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Chick Corea (1941-2021) : début de la fin d’une époque

par Alain Brunet

La triste disparition du pianiste, claviériste et compositeur de jazz Chick Corea marque le début de la fin d’une époque. Pour illustrer cette époque à travers l’œuvre du jazzman, PAN M 360 vous propose une sélection bien sentie de ses meilleurs enregistrements.

Le célébrissime jazzman Armando Anthony « Chick » Corea est mort « d’une forme rare de cancer découverte très récemment », pour citer à notre tour la formulation de son profil Facebook, évidemment reprise par les agences de presse et leurs clients des médias traditionnels.

Son dernier concert donné à Montréal en octobre 2019, d’ailleurs, ne laissait aucunement présager mort d’homme  15 mois plus tard. La technique était encore impeccable, la cohésion de son trio  de superstars (Brian Blade, batterie, Christian McBride, contrebasse) était encore remarquable. Il fait désormais partie de notre passé et de l’histoire de la musique.

Cette maladie fulgurante du pianiste, disparu mardi dernier(le 9 février) à l’âge de 79 ans, marque le début de la fin pour une génération de musiciens emblématiques du jazz-fusion  ayant participé aux grandes rencontres du jazz et du rock, du funk, des musiques latines et aussi des musiques classiques.

Chick Corea fut l’un des plus grands techniciens de sa génération, on lui reconnaît des phrasés typiques, une articulation hors du commun pour l’époque à travers laquelle il a évolué, une ouverture à la lutherie de la pop et du rock que les jazzmen s’étaient appropriés à la fin des années 60. Issu d’une famille américaine aux origines italiennes, ce natif du Massachusetts avait joint la tribu élargie de Miles Davis , ce dernier l’ayant convié aux séances fondatrices du jazz fusion. Corea participait ainsi aux enregistrements des albums Water Babies, Filles de Kilimanjaro, In a Silent Way, Bitches Brew, tout en menant des projets acoustiques beaucoup plus proches du free jazz ou teintés par la musique contemporaine de tradition occidentale.

Chick Corea fut sans contredit l’un des jazzmen incarnant la jeunesse des années 70 et fut parmi les artistes déclencheurs pour une entière génération de mélomanes aujourd’hui quinquagénaires et sexagénaires.  Comme le dit la pub… ils étaient « les aînés de demain ». Or, voilà, c’est aujourd’hui demain et des jazzmen emblématiques de cette époque passent à une autre dimension.

Après avoir fait preuve de vision et fait avancer substantiellement les formes musicales, Chick Corea a plus ou moins cessé d’évoluer dans les années 80, se contentant de peaufiner ses expressions acoustiques et électriques jusqu’à sa propre fin, en plus d’être un fervent scientologue – choix mystico-idéologique que nous nous abstiendrons de commenter ici.

Début de la fin d’une époque donc… Amochée ou pas, la Terre continuera de tourner sans nous consulter, alors ? Pour celles et ceux qui y passeront encore de multiples décennies, que retenir de Chick Corea? Voici notre sélection maison PAN M 360 :

Now He Sings, Now he SobsEMI/Blue Note

Now He Sings, Now He Sobs est le deuxième album de Chick Corea, lancé en décembre 1968 sur Solid State Records. Les droits furent ensuite acquis par  EMI/Blue Note. Assorti de titres supplémentaires (tirés de la bande maîtresse), cet album magnifique ressurgit en 2002 avec des titres supplémentaires pour alors son véritable impact auprès des mélomanes parmi lesquels de jeunes musiciens désireux de faire évoluer le concept du trio acoustique – on pense notamment à Phronesis. Pendant que Corea s’initiait au jazz électrique, donc, il faisait également dans le trio acoustique et s’intéressait même à l’improvisation libre qu’il eut tôt fait de laisser de côté. Le Tchèque Miroslav Vitouš officiait à la contrebasse (avant de joindre Weather Report) et le légendaire Roy Haynes, aujourd’hui âgé de 95 ans,  y jouait la batterie. Si cet album se conclut par de vivifiantes relectures des standards Pannonica (Thelonious Monk) et My One and Only Love (Guy Wood/Robert Mellin),  les compositions originales et l’esthétique mise de l’avant dans cet album sont des pierres de l’édifice musical contemporain incluant l’improvisation en trio acoustique. Rappelons que le label ECM avait réuni ce même ensemble en 1981 pour un enregistrement studio (Trio Music) et un enregistrement public en 1986 (Trio Music, Live in Europe).

Circling in, Circle Quartet, Blue Note

En 1968 et 1971, Chick Corea s’intéresse également au jazz contemporain en formation acoustique. Musiques atonales inspirées du free jazz, du hard bop et jazz modal constituent les fondements stylisituqes de la formation Circle au sein de laquelle Corea enregistre et tourne auprès du grand compositeur, saxophoniste et flûtiste Anthony Braxton, des contrebassistes Dave Holland et Miroslav Vitous, sans compter le batteur Barry Altschul. Cette phase exploratoire fut relativement brève, en témoignent deux albums studio (Circling In et Circulus chez Blue Note) et des enregistrements publics (sous étiquette ECM). Sous l’appellation Circle Quartet, un album compilation témoigne de cette séquence atypique dans la trajectoire du pianiste. Par la suite, Corea renonça au vocabulaire atonal et aux explorations texturales que poursuivit son collègue Braxton, compositeur plus aventureux et dont l’œuvre plus confidentielle a aussi passé l’épreuve du temps. Pour sa part, Chick Corea a préféré les greffes de musiques populaires et abandonna le volet « musique contemporaine » de son art.  Erreur conceptuelle? Poser la question…

Light As A Feather, Polydor, Return to Forever, ECM

La mutation du jazz acoustique vers l’électrique fut engendrée par les nombreuses séances dirigées par Miles Davis, lui-même influencé par le funk afro-américain et le psychédélisme rock prévalant à l’époque. Fondée par Chick Corea durant cet âge d’or, la formation Return to Forever connut deux grandes phases, la première étant la meilleure, force est de constater un demi-siècle plus tard. À l’instar de son collègue Herbie Hancock au sein du groupe Headhunters, Chick Corea optait pour le Fender Rhodes, que l’on nommait piano électrique à l’époque de son essor.  Autour de lui, le flûtiste et saxophoniste Joe Farrell (décédé prématurément en 1986), le contrebassiste et superbassiste Stanley Clarke, auxquels se joignaient le fameux couple brésilien constitué de la chanteuse Flora Purim et du percussionniste Airto Moreira. Cette formation n’avait pas fait grand tapage à l’époque, plusieurs jazzophiles en découvrirent les enregistrements après la dissolution du noyau : un album homonyme chez ECM et Light as a Feather sont assortis de thèmes mélodiques mémorables (Return to Forever, Spain, 500 Miles High, Crystal Silence, You’re Everything, etc.) et des textes de Neville Potter, très connotés par les allégeances scientologues qu’il partageait avec Corea. Néanmoins, ces deux albums enregistrés en 1972 et 1973 n’ont pas pris une ride.

Where Have I Known You Before, Return to Forever, Polydor

Tout se passait très vite pour Chick Corea en 1973, Return to Forever changeait de personnel sauf son leader et Stanley Clarke, alors LA référence mondiale de la basse électrique. Le leader optait pour une instrumentation prog  rock dans un contexte jazz : claviers électriques, synthétiseurs, peu de piano (Corea), guitare électrique (Bill Connors suivi de Al Di Meola), batterie très jazz rock (Lenny White). Exit la contrebasse, le saxo, le chant, les effluves brésiliennes, le lyrisme, la douceur océane. Bienvenue  aux polyrythmes nerveux de la batterie, aux lignes frénétiques de la guitare, au groove inédit de la basse, aux épiques solos de Moog et de Fender Rhodes. À l’époque, la seconde mouture de Return to Forever fut beaucoup plus populaire parce que plus frénétique, plus virile, plus rock, cet alignement faisait partie du carré d’as jazz fusion, soit aux côtés des Headhunters de Herbie Hancock, de Weather Report, piloté par Josef Zawinul et Wayne Shorter, ainsi que du Mahavishnu Orchestra de John McLaughlin. Return To Forever enchaîna une série d’albums avec le même alignement : Hymn of the Seventh Galaxy (1973), Where Have I Known You Before (1974), No Mystery (1975),  Romantic Warrior (1976), Musicmagic (1977). Les deux premiers demeurent les plus importants de ce cycle, particulièrement la superbe fresque Song to the Pharoah Kings (14 minutes  23 secondes) dans Where Have I Known You Before et la tournée estivale qui en marqua l’époque.

The Leprechaun, Polydor

En 1976,  Chick Corea menait un des projets les plus ambitieux de sa carrière, l’objectif étant de lier ses acquis du jazz fusion à un jazz de chambre impliquant une orchestration plus considérable : The Leprechaun. L’instrumentation impliquait un trio de cordes, anches et cuivres, claviers, basse et batterie, sans compter le chant de son épouse Gayle Moran – qui fut  de l’aventure Mahavishnu Orchestra pendant une courte période. Cet enregistrement laissait présager une nouvelle avenue, celle de l’orchestre de chambre. Les motifs acrobatiques du jazz rock fondés sur des polyrythmes de haute volée (Steve Gadd, batterie, Anthony Jackson, basse) , le jazz moderne et le folk psychédélique étaient les variables de cette proposition orchestrale plus riche que plusieurs enregistrements réalisés sous la bannière Return to Forever. Par la suite, Chick Corea a surtout mené des projets adaptés aux exigences des grands festivals, soit en petites formations acoustiques ou électriques. De la fin des années 70 à sa mort, Chick Corea fut davantage apprécié comme interprète et improvisateur, clairement l’un des plus éminents pianistes et claviéristes de l’époque qu’il a traversée. Époque révolue, force est d’admettre…

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