On a beau dire ce qu’on voudra, les pistes de danse – qu’elles soient institutionnelles ou underground, légales ou illégales – sont éminemment politiques, particulièrement lorsqu’il s’agit de musiques électroniques. Un aspect que Melvin Laur, artiste et cofondateur du projet collectif Vertige Records, met en lumière dans un mémoire intitulé « Analyse ethnographique de la communauté rave de Kyiv : le contexte postrévolutionnaire ». Son travail de recherche, réalisé dans le cadre d’une maîtrise en sciences de la gestion à HEC Montréal, présente la culture rave de la capitale ukrainienne à travers le discours des acteurs qui la portent, principalement des membres de collectifs organisateurs de soirées et des artistes, prenant comme point de départ la fête comme acte politique.
Sans refaire toute l’histoire du mouvement rave à travers le monde ou même l’Ukraine, il faut savoir qu’après 2014, la culture rave à Kyiv a connu, avec dix ans de retard, un développement fulgurant, au point de devenir une destination courue des « techno-touristes ». Pourquoi 2014? C’est l’année de la révolution de l’Euromaïdan, en réponse au refus de Viktor Ianoukovytch, le président pro-russe de l’époque, de signer l’accord pour l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne. Le mouvement est lancé par les étudiants qui voient alors sous leurs yeux leur futur se dérober. Ils protestent de façon pacifique en occupant la place de Maïdan, au cœur de la capitale. Puis, arrivent les forces de l’ordre. La répression est violente, on dénombre 125 décès. Les affrontements durent 93 jours et se terminent le 22 février 2014 par la reprise du contrôle du pays par l’armée, l’exil d’Ianoukovytch et de nouvelles élections présidentielles. Pour les plus curieux, le documentaire Winter on Fire, produit par Netflix et disponible gratuitement sur YouTube[1], retrace l’histoire de cette lutte du peuple ukrainien pour la liberté.
Pour Melvin Laur, cette révolution a catalysé la culture rave kyivienne : « Cette culture-là est née de la répression et des revendications politiques. Elle a perduré et s’est professionnalisée jusqu’à devenir quelque chose de vraiment culturel, explique-t-il. En fait, avant la révolution du Maïdan, du début des années 2000 jusqu’en 2014, il y avait une énorme scène drum and bass, vraiment très importante. Le genre prédominait à côté la musique commerciale et de la pop ukrainienne, russophone ou internationale. Ensuite, il y a eu cette révolution et la techno s’est énormément popularisée à Kyiv, prenant le pas sur le reste ». Néanmoins, les premières années de la scène techno dans le contexte postrévolutionnaire restent encore marquées par les descentes de police et la répression.
À l’avant-plan du mouvement, on retrouve des collectifs comme le pionnier Rhythm Büro, Cxema, VESELKA ou Laboratorium. Kyiv semblait nourrir un intérêt certain pour la techno brute et violente, les « caissons saturés à mort », tout en proposant une offre plus conventionnelle pour plaire aux touristes européens. « Il y a une scène assez hétérogène là-bas et c’est ça qui était intéressant à observer, poursuit Melvin. Closer, un club situé dans une ancienne usine soviétique, est très orienté tech-house, quand des endroits comme O’tel, Metaculture qui n’existe plus aujourd’hui – étaient vraiment beaucoup plus gabber et fast music, 160+bpm. Entre deux, tu avais ∄, symbole qui signifie no name, aussi appelé le K41 [ndlr : K pour Kyrilliska, le nom de la rue sur laquelle le club se trouve] avec de la techno plus industrielle. À l’ouest, côté Donbass, c’est le collectif Shum qui faisait parler, avec entre autres un partenariat avec Boiler Room il y a quelque temps ». Les soirées éphémères organisées par les collectifs sont aussi une façon, pour la jeunesse, de se réapproprier leur territoire, en investissant des bâtiments désaffectés, anciennes usines textiles et vestiges laissés par l’URSS.
Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, plusieurs artistes techno ukrainiens, directement touchés, ont transformé leurs réseaux sociaux en plateformes pour relayer des informations sur la situation, à l’image de la DJ Daria Kolosova. Etapp Kyle, lui, a participé à la compilation « Support Ukraine Fundraiser Compilation[2] ». Stanislas Tolkachev a pour sa part lancé un label, Rudiment[3], dont tous les profits – musique et produits dérivés – seront reversés à des organisations humanitaires ukrainiennes. Nastia, la DJ ukrainienne la plus connue à l’international, continue de tourner (ce qui lui a valu des critiques de la part de certains de ses collaborateurs sur le label NECHTO). Elle endosse un rôle d’ambassadrice à travers la création d’un fonds « Stand with Ukraine » et en organisant une vente aux enchères, en collaboration avec la marque Sennheiser[4]. Pour finir, une lettre ouverte[5] appelant au bannissement des artistes russes a été signée par plus d’une soixantaine d’acteurs de la scène électronique ukrainienne.
« C’est vraiment touchant et impressionnant de voir les différentes formes de résistance qui se mettent en place, il y a celle sur le terrain mais aussi toute cette autre partie de la résistance, beaucoup plus artistique et culturelle, et qu’on a peut-être souvent tendance à oublier et à juste titre dans ces temps difficiles et qui peuvent être très sombres. La création est une échappatoire et une façon de résister », conclut Melvin.
Pour faire des dons, consultez cette liste de fondations ukrainiennes vérifiées.
Photo : Yana Franz
[1] Accessible ici : https://youtu.be/yzNxLzFfR5w, consulté le 29 mars 2022.
[2] Disponible à l’achat sur Bandcamp : https://united4equity.bandcamp.com/album/support-ukraine-fundraiser-va, consulté le 30 mars 2022.
[3] Pour suivre l’avancée du projet : https://www.instagram.com/tolkachevstanislav/, consulté le 30 mars 2022.
[4] Pour voir le billet original sur Instagram, https://www.instagram.com/p/Cbftj5zjnCa/?utm_source=ig_web_copy_link, consulté le 30 mars 2022.
[5] « An Open Letter from the Ukrainian Electronic Music Scene », accessible au https://banrussianmusicscene.webflow.io/?fbclid=IwAR0Ix61z3CPDMfKpqtheyLLJDazwyIHAh5mXzrksWi1PSZOBdWXYjlhriRc, consulté le 30 mars 2022.