Chaque troisième lundi du mois de janvier, aux États-Unis mais également ici au Canada, est soulignée la Journée Martin Luther King Jr. Hier soir, donc, Montréal tenait son événement commémoratif à travers un concert donné à la salle Tanna Schulich de l’Université McGill. Pour l’occasion, on y donnait une œuvre de John Hollenbeck, pour trois trombones, batterie, piano, accordéon, guitare électrique, marimba et vibraphone, The Drum Major Instinct : Three settings of MLK Jr’s last sermon. Le principe est le suivant : sur un enregistrement du dernier sermon de MLK (Martin Luther King), donné le 3 avril 1968 dans une église de Memphis, deux mois avant son assassinat, le compositeur Hollenbeck, également professeur à McGill, a créé trois univers sonores différents, construits autour d’un équilibre entre improvisation et partition écrite.
Le sermon lui-même est un exemple probant du génie oratoire de Martin Luther King, qui en s’appuyant sur un passage de la Bible, construit tout un discours narratif autour du principe de Drum Major Instinct, ou « instinct du tambour-major », que l’on pourrait résumer par la volonté de chaque personne à vouloir diriger la parade, être meilleur que les autres, ou même supérieur. Ce discours, il le déploie efficacement grâce à sa remarquable faculté oratoire à bâtir de la tension et de l’émotion évolutive qui mène vers un paroxysme affectif et signifiant. MLK ouvre la perspective vers les sujets politiques de l’époque, soit un réquisitoire contre la guerre du Vietnam tout en bifurquant vers son sujet de combat personnel, les inégalités raciales. Dans cette perspective, le Drum Major Instinct des Blancs les amène à se croire supérieurs. Esthétiquement parlant, c’est diablement réussi. C’est donc là-dessus que Hollenbeck a écrit ses trois versions, jouées l’une à la suite de l’autre. On entend donc le même discours à trois reprises, avec un accompagnement musical différent, comme pour montrer à quel point celui-ci peut être adapté de toutes les manières imaginables. À ce sujet, je remarquerai que, sauf tout le respect que j’ai pour les immenses qualités verbales de MLK, l’écoute d’un même preach religieux, bien que fortement additionné de politique, d’humanisme et de philosophie, devient lassant. Ceux et celles qui n’aiment pas le prosélytisme religieux qui se cache derrières les scandes de « Jesus!!!! » avec intensité dramatique finiront par être fortement irrités. Avertissement.
Musicalement, cela dit, l’approche de Hollenbeck (vous trouverez sa page Bandcamp ici) est fascinante et très stimulante. La première itération, confiée aux trombones et à la batterie, et se déroulant dans le noir, tente de créer une atmosphère de conflit et d’opposition. Les trois cuivres y vont de déclamations abstraites, faites de points et de traits sonores improvisés, ce que j’appelle du pointraitisme, typique de la musique d’avant-garde savante. Il ne s’agit donc pas de jazz, mais bien de musique contemporaine informée par le jazz, car des inflexions ici et là laissent savoir de quel univers provient le sujet, celui de l’afro-américanité des années 1960. La batterie (Hollenbeck lui-même) accompagne cette séquence de façon très discrète, tout en retenue.
La deuxième version est à l’opposé. Exit les trombones et la batterie, bienvenue à l’accordéon, la guitare électrique, le vibraphone, le marimba et le piano (Hollenbeck, encore). La lumière revient sur un monde tout en douceur, presque planant. L’effet est notable : le discours de MLK qu’on réentend une deuxième fois se pare alors d’une autre personnalité. On y remarque plutôt les tendances humanistes, et on entend mieux les paroles! On dirait quelque chose entre le minimalisme ambiant et l’éthérisme feldmanien (Morton Feldman, grand compositeur inclassable du 20e siècle). Très beau travail de l’accordéoniste et du guitariste, qui laissent perler des notes délicates à travers la trame.
La troisième version appelle tout le monde sur scène, dans une sorte d’oecumémisme syncrétique entre la puissance des trombones et la douceur des autres instruments. Cette fois, cela dit, les trois cuivres se font moins abstraits, plus chantants, avec des réminiscences plus évidentes de jazz et même de blues. Les dernières minutes ressemblent à une parade de fanfare qui se dissout finalement dans une espèce de marche funèbre. Luther King n‘avait plus que deux mois à vivre.
Applaudissements soutenus pour les musiciens sur scène, tous excellents : Ed Neumeister, Kalun Leung, Felix Del Tredici, trombone; Gentiane Michaud-Gagnon, accordéon; Oliver Tremblay-Noël, marimba/vibraphone; Roman Munoz Bueno, guitare électrique; John Hollenbeck, batterie et piano.
Le résultat final est impressionnant et porte à la réflexion, car le Drum Major Instinct évoqué par MLK n’a pas disparu de notre monde, au contraire. Si j’ai trouvé la force d’écriture de Hollenbeck tout à fait réjouissante, je me questionne sur la hiérarchie qui finit par transpirer de l’ensemble. La triple répétition du discours de MLK (au-delà du bémol évoqué plus tôt en lien avec le rebutoir du preach religieux), auquel est inféodée la musique, fait en sorte que le Drum Major Instinct évoqué par MLK est finalement représenté par le texte, au détriment de la partition. Celle-ci prend plutôt le rôle de bande sonore, un peu commentatrice, mais sans avoir pu remplir tout son potentiel, bien plus grand. En clair, j’aurais aimé ne pas entendre le sermon une troisième fois (au moins), et laisser la musique transcender, voire sublimer, le propos de MLK. C’est là l’immense pouvoir de la musique, que les mots, même de l’un des plus grands orateurs de l’histoire, ne peuvent égaler. J’aurais aimé pouvoir plonger en moi-même, cogiter le sens et la profondeur du discours de MLK à travers la musique seule. Je pense que ça aurait été encore plus efficace que d’entendre une énième fois l’enregistrement. À un moment donné, cela finit par ressembler à ce que le sermonnage religieux a de pire : nous enfoncer avec insistance des choses dans la tête, par une répétition incessante et profondément lassante.
Ne vous méprenez surtout pas sur mes propos : The Drum Major Instinct : Three settings of MLK Jr’s last sermon de John Hollenbeck est une œuvre supérieure, peut-être un authentique chef-d’œuvre. Mais c’est sa musique qui porte le texte de MLK dans de nouveaux espaces de signifiance, au-delà même de ce qu’avait pu prévoir l’orateur. Pas le contraire. Alors que celle-ci soit mise de l’avant de façon plus équitable en regard de sa qualité, ce n’est, de ma part, qu’un souhait sincère et une reconnaissance de sa grande qualité.
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