PAN M 360 rend ici hommage à cet immense artiste polonais dont le rayonnement a débordé le cadre de la musique contemporaine de souche occidentale, soit à travers les adaptations de ses œuvres au cinéma et à la télévision – The Exorcist, The Shining, Wild At Heart, Shutter Island, Twin Peaks, etc. C’est aussi Penderecki en personne qui dirigea (assez) récemment un orchestre symphonique pour l’exécution de la fameuse Symphonie n° 3 de son regretté compatriote Henryk Gorecki dont la soliste était nulle autre que Beth Gibbons (Portishead). On sait également que Jonny Greenwood (Radiohead) a œuvré auprès du compositeur en 2012, ce qui fut marquant pour le musicien alors en voie de maîtriser le langage orchestral contemporain.
Compositeur dès l’enfance, Penderecki imagina plus de 150 œuvres destinées aux interprètes classiques et aussi aux musiciens d’avant-garde, parmi lesquelles on compte huit symphonies, quatre opéras, une vingtaine de concertos, une quinzaine de pièces pour instruments solos, plus d’une quinzaine pour les orchestres de chambre et plus d’une trentaine pour le chant choral.
La première phase de sa vie compositionnelle fut consacrée à la musique sérielle, donc atonale et post-dodécaphonique. On le disait alors tributaire des esthétiques orchestrales mises au point par Anton Webern et Pierre Boulez, issus de deux générations différentes. Ainsi il s’inscrivait dans la mouvance contemporaine dominante de son époque, soit jusqu’au milieu des années 70.
Cette ouverture formelle s’accompagnait pourtant d’une réelle ferveur chrétienne, en témoigne sa Passion selon saint Luc (1965-66), œuvre-clé que l’Orchestre symphonique de Montréal exécuta d’ailleurs à l’été 2018 sous la direction de maestro Nagano au festival de Lanaudière, mais aussi à Cracovie en Pologne ainsi qu’au fameux festival de Salzbourg en Autriche.
Le compositeur avait alors courtoisement accordé une interview à La Presse; au bout du fil avec l’auteur de ces lignes, la verdeur de sa voix et sa vivacité d’esprit ne laissaient aucunement croire qu’il passerait à une autre dimension moins de deux ans plus tard.
Penderecki assumait parfaitement le paradoxe entre musique contemporaine et musique sacrée, présente à travers son œuvre entière à partir des années 50 (Psaumes de David), même dans ses phases les plus expérimentales.
« La musique sacrée était alors oubliée, ce qui n’est plus le cas. Plusieurs Passions, il faut dire, ont été écrites dans l’histoire de la musique. Je me réjouis que la mienne soit bien vivante. Elle est considérée comme mon œuvre la plus importante, mais j’estime que d’autres sont de qualité équivalente – par exemple Utrenja (1970-1971) ou encore la Symphonie n° 7, dite Les sept portes de Jérusalem (1996). »
Cette assomption simultanée de la foi chrétienne et des formes musicales les plus avant-gardistes de son temps est remarquable chez ce compositeur d’exception, qui a aussi réintégré progressivement le romantisme et le post-romantisme dans son approche, sans qu’elle fût passéiste pour autant.
« Ma musique, affirmait-il, doit être d’abord connectée aux émotions. Il m’importe aussi d’éviter les complications inutiles qui démobilisent l’auditeur ou le contraignent à trop d’analyse pendant l’écoute. Pour captiver l’auditeur, il faut une clarté formelle, une clarté harmonique. » (Alain Brunet)
Voilà autant de raisons de lui rendre ce modeste hommage et, du coup, de le faire découvrir aux mélomanes qui n’ont pas encore fait l’expérience de son œuvre colossale.
1990 : Krzysztof Penderecki: St. Luke Passion – Warsaw National Symphony Orchestra, Warsaw National Philharmonic Chorus
Le compositeur polonais Krzysztof Penderecki constitue une sorte d’électron libre dans le monde de la musique contemporaine. Grâce à l’utilisation de procédés sériels, de notation graphique et d’indétermination, ses premières œuvres firent partie, tout comme celles d’Henryk Mikolaj Gorecki, d’un mouvement d’avant-garde non seulement polonais, mais à l’échelle européenne. Néanmoins, tout comme son compatriote, son langage s’est « assagi » par la suite et il nous a donné l’impression de se réfugier dans la musique du passé. Pourtant, le compositeur n’a jamais renié le bagage artistique et spirituel que lui ont légué ses prédécesseurs. Sa Passio et mors domini nostri Jesu Christi secundum Lucam, écrite en 1966, est un excellent exemple de cette synchronisation entre tradition et évolution.
Cette œuvre monumentale, composée pour commémorer le 700e anniversaire de la cathédrale de Münster, fut un véritable tour de force à l’époque, tant sur le plan des effectifs requis que du concept lui-même. Écrire une œuvre religieuse, une passion de surcroît, fut un geste très audacieux de la part du jeune compositeur. C’est une œuvre puissante, émouvante, dérangeante, extrêmement dramatique et résolument bouleversante. Parmi les rares enregistrements existants, celui chapeauté par Penderecki lui-même fait foi de référence. La réverbération de la cathédrale Christ-Roi de Katowice donne à cette Passion une dimension grandiose et les interprètes offrent une vision efficace et sentie de cette œuvre-phare de la musique religieuse des 60 dernières années. (François Vallières)
1998 : Orchestral Works Vol. 1 – Symphony No. 3, Threnody – National Polish Radio Symphony Orchestra
Bien que son œuvre soit considérable, Penderecki sera à tout jamais associé pour moi à une pièce, sa Thrène (pour les victimes d’Hiroshima), dans laquelle 52 instrumentistes à cordes (24 violons, 10 altos, 10 violoncelles et 8 contrebasses) se livrent à d’incessants et stridents glissandi microtonaux. D’entrée de jeu, on a l’impression de se retrouver au beau milieu d’une ruche survoltée, puis dans une ville où retentissent les sirènes d’alerte à la bombe, sans oublier, par la suite, les vrombissements qui évoquent les moteurs d’avion.
Je sais que c’est censé plonger l’auditeur dans toutes sortes d’affres, mais l’effet que cette musique exerce sur moi qui suis friand de dissonances relève davantage de la fascination. Mon enregistrement de référence : celui du National Polish Radio Symphony Orchestra sous la direction d’Antoni Wit, réalisé en 1998 (Naxos).
Chose intéressante, la bande sonore de Bernard Herrmann pour Psycho d’Hitchcock, qui utilise elle aussi abondamment les sonorités dissonantes et stridentes du violon, et la pièce de Penderecki ont toutes deux été composées à la même époque. Le film a pris l’affiche en novembre 1960 et la pièce de Penderecki a été créée à la radio polonaise le printemps suivant. (Michel Rondeau)
2020 : Symphony No. 6 “Chinese Songs”, Concerto for Clarinet – Polish Chamber Philharmonic Orchestra Sopot / Wojciech Rajski, Stephan Genz, Andrzej Wojciechowski
Après la création de sa Symphonie n°7 en 1996, suivie de celle de sa Symphonie n°8 en 2005, l’absence de Sixième au répertoire du compositeur avait quelque chose de mystérieux. La voici donc enfin, dans un premier enregistrement réalisé deux ans après sa création par le Guangzhou Symphony Orchestra en 2017, soit douze ans après la Huitième, Les chants de l’éphémère, dans laquelle elle trouve par ailleurs sa genèse. Fortement inspiré par le recueil de textes d’Hans Bethge, Die chinesische Flöte, dont il avait utilisé un extrait dans cette dernière, le compositeur a d’abord composé Three Chinese Songs en 2008, puis il a encore ajouté cinq textes de poètes chinois trouvés dans le recueil de Bethge à ce qui est devenu sa Symphonie n°6, Mélodies chinoises, pour baryton et orchestre. S’il s’est inspiré du même recueil de textes que Mahler pour son Chant de la terre, Penderecki est, à 27 minutes, plus concis que son illustre collègue et moins expansif, aussi, du côté orchestral, bien qu’il ajoute des interludes joués au erhu solo (Joanna Kravchenko). Celui-ci rappelle le goût du compositeur pour les sonorités, disons, « exotiques », mais il reste que l’on est sans doute plus près ici de Mahler que du « bruitisme » de Thrène pour les victimes d’Hiroshima, composée à une époque où on comparait plutôt Penderecki à Xenakis. Ce plaisir que prend le compositeur à jouer avec les couleurs du son est patent dans ce Concerto pour clarinette de 1995, qui fut préalablement un concerto pour violoncelle (1989) et, au départ, un concerto pour alto (1983). L’œuvre porte une forte charge romantique que le chef Wojciech Rajski transmet avec sensibilité. Quant au soliste, il traverse cette partition virtuose avec aisance, clin d’œil à Gershwin compris. (Réjean Beaucage)
2020 : Actions – Fire! Orchestra
Désirant collaborer avec des musiciens ne provenant pas du milieu de la musique classique, Penderecki composa Actions for Free Jazz Orchestra, œuvre créée en 1971 par le New Eternal Rhythm Orchestra sous la direction de Don Cherry. L’ensemble – dont faisaient entre autres partie Peter Brötzmann, Terje Rypdal, Tomasz Stanko et Kenny Wheeler – jouait une musique explosive dont les dissonances tenaient autant de l’improvisation free jazz que de la musique contemporaine préconisée par Penderecki à l’époque. Le compositeur avait l’intention de poursuivre l’aventure, mais elle resta sans suite. Reprenant le flambeau, le Fire! Orchestra du Suédois Mats Gustaffson vient tout juste de faire paraître une nouvelle version d’Actions sur étiquette Rune Grammofon. Gustaffson a considérablement réduit la vitesse d’exécution de la composition qui passe de dix-sept à quarante minutes. Jouée de cette façon, elle évoque par moments les musiques oppressantes de Penderecki qui ont servi aux films de Kubrick, Friedkin ou Lynch. La boucle est bouclée. (Steve Naud)