Afrique / Morna

Mois de l’histoire des Noirs | Le Cap-Vert à l’honneur au Théâtre Maisonneuve

par Sandra Gasana

C’est d’abord Lucibela qui ouvre le bal, après un premier morceau uniquement instrumental, magnifiquement orchestré par sept musiciens au total : deux cuivres, un cavaquinho, une basse, une guitare, une batterie et le directeur musical au piano. D’habitude, les solos arrivent un peu plus tard dans la soirée mais cette fois-ci, nous avons eu droit à des solos de saxophones et trompettes dès le début du concert.

Avec un français passable, elle s’adresse à la foule : « Ça fait plaisir d’être ici. Le Cap-Vert est connu grâce à Césaria », ajoute-t-elle, avant d’enchainer avec Areia de salamanza, qu’elle a interprété avec une maitrise sans pareil. Sa voix est celle qui se rapproche le plus de celle de Césaria Evora, à mon avis. Avec quelques pas de danse, elle semblait flotter dans sa robe orange.

Le spectacle mêlait des classiques incontournables avec des morceaux moins connus de la diva aux pieds nus.
La star parmi les musiciens ce soir-là était sans aucun doute le saxophoniste. Même lors des morceaux sur lesquels il ne jouait pas, il est resté sur scène pour faire des pas de danse, contrairement au trompettiste qui partait et revenait. Et lorsqu’ il jouait, il transportait l’audience avec lui, les applaudissements en témoignaient.
Le classique Besamo Mucho était particulièrement le moment fort de la prestation de Lucibela, qui a fait chanter le public, avant de laisser la place à Ceuzany.
« Je suis très contente de chanter pour vous », dit-elle dans un français bancal. « Merci Césaria ! »

Tout comme Lucibela, sa première chanson était douce, faisant ressortir la profondeur de sa voix, et par la suite, c’était place à la fête. Elle enlève d’ailleurs ses chaussures à talons et se met à danser pieds nus, un petit clin d’œil à la diva ?
Après Sodade, qui a enchanté le public, elle poursuit avec Amor Y Mar, sans les cuivres cette fois-ci. Ces derniers reviennent pour la dernière chanson de Ceuzany, qui pousse la voix un peu comme les chanteuses de soul américaines.
Brève entracte et c’est reparti avec tout d’abord Teófilo Chantre, qui a écrit plusieurs des chansons de Césaria Evora. Avec un français impeccable, il s’adresse à la foule entre Fatalidade et Mãe Carinhosa.
Il poursuit avec Voz de Amor et invite ensuite la foule à danser, ce qu’elle fait timidement, mais plus la soirée avançait, plus les spectateurs se décoinçaient.

En effet, ils se sont complètement lâchés lorsque Elida Almeida, qui était la dernière à performer, a défié l’audience : « C’est comme ça que vous dansez chez vous ? », demande-t-elle en s’adressant à la foule. « Bon, vous avez une autre opportunité », ajoute-t-elle et il n’en fallait pas plus pour que le théâtre au complet se mette debout et montre ce dont il était capable.
Rendant hommage au style de musique le plus connu du Cap-Vert, le morna, elle a transporté la salle avec sa voix unique et particulière. Chacune des chanteuses nous a offert des morceaux mélancoliques et festifs, parfois passant de l’un à l’autre presque sans transition.

Alors que c’est le dernier spectacle de la tournée, Elida a mis le feu, elle a fait chanter le public avec Sodade, mais cette fois avec tous les artistes qui l’ont rejoint sur scène, prenant le temps de remercier tous les musiciens, avant de terminer avec d’autres classiques.
Seul hic de la soirée : la chanson E Doce Morrer No Mar manquait à l’appel. Il est vrai que ce morceau est de l’artiste brésilien Dorival Caymmi mais Césaria l’avait tout de même popularisé. Je l’attendais toute la soirée et je suis rentrée bredouille. Mais bon, ce n’est qu’un détail. Je continuerai de la chanter dans mes spectacles, comme je le fais depuis 5 ans.

Crédit photo: Adam Mlynello

expérimental / contemporain

M/NM | No Hay Banda, théâtre rouge dada

par Frédéric Cardin

Le Théâtre Plaza s’est transformé hier soir en espace déroutant, hors du temps,  entre dadaïsme ‘’début vingtième’’ et jeune avant-garde ‘’début vingt-et-unième’’, pour la création du spectacle pluridisciplinaire du groupe No Hay Banda, Il Teatro Rosso – lisez notre  mise en contexte via l’entrevue avec Noam Bierstone, de No Hay Banda.

Si l’inspiration première de l’œuvre signée Steven Kazuo Takasugi à la musique et Huei Lin à la mise en scène et vidéographie, est appuyée sur les vieux théâtres du début du 20e siècle, souvent bourrés de rouge capiteux (sièges, rideaux, murs, etc.), la musique, elle, n’avait rien à voir avec cet univers rétro-kitsch. 

Pendant une heure approx, une partition ultra-pointilliste, interprétée avec précision par les membres de No Hay Banda avec accompagnement de bande et de vidéo, a taquiné le public à divers degrés d’intensité. Des vagues se sont succédées en crescendo-décrescendo, oscillant entre passages presque dénudés et moments de saturation sonore à la limite de l’insoutenable. Tout en égrenant des tonnes de notes, aucune ne faisant plus d’une seconde maximum, les artistes sur scène prenaient (autant que possible) des poses qui répondaient ou contredisaient celles projetées sur écran (les mêmes instrumentistes, jouant la même partition). On assistait à une sorte de décalage à la fois sonore et visuel entre le live et l’enregistrement audiovisuel. Sur scène, les musiciens étaient habillés de façon vaguement seventies meets années folles, alors que dans la vidéo, plutôt 1920-1930, mais non stéréotypée. 

La musique, totalement abstraite, n’est certes pas ‘’facile’’, mais son appui sur la mise en scène et sur la relation entre le langage corporel des musiciens sur scène versus leurs doubles dans la vidéo crée une dynamique dramatique, une théâtralité, qui sait capter et maintenir l’attention. 

Et cette théâtralité, raconte-t-elle quelque chose? Plus ou moins. Le programme indique une division en deux actes, Il Teatro Rosso et The Drowning. Ceux-ci sont divisés en trois et quatre scènes respectivement (The Spasms of Trapped Animals, Tar Pits, Grumpy Old Man, etc.), qui sont elles-mêmes sous-divisées. Que veulent dire ces titres exactement? Chacun et chacune y trouvera ses repères, plus ou moins explicites. Mais on pouvait, cela dit, suivre plus ou moins précisément le déroulement grâce à la gestuelle des artistes et la nature dynamique de la musique. Il y avait quelque chose qui rappelait les fulgurances créatives de Tristan Tzara au Cabaret Voltaire, accompagnées de musique bruitiste et de décors éclatés signés Arp et Janco, version post-moderne. Les esprits de Cocteau, Picabia, Schwitters ou Duchamp étaient probablement présents dans la salle montréalaise. 

Au final, cet hommage aux vieux théâtres rouges, ceux des décennies d’entre-deux-guerres du 20e siècle, est aussi, en vérité, une connexion symbolique entre deux avant-gardes séparées par une centaine d’années. D’un côté, l’une des sources de tous les mouvements expérimentaux des 20e et 21e siècles : le dadaïsme des années 1920, et de l’autre, une jeune avant-garde montréalaise hyperactive et inventive (d’ailleurs bien représentée dans le public qui remplissait abondamment le Théâtre Plaza) des années 2020.

No Hay Banda : 

Sarah Albu, voix; Adrianne Munden-Dixon, violon; Émilie Girard-Charest, violoncelle; Lori Freedman, clarinette basse; Felix Del Tredici, trombone basse; Daniel Áñez, piano; Noam Bierstone, percussions; Gabriel Dufour-Laperrière, sonorisation

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expérimental / contemporain / improvisation libre / musique contemporaine

M/NM | DigiScores : un éclectisme visuel et sonore

par Alexandre Villemaire

Le cadre bétonné et semi-industriel de l’Agora Hydro-Québec du Cœur des sciences de l’UQAM s’est rempli de couleurs, de formes et de sons dimanche dernier dans ce neuvième concert de la programmation 2025 du Festival Montréal/Nouvelles Musiques qui arrive à la mi-parcours de sa douzième édition.

On ne peut faire autrement que de parler de couleurs, de sons et de formes pour ce concert, car ces éléments étaient à la base du matériel musical du concert, dont le programme s’articulait autour de partitions graphiques animées. Ces dernières étaient projetées sur un grand écran placé derrière les musiciens de l’Ensemble SuperMusique (Olivier St-Pierre, piano ; Jean Derome, saxophones, flûtes, objets, voix ; Corinne René percussions ; Jean René, alto ; Vergil Sharkya’, synthétiseur) qui assuraient la réalisation de ces œuvres. Ainsi, plutôt que des partitions entendues au sens traditionnel du terme, la majorité des pièces présentées étaient des tableaux sonores et des œuvres d’arts visuels, plutôt que des œuvres sur partitions traditionnelles. Pour paraphraser les propos d’ouverture de Simon Bertrand, directeur artistique de la Société de musique contemporaine du Québec (SMCQ), la partition écrite est une œuvre d’art en soi, mais il y a bien d’autres manières de la concevoir.

La première œuvre présentée était de la compositrice Linda Bouchard, intitulée Pandémonium. L’œuvre explore trois concepts traditionnels de la musique avec des éléments visuels qui interagissent avec le jeu des instrumentistes : une voix principale dessinée en blanc, une partie d’accompagnement, dessinée en bleu, et des solos, duos et trios libres, dessinés en rouge. Les musiciens possèdent une partition fixe ainsi que des indications précises concernant le jeu qu’ils doivent exécuter. C’est le résultat du jeu des musiciens qui est projeté sur l’écran. Il en ressort une mosaïque sonore vivante où les formes qui apparaissent, tantôt anguleuses, tantôt linéaires, tantôt éclatées, peignent une toile sous forme de chaos organisé. La pièce de Linda Bouchard devient presque méditative.

La pièce Zero Waste du compositeur Nick Didkovsky utilisait un médium graphique plus traditionnel, avec une partition classique en notation occidentale. La particularité de la pièce réside dans la manière dont celle-ci est construite et évolue dans le temps. Il s’agit d’un duo entre le pianiste Olivier St-Pierre et un ordinateur qui met au défi l’interprète de créer et de lire à vue une nouvelle pièce en direct. Après un faux départ occasionné par un brusque arrêt de la projection, le musicien a pu aller au but de sa performance. S’ensuit un jeu de relai de style « téléphone » où après avoir joué les deux mesures créées par le logiciel, ce dernier en affiche deux nouvelles, interprétées et générées de nouveau, prenant en compte les différentes variations de l’interprétation, de même que les erreurs effectuées par Olivier St-Pierre. À ce mouvement perpétuel instauré au piano dont la partition se dévoile sous nos yeux, les instrumentistes se greffent à la matière musicale pour la complémenter. Il en ressort un caractère obsessif comme un mantra musical.

La vie de l’esprit de Joane Hétu, composé en collaboration avec l’artiste visuelle Manon De Pauw, est une allégorie sur le fonctionnement de l’esprit, des idées et de l’imaginaire. S’ouvrant sur une mélodie originale, on navigue à travers des moments de grandes tensions et d’effervescences chaotiques et des instants de calme. La partition/œuvre d’art de Manon De Pauw qui accompagne la musique sur laquelle Hétu a superposé la musique épouse les coups de pinceaux d’aquarelles, les effacements et les formes aqueuses créées sous nos yeux et qui prennent la forme de cellules ou de synapses.

L’œuvre de Terri Hron Mouth of a River fait également appel à l’eau dans sa constitution thématique et sonore, mais présentée dans un cadre plus stable. Inspiré par un séjour dans l’estuaire du Saint-Laurent, Hron explore ces eaux, ces rochers et ces marées par le biais de montages de photos et de vidéos. Le plan fixe tourné depuis une arche (ou une grotte) donnant sur le fleuve donne d’une bouche ouverte. C’est dans cette embouchure que différentes images et vidéos se superposent, se transforment avec une musique texturée.

Tiroirs bonbon pastels de Nour Symon est venu conclure la soirée avec une explosion de couleurs vives. Le langage de Nour Symon est dense, chargé et chaotique demandant une nécessaire acclimatation avant que l’auditeur et les interprètes trouvent leur vitesse de croisière. Nous en avions fait l’expérience dans un précédent concert avec son œuvre J’ai perdu le désert, un peu plus longue, mais qui s’inscrit dans la même lignée thématique. L’œuvre fait appel à une intensité de jeu marquante de la part des instrumentistes, notamment de Corinne René aux percussions et de Jean Derome. Ce dernier changeait d’instruments pratiquement à chaque seconde, alternant entre saxophones, flûtes, embouchures et divers objets, autant d’éléments qui influaient sur le timbre de la musique.

Ce concert a offert au public, cinq voyages visuels et auditifs qui nous amènent sur des chemins hors de notre zone de confort et de nos habitudes d’écoute en venant brasser notre conception, peut-être statique et conventionnelle de la partition écrite et de la manière de faire de la musique. L’éclectisme du concert a donné un vaste aperçu des formes que peut prendre ce type de composition, allant du plus expérimental au plus accessible. Si un des objectifs de ce concert était de présenter la variété de ce type d’écriture, il a été réussi.

expérimental / contemporain / Musique de création

M/NM  | L’usage de l’audiovisuel comme matériau de création, bienvenue chez Nicole Lizée

par Alain Brunet

Montréalaise originaire de Gravelbourg, Nicole Lizée est une authentique visionnaire de cette démarche consistant à utiliser le matériau cinématographique ou vidéographique dans la composition d’œuvres musicales. Samedi soir au Cœur des sciences de l’UQAM (Agora Hydro-Québec), c’était  le programme lui étant consacré: Montréal/Nouvelles Musiques y présentait 3 de ses œuvres dans un programme de 5. 

Les matériaux audiovisuels qu’emploie Nicole Lizée  dans ses œuvres comprennent divers éléments tirés du quotidien de différentes époques de son existence, jouets, archives audiovisuelles et autres artefacts du quotidien. La compositrice filme aussi ses propres scènes incluant des acteurs-musiciens,  comme ce professeur qui nous explique à tort ce qu’est un rythme acceptable et un autre injouable. 

Elle fait aussi dans l’humour absurde et  le fantastique lorsqu’elle fait apparaître de fausses partitions dans les mains d’une musicienne qui raconte ses déboires avec une entité possiblement malveillante. Or cette trame narrative n’a d’autre objet que d’être l’un des canaux d’expression d’un pièce musicale, en l’occurrence la réorchestration de 8-Bit Noir, composée en 2019. Dans le cas qui nous occupe, la flûtiste Marie-Hélène Breault est la seule instrumentiste sur scène, autour de laquelle la compositrice a érigé un environnement audiovisuel constitué de sketches vidéo. La facture DIY de l’œuvre est aussi une caractérisque de cette esthétique, on l’observera dans ses autres pièces au programme.

De Margareta Jeric, Les échos  de l’Adriatique a été créée samedi par l’Ensemble de la SMCQ sous la direciton de Cristian Gort. Pour flûte, clarinette, percussions, guitare électrique, piano, violoncelle, contrebasse, support et dispositif vidéo, cette pièce est accompagnée d’images de la mer Adriatique, particulièrement une usine de sardines, vétuste et abandonnée sur la côte croate, dont on ignore la destinée. Les sons imaginés par Margareta Jeric illustrent bien les failles du décor et la nature qui reprend ses droit. L’œuvre musicale est remplie de petits détails dans les percussions, cloches, coups d’archets dans les aigus, on en passe.

Black Midi, composée en 2017 par Nicole Lizée, est une évocation de cette sous-tendance aussi nommée Black MIDI, qui consiste en des compositions utilisant des fichiers MIDI afin de créer une pièce ou un remix contenant un nombre hallucinant de notes, arbitrairement posées sur la partition ou dans le programme de composition, à tel point que la feuille de musique finit par se noircir de notes, d’où l’expression Black MIDI. L’exécution suppose des résultats hallucinants, impossible pour les doigts humains d’interpréter de telles partitions. Autour de cette idée de musique impossible à jouer, la compositrice a imaginé une trame narrative, les personnages de la vidéo précédente sont de retour, ils racontent leurs aventures non sans humour, pantois devant  le phénomène. 

Pour piano et traitements audiovisuels exécutés en phase, cette œuvre inclut changements fréquents de tempos, accelerandos, modulation métrique, usage de jouets musicaux. L’objet est d’extirper ce procédé informatique de composition et de le lier à la performance vivante, le piano joué par Pamela Reimer coiffée d’une perruque dans ce contexte d’étrangeté et de fantaisie. Très intéressant, divertissant et humoristique mais… on peut avoir envie de décrocher avant la 22e et dernière minute de cette œuvre qui fait néanmoins son chemin dans le corpus d’œuvres déjà considérable de Nicole Lizée.

Closures de Philippe Macnab-Séguin est une œuvre où la masse sonore s’étend, se répand, se contracte, s’enroule ou explose à la manière de nos trajectoires de vie. La pièce s’ouvre sur un vrombissement suivi de lents glissandos menant à des éclats de fréquences aiguës. Ces successions d’ondes sont générées par un Ensemble de la SMCQ  cette fois composé de flûte, clarinette, percussions (vibraphone proéminent), guitare électrique , piano, violoncelle, contrebasse, support et dispositif vidéo. Le mouvement des marées devient progressivement un rythme continu et se fluidifie de nouveau avec des spirales mélodiques  ascendantes de clarinette et de flûte, pour ensuite se muscler de nouveau et s’éteindre lentement jusqu’à un dernier coup franc de percu, coiffé du même vrombissement servi en introduction. Franchement, ce Philippe Macnab-Séguin doit être pris au sérieux. 


On conclura avec Dancist, troisième œuvre de Nicole Lizée au programme, composée en 2019. Dans le même esprit que ses autres œuvres au programme. Dancist , pour clarinette, percussions, guitare électrique, piano, violoncelle, contrebasse et dispositif audio/vidéo, se consacre à l’évocation surréelle de la musique de danse, reprenant une trame narrative similaire, teintée d’une sorte de réalisme magique, aussi d’humour décapant et de d’auto-réflexivité sur son propre processus créatif dont les résultats se situent quelque part entre l’installation audiovisuelle et la composition. En quittant l’amphithéâtre, on se rappelle que Nicole Lizée a souvent défendu ses œuvres avec son propre ensemble qu’on voit moins vu l’essor de sa carrière en tant que compositrice. Le défi à venir pour elle, se dit-on au sortir de la salle de concert, consiste  de créer des œuvres qui auront  le même impact que celui produit par son propre orchestre.

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expérimental / contemporain / Musique de création

M/NM | Le geste et le son… À l’écoute du geste

par Alain Brunet

À l’écoute du geste était  le moment de l’Ensemble Éclat, un programme présenté dans un Music Multimedia Room (MMR) rempli à capacité. Cohérent avec la thématique du 12e M/NM,  soit le rapport entre image et musique, ce programme explorait la représentation visuelle de la musique à travers le geste, que ce soit par la danse ou par la gestuelle des interprètes de la musique. On a eu droit aussi à la démocratisation du karlax, un instrument numérique aux allures d’instrument à vent mais qui déclenche aussi des sons selon le mouvement.

Sous la direction de Charles-Éric Fontaine, ce jeune ensemble réunit trois interprètes de karlax (Tom Mays, D Andrew Stewart, Huizi Wang), la flûtiste Alex Huyghebaert, la clarinettiste Charlotte Layec, le tromboniste Éric Bourgeois, l’accordéoniste Darko Dimitrijevic, le percussionniste Charles Chiovato Rambalato, le pianiste Paul Çelebi, la violoniste Jeanne Côté, l’altiste David Montreuil, la violoncelliste Audréanne Filion, le contrebassiste William Boivin.

On a commencé par Les Princesses de Luis Naon (2008), œuvre composée pour la danse (Alexandra Caron) , pour piano, percussions, électronique. Non sans rappeler les cloches, tambours et gongs d’Asie méridionale ou d’Indonésie, cette œuvre est foncièrement atmosphérique, propice aux mouvements lents, fluides et gracieux de la danseuse. 

Cette mise en situation était propice pour Cinq frissons méta-mécaniques d’Adriana Alsina Tarrès (2019), pour accordéon et deux percussions. L’accordéoniste génère des motifs texturaux, notes seules, expirations sans notes et autres techniques avancées de son instrument, pendant que les percussionnistes en font autant en frottant, grattant et martelant leurs instruments. La pièce se déploie en deux temps, deux mouvements bien soudés… et le troisième mouvement sera joué après la pièce qui suit, et le quatrième après la suivante.

Prélude à l’épais, de Philippe Leroux (2017-18) s’amorce avec un décollage linéaire, lent, sûr de fréquences et textures mélodico-harmoniques. Viennent par vagues ces bouillons de cordes, vents et bois, violon, violoncelle, flûte, clarinette, piano. Des phrases mélodiques plus complexes s’immiscent progressivement, et produisent ainsi de superbes contrastes. La linéarité du départ se transforme en cascades et en éruptions, le calme et la tempête se disputent le territoire, le calme finit par l’emporter. De plus cette consigne particulière aux interprètes : dessiner dans l’espace des lettres, des mots, des lignes question d’explorer la relation entre le geste de l’écriture et celui de la production des sons, le tout inspiré d’une toile de la collection Pierre Bourgie, soit l’Annonciation de Jan Provoost, peinte au XVIe siècle.

S’ensuit Aphasia, pour interprète gestuel et électronique, se veut une « explosion de sons complètement déformé », commandée à l’origine en France à Mark Applebaum par le Groupe de Recherche Musicale (GRM) et induisant une gestuelle de l’interprète (chanteur ou pas) en intime relation avec les sons générés en temps réel.

D’une durée de 20 minutes, la pièce la plus longue au programme était créée en ce vendredi 21 février : Instrumental Interaction V de Benjamin Lavastre, pour ensemble, 3 karlax, électronique et ensemble. Il s’agit de la 5e pièce du compositeur ayant pour objet d’explorer les interactions entre cet instrument atypique et ses interlocuteurs… typiques. S’installe un dialogue de mélodies déconstruites, de percussions de textures  à la fois acoustiques et synthétiques. Les modes de jeu se superposent, on assiste effectivement à un déploiement de possibilités permettant au compositeur de préciser sa pensée sur l’usage du karlax dans dans un contexte de musique de chambre. D’autres détails suivront… on imagine.

Le programme s’est conclu par l’exécution de L’autre épaisseur, œuvre composée en 2023 par Philippe Leroux, et dont l’objet est (aussi) la relation entre le son et le geste physique. Plus précisément, l’autre épaisseur se déploie sur 7 configurations issues de mouvements des corps, ces configurations se veulent sonores et dynamiques. Exposées une première fois, elles se superposent ensuite à la manière d’un contrepoint et finissent par s’unifier dans la perception de celles et ceux qui en reçoivent la proposition.

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classique moderne / classique occidental

OSM et Khachatryan | Musique, politique et condition humaine

par Hélène Archambault

Il y a des moments où on se sent privilégiés d’être là où on est. C’était le cas mercredi soir à la Maison symphonique. Je crois que c’était un sentiment partagé, du moins si je me fie au rappel qu’a eu le violoniste Sergey Khachatryan qui a formidablement interprété le Concerto pour violon en ré majeur, op. 35 de Tchaïkovski. 

L’orchestre lui a fourni un écrin dans lequel il a pu exprimer sa sincérité, comme lorsque les flûtes reprennent à la fin de sa cadence, toute personnelle, ou encore, dès les premières mesures, alors que les cordes introduisent le violon solo. 

Le rappel est une pièce de Grigor Narekatsi, poète mystique arménien du 10e siècle, saint de l’Église apostolique arménienne. En 2015, en commémoration du 100e anniversaire du génocide arménien, le pape François a déclaré saint Grégoire de Narek (nom francisé), docteur de l’Église, le 36e, pour ses écrits intemporels. Intemporelle, Havoun, havoun l’est. À plus de 1000 ans d’écart, sa pièce résonne. 

Après l’entracte, Payare et l’OSM attaquent la Symphonie no 11, op. 103 « L’année 1905 » de Chostakovitch. 11 jeunes instrumentistes des écoles de musique de Montréal, Conservatoire, McGill, Université de Montréal, font partie de l’orchestre pour l’occasion. Connaître l’histoire de cette symphonie donne des clés pour l’apprécier pleinement, car ce n’est pas le genre de pièce que l’on écoute en préparant une salade de pois chiches le lundi matin avant d’aller attraper le métro. Les notes de programme sont éclairantes. La Symphonie no 11 est intimement liée à l’histoire de la Russie, puis de l’Union soviétique, tant dans son écriture que dans sa réception par le régime. L’URSS au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ayant décrété la musique de Chostakovitch ennemie des travailleurs, il faut attendre les années 1950 pour de nouvelles compositions. Composée début 1957, Chostakovitch y raconte en musique l’insurrection populaire de 1905 contre l’Empire russe. Le premier mouvement, « La place du palais », s’ouvre sur un tableau hivernal et hostile où se déroule bientôt une répression sanglante. Caisse claire militaire, clairon et illustrations de chants folkloriques sont autant de manifestations sonores de la violence de la répression. Le second mouvement évoque le Dimanche rouge et encore ici, Chostakovitch utilise le matériau musical pour dépeindre l’horreur du massacre et la désolation de la mort. Le troisième mouvement « Mémoire éternelle » rappelle la Marche funèbre des Révolutionnaires. Quant au Finale, « Tocsin », c’est la ferveur révolutionnaire, caractérisée par trompettes et cordes basses, interrompue par une mélodie au cor anglais, et qui se termine aux sons des cymbales et des cloches. Quand la musique cesse, on se demande ce qu’on vient de vivre. J’étais émue, dérangée, jetée à terre. 

Ce concert incarne la condition humaine dans toute sa fragilité.

crédit photo: Antoine Saito 

expérimental / contemporain / jazz contemporain / Métal / Musique de création

M/NM | le métal et le jazz actuel s’invitent au buffet de la SMCQ

par Alain Brunet

Mercredi soir au Music Multimedia Room (MMR) de l’école de musique Schulich de l’université McGill, David Therrien Brongo, percussions, Louis-Philippe Bonin, saxophones et Alexandre David, guitares, nous ont donné mercredi un aperçu probant d’un alliage créatif entre musique contemporaine de souche classique, jazz contemporain et… métal. Quelques semaines après l’expérience Voiviod symphonique de l’OSM, dont l’objet était de magnifier un répertoire populaire dans un contexte orchestral, l’esthétique métal s’invitait cette fois sur le terrain de la SMCQ et de son festival M/NM.

Ce programme à géométrie variable pour ses exécutants ne se voulait pas foncièrement métal, mais plutôt une hybridation entre esthétiques apparemment étrangères les unes des autres, mais qui se joignent après un long passé de quasi ignorance mutuelle.

Ainsi donc, la première œuvre au programme, Átroposde Rocío Cano Valiñ, une pièce de 9 minutes composée en 2020-21, met en scène les techniques avancées des saxophones alto et soprano et les interventions percussives des xylophone, tambours et autres cymbales. L’intérêt repose ici sur le jeu du saxophone rappelant les dernières décennies de jazz contemporain dans ses avancées texturales et atonales, sans pour autant nous faire découvrir l’inédit.

Idem pour True North, composée en 2007 par Andrew Staniland, qui prévoit l’usage de techniques comparables pour le saxophoniste dont les partitions sont répartis sur 4 lutrins ceinturant l’interprète, le tout enrobé de traitements électroniques.

En 2016, la compositrice montréalaise (originaire de Saskatchewan) Nicole Lizée avait imaginé une œuvre inspirée de l’organisme Parents Music Resource Center soit ces Mothers of Prevention pour reprendre le sobriquet suggéré par Frank Zappa afin de narguer la censure de ces mères crispées, jadis scandalisées par le hardrock, le métal ou le hip-hop pour leur langage cru, explicite, sexuel, parfois violent.

Sur grand écran, un film d’archive est allègrement charcuté : la mère de Tipper Gore (alors la compagne d’Albert Gore, ex vp états-unien) et Susan Baker, épouse de James Baker, ex-secrétaire d’État des USA, sont ridiculisées avec raison par l’usage créatif de leurs indignations, somme toutes ridicules.

On sait que Nicole Lizée a acquis une grande maîtrise dans cet usage du cinéma dans son œuvre, cette fois consacrée à un langage percussif écrit, saccadé, parsemé de changements vifs et ponctuations de différentes intensité, toujours en phase avec le montage de ce pamphlet grand écran, percussions et traitement électroacoustique.

À mon sens, l’intérêt de ce programme résidait néanmoins dans sa deuxième partie, soit deux œuvres de fusion entre musique contemporaine écrite, jazz contemporain et métal. David Therrien Brongo a alors troqué son attirail typique de la percussion classique pour une batterie typiquement métal, un instrument qui l’a profondément séduit avant qu’il ne fasse des études avancées en percussion. Ce virtuose n’a visiblement pas une formation jazz, la carrure de son jeu exclut le swing à l’évidence, ses qualités se trouvent ailleurs, soit dan la fusion de son jeu métal à son expertise en percussion classique.

Infinite Jest (Superpose III), une oeuvre de 7 minutes composée en2010 par Alexander Schubert pour power trio en quelque sorte, était plus proche de la musique actuelle/contemporaine dans son lexique et sa trame discursive : saxophone dessinant des lignes atonales et éructant moult sonorités typiques des recherches free; guitare aussi introspective, impressionniste, assez ténue compte tenu de ses possibilités, et batterie très contemporaine fondée sur un parcours complexe défini par le compositeur.

La meilleure pièce au programme fut la dernière : Delta, pièce de 11 minutes composée en 2024 par le guitariste Alexandre David, mettait en relation ce trio dont il est l’un des artilleurs avec une magnifique vidéo de danse contemporaine.

L’exécution des danseurs.ses était ainsi projetée sur grand écran pendant que s’exécutaient les interprètes. Un voile de textures synthétique recouvrait ces élans beaucoup plus musclés, ce qui n’excluait en rien la finesse dans l’écriture. Spectacle total, donc. Voilà la pièce de résistance, et voilà certes un filon à exploiter pour ces musiciens qui auront encore beaucoup à dire s’il souhaitent poursuivre l’expérience.

musique contemporaine

M/NM | Musique à l’âme et à l’encre de Chine

par Frédéric Cardin

Le Festival Montréal Nouvelles Musiques présentait hier un programme inusité, Le son de l’encre, au centre duquel se manifestait la démarche à la fois mécanique et symbolique du trait, du dessin et de l’écriture. Cinq œuvres pour flûtes et diverses additions (vidéo, interface sonore animée par la gestuelle, calligraphie en direct) étaient jouées. L’esprit de la calligraphie asiatique est associé à l’élégance, à l’harmonie et à la minutie. C’est également dans cet état sonore, du moins en général, que la musique proposée s’est épanouie. Bien que ‘’contemporaines’’, les pièces au programme, pour la plupart, étaient enveloppées d’échos plus ou moins explicites de musiques asiatiques, grâce aux harmonies sur gammes pentatoniques. Signées par François Dery, Claire-Melanie Sinnhuber, Tao Yu, Gualtiero Dazzi et François Daudin Clavaud, les oeuvres aux titres évocateurs (Bambous, Fleurs de prunes tombantes, Le son de l’encre, Vent léger, etc.) ont dressé un décor à la fois moderne et intemporel, baigné dans une atmosphère souvent contemplative, voire ritualiste. Quelques pièces étaient plus poignantes que d’autres, comme par exemple La demeure du rêve de Gualtiero Dazzi, superbe construction sonore sur des dessins du Sud-Coréen Kim Yung Gi, l’un des grands illustrateurs de notre époque, décédé à 47 ans en 2022. Les dessins de Gi, quatre au total et admirables de naturel mais aussi de complexité symbolique, se déclinaient en une série de portraits familiaux mis en abîme les uns par rapport aux autres. Un moment profondément touchant. 

La présence du calligraphe de renommée Shanshan Sun était nécessaire pour accompagner quelques œuvres comme Feu, neige, cendres de François Déry. Je n’ai pas été aussi convaincu par la cohérence de la relation entre les gestes live de Sun et la musique. D’autant plus que dans la dernière pièce de la soirée, la coordination a semblé faire défaut, Sun terminant son écriture sur grand papier, pendant que les musiciens avaient fini de jouer. Je dirais que presque une minute s’est déroulée lors de laquelle un simple regard de l’un des flûtistes trahissait sn interrogation, à savoir s’il devait rester encore longtemps avec son instrument levé… 

Quoi qu’il en soit, j’ai beaucoup aimé la polyvalence du Trio d’argent, formé de Michel Boizot, Xavier Saint-Bonnet et François Daudin Clavaud. Trois flûtes ensemble, certains vous diront que c’est du suicide. Les Français ont démontré que cela pouvait très bien se faire, et en plus, sonner magnifiquement bien. La variété des types de flûtes utilisées y était aussi pour beaucoup. Occidentales, orientales, flûtes basses (j’adore!), etc., les couleurs déployées étaient nombreuses et bellement appliquées, dans une perspective contemporaine, certes, mais pas expérimentale. 

Une soirée parfois envoûtante, souvent apaisante, toujours agréable et surprenante. Une fort jolie proposition du Festival Montréal Nouvelles Musiques, dont ce n’est encore que le début. 

Entrevue d’Alain Brunet avec le flûtiste Michel Boizot :

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musique contemporaine / Piano

M/NM : L’insecte de Kafka en métamorphose sous la Satosphère 

par Judith Hamel

Ce lundi soir, une poignée de mélomanes ont bravé les bourrasques glaciales et les montagnes de neige pour s’installer bien confortablement dans les poufs de la Satosphère, au cœur de la Société des arts technologiques (SAT). Tout droit venus de Malte, le compositeur Ruben Zahra et la pianiste Tricia Dawn Williams avaient troqué la douceur méditerranéenne pour le froid montréalais afin de présenter Kafka’s Insect dans le cadre du Festival international Montréal/Nouvelles Musiques (M/NM).

À travers une performance audiovisuelle immersive, Kafka’s Insect est une relecture du célèbre roman La Métamorphose de Franz Kafka (1915). En une quarantaine de minutes, le récit visuel met en scène des personnages de l’histoire de l’auteur austro-hongrois ainsi qu’un véritable insecte filmé sous divers angles et en mouvement. La narration se construit en fragments et s’appuie sur des événements sonores directement issus du texte de Kafka : le martèlement de la pluie contre les vitres, le fracas d’une fiole de laboratoire s’écrasant au sol ou encore le choc des pommes projetées contre un mur. Ces sons diégétiques se mêlent à la bande sonore jouée en direct par le piano et les synthétiseurs. Vers la fin de l’œuvre, un dialogue s’installe entre un violon enregistré dans le film et le piano joué sur scène. Ces interactions renforcent la cohésion entre l’univers sonore et visuel et rendent l’expérience d’autant plus immersive.

De plus, des éléments mis en boucle nous poussent à interpréter les scènes sonores et visuelles avec différents regards. Ce procédé amplifie l’étrangeté de l’œuvre, rendant hommage à l’absurde qui imprègne le texte de Kafka.

Les projections vidéos – habituellement diffusées sur une sphère gonflable de deux mètres de diamètre placée au centre de la scène – ont été spécialement adaptées pour cet événement, exploitant une large partie de la surface du dôme immersif de la SAT. Le film, tourné en grande partie avec un objectif vintage Daguerreotype Achromat de 1838, affichait une esthétique singulière ; une lumière douce, avec un flou évoquant un imaginaire florissant, à l’image du protagoniste de Kafka. L’image circulaire était ainsi projetée sur le dôme. Les projections du protagoniste représenté en insecte géant étaient ainsi sur écran imposant, créant une atmosphère captivante.

L’intégration des textes projetés, bien qu’elle facilitait la compréhension du récit, rompait parfois l’immersion. En revanche, les moments où les synthétiseurs s’ajoutaient au piano permettaient d’établir une ambiance particulièrement enveloppante. Enfin, la synchronisation impeccable entre la musique en direct et la vidéo, facilitée par un clic dans les écouteurs des interprètes, a été un élément appréciable qui a renforcé la fluidité de la performance.

Ce spectacle marquait le dernier événement du M/NM présenté à la SAT, mais la 12ᵉ édition du festival se poursuit avec encore plusieurs concerts à découvrir dans les prochains jours. Axé cette année sur le dialogue entre musique et image, le MNM propose pas moins de 18 concerts sur 16 jours.

crédit photo: Emma Tranter

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expérimental / contemporain

M/NM | ¡Némangerie mâchée!… Quelle ménagerie !

par Alain Brunet

Par un soir de tempête historique à la Société des arts technologiques, M/NM a  quand même honoré la thématique de cette biennale, c’est-à-dire la rencontre de l’image et de la musique. Le programme ¡Némangerie mâchée! a ainsi attiré un parquet de braves très motivés, et pour cause : cette superbe performance vidéo-voix devra impérativement être présentée de nouveau au public, vu son réel potentiel fédérateur. L’ensemble vocal Phth et l’artiste visuelle Beth Frey créent ensemble un monde fantaisiste, parfois hilarant, un monde de mutants humanoïdes qui s’expriment à travers les 5 chanteurs, improvisateurs, onomatopistes aguerris. 

De gauche à droite en regardant derrière l’auditoire où se trouvent les interprètes:  Sarah Albu, Elizabeth Lima, Kathy Kennedy, Gabriel Dharmoo, David Cronkite y développent ensemble un vocabulaire hallucinant où le chant et tous les autres sons provenant du corps humain trouvent une cohérence artistique : borborygmes, onomatopées, croassements, gazouillis, cris, pleurs de bébés, rires gras et autre sons de nos vies se mêlent au chant lyrique romantique ou baroque, au chant jazz, au barbershop, doo-wop ou autres pratiques vocales connues et éprouvées. Très cool!

Force est d’observer que ce lexique d’avant-garde a été enrichi par ses praticien.ne.s au fil des dernières décennies et qu’il est désormais obsolète de considérer cette pratique comme une fantaisie expérimentale. Au contraire, ces techniques augmentées du chant contribuent très aux avancées réelles de la musique aujourd’hui, ici et maintenant.

¡Némangerie mâchée! projette une série de tableaux vidéo où les créatures étranges s’expriment vocalement, sorte de lipsync improvisé qui ne cesse de captiver l’auditoire jusqu’à la fin de de l’exécution.

« La nature informe et chromatique des créatures de Beth, indiquent les notes de programme, partage des échos conceptuels et sensoriels frappants avec leur mise en voix bizarroïde par Phth, connus pour leur palette sonore qui accueille la beauté et la laideur organiques du son sans discrimination. »

Cet art-vidéo  de Beth frey est parfaitement assorti au travail des interprètes et improvisateurs s’exprimant en temps réel et mettant à profit leurs connaissances profondes en tant que chanteurs. 

Bien qu’il en soit le principal vecteur apparent, l’humour absurde n’est pas la seule vertu cardinale de ¡Némangerie mâchée! : À travers ce prisme du rire franc induit par cette performance ressortent d’autres émotions et perceptions sensibles: la douleur, la peine, l’affolement, l’étonnement, la tolérance de la différence, on en passe. 

Vivement la suite !

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Afrique / autochtone

Mois de l’histoire des Noirs | Une immersion afro-autochtone

par Sandra Gasana

Pour sa troisième édition, Immersion nous a plongés dans une rencontre entre deux femmes artistes africaines, Dalie Dandala, du Congo-Brazzaville, et Lerie Sankofa, de Côte d’Ivoire, et une femme Atikamekw, Laura Niquay. Ensemble, elles nous ont partagé le fruit de leur résidence de création artistique de 21 jours au cours de laquelle elles ont appris à se connaître, elles ont créé ensemble tout en chantant dans les langues respectives de chacune.

L’art de la mise en scène avait toute sa place dans ce spectacle, sous la direction de Fredy Massamba, lui-même artiste de renom. De l’habillement, à la danse, aux nombreux instruments joués par les trois femmes, rien n’était laissé au hasard. Chacune à tour de rôle prenait le temps d’expliquer ses chansons, avec la participation des autres aux chœurs ou à l’aide d’un instrument. Par moments, on ne savait plus s’il s’agissait d’une langue africaine ou autochtone, tellement les frontières étaient poreuses.

Le chant, la danse, les instruments et leur agencement s’est fait tout naturellement, permettant aux artistes de se raconter à leur guise. Le ngoma, les percussions, la guitare, le tambour handpan et l’ahoco : tout y était. Chacune des artistes chantait dans sa langue maternelle, en insérant par moments des bouts de phrases en français.
« Nzobi, dans ma langue signifie rituel ou prière, un peu comme le vodou », nous explique Dalie Dandala avant d’entonner sa chanson en nyari. Elle est rejointe par Lerie aux percussions et Laura aux chœurs avant de se mettre à danser, toute vêtue de rouge.

À son tour, Lerie nous partage une chanson en avikam qui parle des femmes et de leur volonté de liberté lorsqu’elles sont maltraitées par leur mari. Dalie et Laura l’accompagnent, l’une à l’ahoco et l’autre à travers une poésie dans la langue Atikamekw, avec un peu de français.

Malgré une corde de sa guitare qui se détache en plein show, cela n’a pas empêché Laura d’en jouer sur le morceau « Stéréotype », qui dénonce les préjugés sur le rôle de la femme, avec Dalie et Lerie aux chœurs et percussions.

Ces femmes ont même fait participer le public sur un morceau, alors que Fredy Massamba ne pouvait plus se retenir de danser. C’est d’ailleurs ce qu’il a fait à un moment dans la soirée lorsqu’il a rejoint le trio sur scène, rapidement accompagné par Louise Abomba, une artiste visuelle du Cameroun.

Elles ont clôturé le spectacle avec un hommage aux jumeaux, considérés comme une bénédiction dans plusieurs cultures en Afrique, en chant, en musique et en danse. La complicité était plus palpable entre les deux artistes africaines, bien entendu, mais Laura a réussi à se frayer une place tout en leur donnant l’espace de créer un lien plus fort entre elles.

S’en est suivi une période d’échange, qui a permis aux spectateurs de poser quelques questions aux trois artistes. Le thème de la femme était central tout au long du show, le pouvoir qui leur sont conférés, leur rôle dans la société et les préjugés à déconstruire à leur sujet.
À la question « Et après ? » venant du public, nous avons appris que Laura, qui travaille présentement sur un album blues avec un band uniquement composé de femmes, a invité Dalie et Lerie à participer à son projet. Nous allons donc devoir attendre une suite à cette immersion artistique qui aura résulté en une symbiose culturelle entre l’Afrique et un Peuple autochtone du Canada.

musique contemporaine

Ali Zadeh chez Molinari : une visite qui restera dans nos mémoires longtemps

par Frédéric Cardin

L’événement Le quatuor selon Ali Zadeh, organisé par le Quatuor Molinari et se déroulant sur trois journées, atteignait son point culminant samedi soir, le 15 février, à la salle du Conservatoire de Montréal. En présence de la compositrice, petite femme élégante de 78 ans, on y a écouté, probablement pour la toute première fois au monde, la totalité de ses quatuors à cordes d’une seule traite. Une totalité d’autant plus inédite qu’elle comportait la création d’une œuvre écrite spécifiquement pour les Molinari, son quatuor Farewell

ÉCOUTEZ L’ENTREVUE RÉALISÉE AVEC OLGA RANZENHOFER DU QUATUOR MOLINARI

Après une mise en bouche assez fournie et débitée à toute vitesse par l’artiste multidisciplinaire Nicolas Jobin, également ‘’spécialiste’’ de l’oeuvre de Franghiz Ali Zadeh, les sept quatuors de la compositrice azerbaïdjanaise ont été lancés dans un ordre non chronologique, contrairement à l’habitude du Quatuor Molinari dans ce genre d’événement. Une idée de Mme Ali Zadeh qui, je pense, s’est avérée heureuse car elle privilégiait une alternance entre les œuvres harmoniquement ‘’modernistes’’ et celles plus ouvertement ‘’folkloriques’’. 

Je ne résumerai pas ici chaque pièce, mais l’impression finale des nombreux auditeurs présents est probablement celle d’une fusion authentique, savante sans cérébralisme abscons, d’univers musicaux orientaux et occidentaux. Le langage des chants sacrés azéris, appelés mughams, est omniprésent dans la palette expressive d’Ali Zadeh, mais avec des variantes d’intensité et d’explicité selon les quatuors. Si Reqs (Danse) de 2015, et surtout Mugham Sayagi de 1993, son œuvre la plus célèbre (créée par le Kronos), sont fortement teintés de ce que des oreilles occidentales perçoivent comme de l’orientalisme évident, d’autres comme Dilogia (1974, rév. 1988), In Search Of… (2005), et même la création Farewell (2025) s’inscrivent plus fortement dans un sillage hérité de la modernité chromatique, voire carrément de la Seconde École de Vienne (Farewell est explicitement inspiré du Concerto À la mémoire d’un ange d’Alban Berg). Cela dit, même dans ceux-ci, l’âme d’une musique savante liée au chant sacré islamique demeure perceptible, pour qui sait écouter. 

C’est ainsi que l’on peut affirmer que la musique de Franghiz Ali Zadeh est une authentique fusion, un syncrétisme brillant, naturel d’autant plus que vécu personnellement par l’artiste tout au long de sa vie (la conférence de Nicolas Jobin fut, à cet effet, très éclairante). Cette musique est encore plus puissante dans son expressivité car Mme Ali Zadeh possède deux atouts majeurs supplémentaires : elle est d’abord une excellente narratrice musicale, qui sait raconter des histoires suffisamment focalisées pour planter un décor vivant, mais aussi laisser un espace interprétatif, autant pour les musiciens que pour les auditeurs, afin de permettre à chacun et chacune de s’y plonger avec une certaine liberté de perception. Deuxièmement, Ali Zadeh est une fine coloriste, qui utilise toute la palette, ou presque, des techniques cordistes telles le col legno battuto, les tremolos, les glissandos, les pizzicatos, les sourdines, etc. Ailleurs, les musiciens chantent, ou (dans Mugham Sayagi), jouent également des percussions, se déplacent sur scène et jouent en coulisses. Aussi, les rythmes utilisés par Mme Ali Zadeh, souvent exigeants mais propulsifs, finissent d’octroyer à sa musique une accessibilité contagieuse.

Pour cette facilité de réception, additionnée à un savoir académique élaboré et une complexité structurelle tout sauf obtuse, la proposition musicale de Franghiz Ali Zadeh est l’une des plus inspirantes de notre époque, peut-être l’une des plus porteuses d’avenir en création contemporaine.

Ce genre d’événement de stature mondiale (qui comprenait également deux journées précédentes de conférences et de discussions) est à marquer d’une pierre blanche car elle fera date. Le Quatuor Molinari nous a donné le genre de privilège que connaissent beaucoup mieux les mélomanes de Berlin, de Vienne ou de Paris. L’ensemble a pour cela bénéficié de l’appui d’un mécénat aussi clairvoyant qu’essentiel (la Fondation Famille Lupien, pour ne pas la nommer…), auquel nous sommes reconnaissant.

Je terminerai avec une flèche lancée à quelques ‘’concurrents’’ médiatiques (pardonnez-moi, mais vous comprendrez) : à ma connaissance, personne, ni de Radio-Canada, ni de La Presse, ni du Devoir, n’était présent. C’est dire le déplorable état culturel des grands médias traditionnels, incapables de saisir le caractère unique et historique de cet événement. 

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