de notre saison 2023-2024 nous allons présenter un concert où j’ai décidé de faire rencontrer Johann Sebastian Bach et le grand poète persan du XIIᵉ siècle Omar Khayyam, qui sont deux grands penseurs de l’humanité avec des visions très différentes du monde. Ce projet met en dialogue, ces deux personnages et les musiques Bach que je revisite, toujours dans cet esprit de rencontre et de dialogue.

Le concert Leonard de Vinci : Entre Orient et Occident sera présenté à l’Amphithéâtre Fernand-Lindsay le dimanche 23 juillet à 14h dans le cadre du Festival de Lanaudière. Pour infos et billets, c’est ici.

Pour consulter la programmation de l’Ensemble Constantinople, rendez-vous sur constantinople.ca 

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