classique / classique moderne / période romantique

Émouvantes ténèbres et transcendante lumière avec Yannick et l’OM

par Frédéric Cardin

Un samedi après-midi à la Maison symphonique de Montréal : la salle est remplie et constituée d’un public à la moyenne d’âge bien plus jeune que ce qu’on nous laisse souvent entendre à propos de la musique classique. Qui plus est, ce public est enthousiaste et attentif pour un programme fait de trois œuvres assez peu connues du grand public. Il n’y a pas à dire, la musique classique se porte bien à Montréal.

C’est peut-être Yannick Nézet-Séguin, à la barre de son Orchestre métropolitain, qui stimule cet intérêt. Mais ne boudons pas notre plaisir de constater cet état de fait qui doit faire pâlir d’envie plusieurs autres villes du continent.

Un programme d’œuvres méconnues, disais-je, exception faite du Gloria de Poulenc, et encore. Le concept de l’affiche s’intitulait De l’abîme aux étoiles, ou si vous voulez, des ténèbres à la lumière. C’est essentiellement dans la deuxième partie du concert que l’on a bien ressenti ce cheminement à la fois musical et symbolique, avec le Psaume 130 « Du fond de l’abîme » de Lili Boulanger, oeuvre sombre et angoissée où une petite flamme d’espoir réussit malgré tout à s’imposer, suivi du scintillant Gloria de Francis Poulenc, dans lequel le rapport des forces essentielles est inversé : un parcours lumineux à travers lequel quelques nuages passent mais ne s’amoncellent jamais. J’y reviens plus loin.

La première partie était occupée par un bijou insoupçonné : la Symphonie gaélique de l’étatsunienne Amy Beach, créée en 1896 à Boston, et devenant par le fait même la toute première symphonie écrite et publiée par une femme, et jouée par un orchestre majeur aux États-Unis. 

C’est une pièce relativement solaire, mais dont le premier mouvement contient des références à un air traditionnel celtique, Dark Is The Night. S’agit-il là de ce qui sert de lien au concept du programme? Quoi qu’il en soit, cela demeure assez ténu, musicalement parlant. L’ensemble de la symphonie ne trempe pas vraiment dans les ténèbres. On est loin de l’abîme initial suggéré par le titre du concert. Comme j’ai dit, c’est en deuxième partie que ça se concrétise vraiment.

Mais peu importe, ça ne gâche rien, sinon les obsessions puristes de docteurs en sémantique. La Symphonie gaélique est portée par un orchestre qui a du tonus, mais qui ne devient jamais excessivement lourd. Celui-ci est finement détaillé et souvent transparent. Beach y intègre de nombreux éléments provenant de la musique traditionnelle celtique, celle de ses ancêtres venus d’Irlande et d’Écosse. Elle n’en fait jamais de caricatures ‘’folklorisantes’’, cela dit. Les mélodies, franches et attrayantes, sont savamment développées et, dans le contexte d’une orchestration bellement colorée, rappellent le monde sonore de la musique russe et surtout est-européenne. Dvořák est un modèle avoué. On pourrait même ajouter que la Symphonie gaélique est ce que le Tchèque aurait pu écrire s’il avait fait un voyage dans les îles britanniques plutôt qu’aux États-Unis. 

Des impressions de danses ici et d’élans dramatiques sur fond de panorama inspirant ailleurs, ont fait de cette symphonie une très belle découverte pour le public visiblement satisfait. Je souligne à traits forts le superbe solo réalisé par Yukari Cousineau, premier violon de l’orchestre, dans le troisième mouvement. Une sonorité puissamment expressive et richement enveloppée, donnant presque l’impression d’être sortie d’un alto. Magnifique!

Tel que mentionné, c’est en deuxième partie que le périple ascendant vers la lumière a eu lieu. Les personnes qui ne savaient pas que le Psaume 130, pour contralto, ténor, chœur et orchestre de Lili Boulanger est un chef-d’œuvre, peut-être l’une des grandes œuvres de la modernité classique (hier chanté uniquement par la mezzo Karen Cargill), sont assurément repartis du concert en ayant définitivement balayé tout doute de leur esprit. 

Du fonds de l’abîme (c’est le titre) est tiré du De profundis latin traduit en français, et dessine avec probablement une fine acuité l’état d’esprit dans lequel se trouvait Lili Boulanger lors de l’écriture, terminée en 1916. La jeune femme est morte en 1918 à l’âge de 24 ans, de la maladie de Crohn (ce que l’on ignorait à l’époque). Pendant toute sa courte vie, elle a subi les affres de sa maladie et combattu tant qu’elle pouvait. Ce Psaume dans lequel elle a jeté sur papier sa détresse, mais aussi la faible mais résiliente lueur d’espoir qui l’habitait, est un création remarquable, où les techniques d’écriture s’entremêlent génialement pour créer un discours dramatique poignant. Mode phrygien, échelle octotonique, gammes par tons, chromatisme et enharmonie s’entremêlent dans un canevas visionnaire. Si cela semble hermétique, rassurez-vous : c’est merveilleusement beau et touchant, malgré les ténèbres ambiantes. Là est le grand génie de cette compositrice qui aurait pu révolutionner la musique moderne plus profondément si le destin l’avait laissée vivre. Cargill, malgré une belle voix, semblait un peu discrète. C’est le chœur et l’orchestre qui ont marqué les sens, dans de merveilleuses nuances en clair-obscur subtilement tissées par Yannick. Quelques attaques d’une précision hésitante dans les premières mesures m’empêchent de parler de moment divin. Mais c’est très peu et la puissance émotionnelle générée par cette exceptionnelle pièce demeure intacte. Bravo!

Le contraste pouvait être difficilement plus perceptible avec le Gloria de Poulenc. On reconnaît tout de suite la patte du Français avec sa bonne humeur un brin irrévérencieuse, même dans un contexte de musique sacrée. Ceux qui aiment son opéra Dialogues des carmélites se retrouveront en terrain familier, mélodiquement et harmoniquement, à l’arrivée de l’Agnus dei. Sourires de plaisirs mais avec quelques doux frissons de spleen, c’est le Gloria de ce compositeur si atypique et original.

Yannick Nézet-Séguin, sans surprise, était imprégné de la musique et en a transporté l’essence émotionnelle à ses musiciens avec brio. La soprano Janai Brugger, installée non pas sur scène mais à côté du chœur, a fait très bel effet, avec une voix projetant fluidement une belle lumière, particulièrement appropriée, et ce sans emphase opératique exagérée. 

Un programme et un concert que l’on peut qualifier sans hésitation de grande réussite. 

Tout le contenu 360

OSM | Une matinée en légèreté

OSM | Une matinée en légèreté

Cancionera – Natalia Lafourcade

Cancionera – Natalia Lafourcade

Série Ultrasons de l’UdeM | Des sons, de l’art et de la relève

Série Ultrasons de l’UdeM | Des sons, de l’art et de la relève

Série Ultrasons de l’UdeM | De Morphose aux Outils de toute création

Série Ultrasons de l’UdeM | De Morphose aux Outils de toute création

Vox Sambou – Hayiti Lives

Vox Sambou – Hayiti Lives

Corie Rose Soumah & Hypercube au Vivier: tant d’aptitudes… matérielles

Corie Rose Soumah & Hypercube au Vivier: tant d’aptitudes… matérielles

African American Sound Recordings à la SAT : merveilleux bruit de fond

African American Sound Recordings à la SAT : merveilleux bruit de fond

Finale des Sylis d’or 2025 : la salsa devant les racines afro-colombiennes et le maloya réunionnais

Finale des Sylis d’or 2025 : la salsa devant les racines afro-colombiennes et le maloya réunionnais

Classica 2025 présenté par Marc Boucher: Valses d’amour

Classica 2025 présenté par Marc Boucher: Valses d’amour

Antoine Corriveau rentre d’un vol de nuit

Antoine Corriveau rentre d’un vol de nuit

William Tyler – Time Indefinite

William Tyler – Time Indefinite

Dweezil Zappa : Rox(pologie) de Rox(Postroph)y

Dweezil Zappa : Rox(pologie) de Rox(Postroph)y

SAT x EAF: trame sonore d’autres mondes

SAT x EAF: trame sonore d’autres mondes

Série Ultrasons de l’UdeM | Regard sur les oeuvres des compositeurs·trices

Série Ultrasons de l’UdeM | Regard sur les oeuvres des compositeurs·trices

Le gamelan, une spécialité de l’UdeM

Le gamelan, une spécialité de l’UdeM

Franz Ferdinand et Telescreens, question de se décoiffer

Franz Ferdinand et Telescreens, question de se décoiffer

Festival de Lanaudière | Renaud Loranger explique la programmation

Festival de Lanaudière | Renaud Loranger explique la programmation

Philippe Massé – Le Vent

Philippe Massé – Le Vent

Classica 2025 présenté par Marc Boucher: Sonates de Brahms par Andrew Wan et Charles Richard-Hamelin

Classica 2025 présenté par Marc Boucher: Sonates de Brahms par Andrew Wan et Charles Richard-Hamelin

Classica 2025 | Le directeur artistique explique: Albertine en cinq temps, version acoustique

Classica 2025 | Le directeur artistique explique: Albertine en cinq temps, version acoustique

Série Ultrasons de l’UdeM | Nicolas Drouin et la poétique sonore des objets oubliés

Série Ultrasons de l’UdeM | Nicolas Drouin et la poétique sonore des objets oubliés

Classica 2025 | Le directeur artistique présente le programme Beatles symphonique

Classica 2025 | Le directeur artistique présente le programme Beatles symphonique

Série Ultrasons de l’UdeM | Ton reflet défaillant et notre réalité numérique avec |[telemirror]| de Zachary Hardy

Série Ultrasons de l’UdeM | Ton reflet défaillant et notre réalité numérique avec |[telemirror]| de Zachary Hardy

Inscrivez-vous à l'infolettre