Rare Morton Feldman pour inaugurer le nouvel Espace Kendergi

par Frédéric Cardin

Sans tambour ni trompette (c’est le cas de le dire), une nouvelle salle de concert a été inaugurée hier soir à Montréal. Une salle, c’est vite dit. Un espace intime réservé à la musique, mais aussi à des événements privés, des lancements ou des conférences serait une formule plus appropriée. L’Espace Kendergi, en hommage à Maryvonne Kendergi, musicologue, communicatrice et figure centrale de la vie musicale québécoise pendant plus d’un demi siècle, est une salle rectangulaire d’une capacité d’environ 30 personnes assises (excluant les musiciens) ou d’une cinquantaine debout (à vue de nez, qui n’a rien de scientifique, cela dit). 

À l’arrivée en ce mardi soir, on sent que c’est tout neuf. L’odeur de peinture flotte furtivement, l’espace en question est blanc immaculé, de belles mouloures décorent les murs autrement nus et le piano, un petit modèle à queue de marque Fandrich & Sons, trône tout au bout.

Espace Kendergi du Centre de musique canadienne au Québec, Montréal. Piano à queue de marque Fandrich & Sons

Si on est là ce soir, c’est pour venir entendre, sur ce piano justement, un monument rarement joué live de la musique contemporaine : les Triadic Memories de Morton Feldman, le ‘’plus gros papillon en captivité au monde’’, selon son créateur. L’artiste, Isak Goldschneider (que je vous présentais récemment lors d’une interview publiée ici) est une autre importante figure de la musique contemporaine montréalaise, autant musicien que compositeur et principalement directeur artistique de l’organisme Innovations en concert (dont c’était le lancement de la saison 2023-2024, ceci expliquant cela vous l’aurez compris). 

Lisez l’interview avec Isak Goldschneider au sujet d’Innovations en concert et de sa saison 2023-2024

Côté musique, un moment de communion a été réalisé grâce à cette œuvre massive en durée (environ 90 minutes, non-stop!), mais aussi délicate musicalement qu’un voile de soie transparente. La musique de Feldman est un minimalisme atonal simple et complexe. La simplicité se retrouve dans les formules et motifs rythmiques et mélodiques alors que la complexité se situe dans l’évolution et la transformation de ces cellules à travers un lent, mais irrémédiable processus de répétitions et de superpositions. Avec Feldman, il faut savoir prendre le temps d’écouter. Une trempette auditive de 2-3 minutes est contre-indiquée. Ce n’est qu’à la fin des 90 minutes (dans le cas de cette pièce), que la finalité du tout, qui surpasse aisément la somme des multiples parties, nous apparaîtra accessible et l’on pourra alors comprendre le sens de l’expérience vécue. Morton Feldman, c’est comme un tableau de Rothko, mais si on peut s’imprégner de la spiritualité proposée par le peintre états-unien en un seul regard holistique, il est impossible de prendre la pleine mesure d’une oeuvre de Feldman sans, comme je viens de le dire, prendre le temps. Et même prendre le temps de prendre le temps.

Feldman est un minimaliste, mais d’une tout autre trempe que Glass ou Reich. Contrairement à ses deux compatriotes, Feldman refuse la pulsation marquée. Celle-ci existe, mais elle est insinuée, suggérée. Il refuse également la précipitation extatique et fébrile des deux autres (ainsi que leurs disciples). L’expérience musicale que procure Feldman a probablement plus à voir avec le minimalisme ‘’mystique’’ d’Arvo Pärt, ou de John Tavener. Mais furtivement, car il maintient le lien avec l’atonalisme, au contraire des deux Européens. En fin de compte, Feldman est unique et difficile à imiter. Techniquement, ce serait probablement facile, mais pour obtenir le genre de plongée transcendante que procure sa musique, je pense qu’il faut se lever de bonne heure. Là ou des imitateurs finiraient par être insupportables et paraître interminables, les 90 minutes de Triadic Memories en on parues beaucoup moins. C’est parce que Feldman réussit à faire de cette longue marche auditive (comme les autres de son catalogue), un objet qui enveloppe toute l’écoute d’une aura d’incarnation émotionnelle et spirituelle. Un sens de la totalité qui englobe la musique elle-même, le son, sa résonance dans l’espace physique et la présence humaine en relation avec ce ‘’moment-espace’’ précis. La musique de Morton Feldman est l’une des plus humanistes que l’on puisse entendre en ce 21e siècle. 

Isak Goldschneider a paru nerveux avant de s’asseoir devant le piano. On peut le comprendre. Si les exigences techniques n’ont rien du concerto virtuose, l’implication émotionnelle, intellectuelle et spirituelle, dans ce genre de musique, doit être totale, sincère et profondément incarnée. Il semblait comme repu après la dernière note, et pour cause. Il venait de livrer un magistral exercice de communications empreint d’infinies subtilités ou l’intimité réclamée par l’œuvre se doit d’être d’une rare force de pénétration vers les auditeurs. Une musique en équilibre constant sur un fil ténu, faites de délicates ‘’griffures de silence’’, comme le disait Renaud Machart dans Le Monde, mais qui, une fois réussie sa traversée, offre une marque mémorielle indélébile.

Le public a chaleureusement manifesté son approbation. C’était mérité.

Lisez A question about rhythm in Triadic Memories de James Pritchett, pianiste, sur les dessous de l’interprétation de cette oeuvre

L’acoustique de la salle est très bonne, mais elle doit conjuguer avec la rue montréalaise, ici Crescent, le nouveau nid du Centre de musique canadienne (CMC) au Québec. On a été habitué à cette dynamique urbaine, grâce à la salle Bourgie (située à quelques pas!), dans laquelle il n’est pas impossible d’entendre occasionnellement une sirène de police ou un le vacarme d’un camion-benne pendant une sonate de Schubert ou un récital de mélodies françaises. La différence avec cet Espace Kendergi, constatée lors de ce concert, c’est qu’il existe à proximité des clubs/discothèques. Ainsi, pendant les quelque trente premières minutes du concert, une vague tapisserie de ‘’pompe à beats’’, provenant d’on ne savait quel voisin, se laissait deviner dans les très nombreux interstices musicaux chers à Feldman. La sirène occasionnelle, on l’attend, mais le broum-broum continu d’un Dancefloor, ça peut devenir irritant. Ce fut le cas pour moi. Heureusement, ça s’est arrêté un moment donné. Mais on était un mardi soir! Ce que ce sera un jeudi, vendredi ou samedi, on ne peut que présumer. 

Il faudra peut-être considérer la programmation en vertu de cet élément. Un récital d’airs de Mozart, ça pourra cacher le bruit de fond. Mais du moment où les silences, ou quasi-silences, de pièces bien plus délicates seront plus présents, il y aura un risque. On verra bien ce qui en résultera, car Claire Marchand, Directrice générale et artistique du CMC, a annoncé qu’une programmation en bonne et due forme sera dévoilée plus tard. 

Ne boudons pas notre plaisir, cela dit, de voir arriver un nouveau joueur dans le réseau d’espaces de diffusion de la musique de chambre, qui plus est contemporaine et canadienne (Feldman est états-unien, mais quelques nobles exceptions de ce genre sont bien tolérables)! Juste pour cela, je crois qu’on pourra faire fi des quelques bémols joués par l’urbanité environnante. 

Et surtout, on devine que Maryvonne aurait été heureuse et honorée d’y être associée.

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