La communauté mondialiste du FIMAV

par Alain Brunet

Au tournant des années 80, naissait le Festival international de musique actuelle de Victoriaville grâce à son fondateur et directeur artistique toujours en poste, Michel Levasseur, autour duquel la petite équipe des Bois-Francs vient de présenter une 38e sélection d’artistes issus des quatre coins du monde –  surtout l’Europe et l’Amérique du Nord, mais aussi le Japon et le Liban dans le cas qui nous a occupés ce week-end.

On l’a observé et écrit maintes fois, ce petit FIMAV presque quadragénaire tient davantage du congrès d’initiés que d’un événement fondé sur une vaste participation du public. Les connaisseurs de ces musiques pourtant diversifiées constituent une petite communauté internationale et se réunissent partout dans le monde lorsque des programmations leur sont offertes. Victoriaville est l’une de ces étapes sur le continent nord-américain.

Au fil du temps, ces mélomanes pointus qui se pointent à Victoriaville ont été progressivement conquis par ces propositions atypiques. La « musique actuelle », une expression propre à Victo et qui ne fera probablement pas école hors du circuit québécois,   renvoie néanmoins à un partage de valeurs universelles ayant trait à  l’audace, la créativité, la vision et aussi à l’exécution virtuose.

Voilà un des innombrables réseaux internationaux investis par des humains dont l’identité culturelle déborde largement le cadre local. Cette identité se forge aussi à travers ces valeurs esthétiques mises de l’avant dans des événements comme le FIMAV. 

Les exemples probants, tirés de cette vingtaine de concerts au programme, illustrent bien le phénomène:

Au sommet de la liste, on retient l’excellence de la New-Yorkaise Mary Halvorson, dont le projet Amaryllis & Belladonna, présenté samedi, ravit actuellement tous les férus de jazz nouveau et de musique contemporaine. La guitariste, compositrice et improvisatrice a réuni le quatuor à cordes Mivos, et un ensemble comprenant un trompettiste, un tromboniste, un batteur, une vibraphoniste, un bassiste. L’exécution fut très proche des enregistrements qui viennent à peine d’être rendus publics : les improvisations succinctes de la guitare (Halvorson), du vibraphone (Patricia Brennan), du trombone  (Jacob Garchik) , de la trompette (Adam O’Farrill) se joignent admirablement aux partitions brillantes et superbement interprétées par cet ensemble à géométrie variable.

Le trio Mopcut, formé d’Audrey Chen (voix,électronique), Julien Desprez (guitare, pédales d’effets), Lukas König (percussions, électronique), est l’un de ces puissants véhicules hybrides où la voix humaine se trouve magnifiée par des sons inédits et aussi des sons connus de quiconque. Exprimant plusieurs états sonores, les effets de saturation et les sons bruitistes produits par ces artistes hautement  inspirés se marient aux rythmes produits par la percussion et aux fragments mélodico-harmoniques inscrits dans un paysage plein de relief.  Audrey Chen demeure l’artiste centrale de cette expression, son art vocal se distingue très clairement du lot, il est aisé de lui prédire une grande carrière pour les décennies à venir.

La musique du Québécois Simon Martin fut interprétée par un ensemble réuni par le compositeur : Lyne Allard , alto, Victor Fournelle-Blain, alto, Jean René, alto, Émilie Girard-Charest, violoncelle, Étienne Lafrance , contrebasse. Sa musique très spéciale se fonde sur le déploiement de textures harmoniques qui varient progressivement en relief et en intensité, le tout conclu par une superbe ascension dans les fréquences plus aiguës. Cette linéarité du son finit par happer le mélomane et le brancher sur les micro-détails de ce minimalisme apparent exprimé dans l’œuvre créée dimanche, Musique d’art (2022)

La linéarité sonore était autrement illustrée par les artistes libanais Mazen Kerbaj, trompette,  Sharif Sehnaoui, guitare acoustique, Raed Yassin, contrebasse. Convenue de prime abord, l’instrumentation ici proposée est un prétexte à d’autres usages et d’autres fonctions. Trompette, guitare et contrebasse sont ici au service d’un discours essentiellement textural exprimé horizontalement. La guitare devient un générateur d’harmoniques et de percussions fines, la contrebasse y est associée à différents procédés sonores mis au point par son titulaire, la trompette y est aussi couplée à un jeu d’effets texturaux et percussifs. L’inspiration moyen-orientale y est très subtile mais contribue clairement à un discours riche et sage. On devine qu’il faille respirer par la nez à Beyrouth, par les temps qui courent…

Le quatuor de saxophones Quasar a présenté au FIMAV un de ses programmes  les plus exigeants de sa saison, dont deux œuvres du compositeur canadien Wolf Edwards (Iskra et Torque), une pièce spatialisée de l’Argentine Analia Ludgar (Cathédrale-Lumière) et surtout, un chef d’œuvre du Grec Iannis Xenakis, composé à la fin de son parcours génial (Xas, 1987).  Il y avait de quoi être fier de ces quatre virtuoses montréalais, toujours au service de la période contemporaine, virtuoses que sont Marie-Chantal Leclair, sax soprano, André Leroux, sax ténor, Mathieu Leclair, sax alto, Jean-Marc Bouchard, sax baryton.

Quant à René Lussier, un artiste emblématique du FIMAV depuis les débuts, eh bien il a fait du très bon René Lussier. On ne se refait pas dans la soixantaine et l’ex-Montréalais, installé dans les Bois-Francs depuis des lustres, reste fidèle à son jeu singulier à la guitare et surtout à une œuvre complexe impliquant différentes source populaires québécoises (folklore,country,etc.) ou universelles (jazz contemporain, bruitisme, musique contemporaine, musiques pour dessins animés, notamment) à des structures cohérentes et parfois exigeantes pour les interprètes fort bien préparés pour l’occasion Luzio Altobelli , accordéon, marimba, Samuel Blais , saxophones, Guillaume Bourque, clarinettes, Alissa Cheung, violon, Julie Houle, tuba, Robbie Kuster,  batterie, égouïne,  Marton Maderspach, batterie, marimba, René Lussier , guitare et basse électriques, sans compter cette séquence d’innombrables onomatopées produites par le chanteur japonais Koichi Makigami, créature unique en son genre dont les recherches multiples sur les sons produits par le corps humain prennent trop souvent l’allure d’une suite d’effets.

Mats Gustafsson avait déçu la veille lors d’un concert peu concluant avec David Grubbs, dont la guitare et le chant avaient peu à voir avec le jeu du saxophoniste suédois et du collègue trompettiste et bidouilleur électro Rob Mazurek. Manque de cohérence et minceur de la proposition ont précédé une prestation dominicale nettement plus vitaminée. Mats Gustafsson et son collègue américain Colin Stetson, très connu des mélomanes québécois pour ses participations au supergroupe Arcade Fire et au Bell Ochestre lorsqu’il vivait à Montréal et qu’il partageait la vie et la créativité de la violoniste Sarah Neufeld, avec qui il a fait de superbes duos. Saxophones alto et basse côté Stetson, sans compter la respiration circulaire et les micro-contacts, saxophone baryton côté Gustaffson, haute intensité, haute virtuosité, dialogue fervent.

D’autres programmes ont évidemment plu aux “congressistes” de Victo, mais nous n’en sommes plus à l’ère où il faut tout recenser vu l’immensité de l’offre musicale sur cette petite planète. Quoi qu’il advienne, la petite communauté mondialiste du FIMAV existe toujours  et partage des valeurs qui n’ont absolument rien à voir avec ce qui mine l’humanité en cette période trouble :  repli identitaire, nationalisme territorial, intolérance morale, fermeture à l’Autre. 

Au FIMAV, comme c’est le cas pour des centaines d’autres subtiles manifestations culturelles consacrées aux expressions différentes de celles privilégiées par les grands courants du divertissement planétaire, on ne nie certes pas la culture locale, mais les valeurs universelles d’ouverture et d’échange l’emportent largement sur l’étroitesse d’esprit. 

Voilà un de ces îlots de fraîcheur dont l’humanité a cruellement besoin.

hip-hop

Kodak Black ne mérite pas de participer au cycle de rédemption de Kendrick Lamar

par Stephan Boissonneault

Il mérite plutôt d’être puni.

Mr. Morale & the Big Steppers, cinquième album studio de Kendrick Lamar lancé il y a quelques jours, reçoit un accueil dithyrambique. Nombre de critiques constatent systématiquement qu’il s’agit du magnum opus de Kendrick, de son album le plus vulnérable et le plus personnel à ce jour. Tout cela est vrai. Or, l’une des composantes de cet album me trouble : la collaboration de Lamar avec Kodak Black, un autre rappeur dont le vrai nom était Dieuson Octave jusqu’à ce qu’il en adopte un autre légalement, soit Bill Kapri, afin de faire oublier son épais dossier judiciaire.

Kodak Black a toujours été controversé, dans le monde du rap et de la culture pop. Il a été arrêté ou presque arrêté à maintes reprises et a fait face à des accusations de port illégal d’armes, de consommation de drogue et, plus récemment, d’intrusion. Des trucs de gangster, donc. C’est sa marque de commerce, qu’il promeut dans les médias sociaux; il joue à l’influenceur de type « gangster » et répond à ses fans en se balançant de la grammaire.

En 2016, toutefois, Kapri a été accusé d’agression sexuelle sur une élève du secondaire. Il a finalement admis l’accusation en 2021 et a accepté un accord sur plaidoyer pour agression au premier degré, puis a été condamné à 18 mois de probation et à une amende de 125 $, selon le magazine XXL. Il a également été gracié par l’ex-président Trump. Ce qui est logique, plus j’y pense : je suppose que les agresseurs présumés pardonnent à d’autres agresseurs… Aucune compensation financière n’a été versée à la victime de Kapri, qu’il a reconnu avoir agressée et, pour ajouter à l’horreur, il s’est par la suite vanté de ne pas avoir à lui verser un centime.

Kodak Black, ce citoyen exemplaire, figure donc sur l’album de Kendrick Lamar, l’un des artistes les plus inspirants et influents du 21e siècle, lauréat du prix Pulitzer par-dessus le marché. Et c’est vraiment embêtant, car à mon avis, sa présence minimise et dévalorise les passages où Kendrick se fait plus vulnérable, dans cet album de 18 chansons.

En écoutant Mr. Morale & the Big Steppers pour la première fois, j’ai compris que cet album allait m’emmener dans des endroits très sombres, de ceux qui défont et refont lentement la psyché d’une personne en temps réel. L’album aborde de nombreux thèmes –relations, paternité, démons du passé –, mais l’un de ceux qui ressortent le plus, vers la deuxième moitié, réside dans la guérison des agressions et des traumatismes sexuels, dans des chansons comme Auntie Diaries, Mother I Sober et Mr. Morale. Je ne connais pas Kendrick Lamar et je ne sais pas ce qu’il pense, en tant qu’homme noir dans ces États-Unis qui traversent l’une des périodes les plus tumultueuses de son histoire moderne. Je sais, toutefois, que si je faisais un album dans lequel je me confronte aux agressions dont ma mère, ma tante, mes amis et moi avons été victimes, je n’y ferais pas figurer un homme qui n’a pratiquement aucun remords d’avoir commis ces actes.

Le rôle de Kodak Black dans Mr. Morale & the Big Steppers aurait pu porter sur la responsabilité et le changement réel menant à la rédemption. Au lieu de cela, il narre quelques couplets inutiles dans la chanson Silent Hill.

Dans la chanson Mother I Sober, un véritable coup de cœur où Kendrick se livre à une psychanalyse. Il explique qu’il est conscient de son imperfection et qu’il ne peut en rejeter la faute sur les violences sexuelles dont il a été victime, durant son enfance. Il y dit cette phrase particulièrement révélatrice : « Je connais des secrets, tous les autres rappeurs ont été agressés sexuellement – Je les vois tous les jours enterrer leur douleur sous des colliers et des tatouages. »

Cette phrase est puissante pour maintes raisons. Globalement, le rap est une question d’image et d’influence et, à plus petite échelle, il fait revivre des souvenirs douloureux et des erreurs à travers la poésie. Nous pouvons considérer les rappeurs comme des personnes ayant des défauts, mais ils sont toujours forts, riches, prospères, plus grands que nature. Kendrick est plus grand que nature, mais à mon sens, son objectif est d’être exposé aux yeux du public. Il n’a pas peur de rapper sur ses peines réelles et celles qu’il constate dans son entourage. Il ne se cache pas derrière des métaphores mielleuses ou des phrases vagues. Il est totalement authentique; la phrase susmentionnée parle de lui-même et d’autres rappeurs qui peuvent être réduits en lambeaux à cause d’un traumatisme sexuel. Au même titre que le traumatisme sexuel causé par Kodak Black. Alors, pourquoi a-t-il permis à un gars qui se trouve à la source du problème d’être célébré sur son album? Ceux qui font le choix d’agresser sexuellement les autres ne devraient pas être célébrés. Cela ne veut pas dire qu’ils sont irrécupérables, mais s’ils n’éprouvent aucun remords… à quoi bon?

Mr. Morale & the Big Steppers

J’ai essayé de ne pas lire d’autres opinions sur ce sujet avant d’écrire cet article, car je ne voulais pas qu’il soit influencé (ce qui arrive tout le temps aux écrivains). Je suis toutefois tombé, dans la revue Complex, sur un excellent article du poète et activiste Kevin Powell, qui dissèque Mr. Morale et explique pourquoi c’est l’un des albums les plus importants pour les Noirs, dans l’histoire récente.

Powell qualifie l’album de chef-d’œuvre, mais même lui ne sait quoi dire sur la présence de Kodak Black : « Je ne sais pas où Kendrick veut en venir, peut-être est-il est un véritable mentor pour K.B., ou le pense-t-il, mais l’album s’en serait trouvé mieux si Kodak Black n’y figurait pas. »

En écrivant ces lignes, je me souviens de la conversation que j’ai eue avec certains membres de l’équipe de PAN M 360 à ce sujet, avant de décider de faire connaître mon opinion. L’environnement dans lequel Kendrick Lamar et Kodak Black ont grandi, en tant que Noirs des ghettos, est très différent du mien, moi qui suis un Canado-Hispanique de 28 ans. C’est vrai, mais j’ai toujours détesté l’excuse selon laquelle « nous sommes le produit de notre environnement ». Bien sûr, si vous avez grandi dans un milieu d’agressions, de violence et de mépris du bien-être humain, cela peut influer sur vos décisions. Mais si vous savez que c’est intrinsèquement mauvais et que vous racontez comment cela vous a changé, ne devriez-vous pas essayer d’agir conséquemment? N’est-ce pas ce dont parle Kendrick dans son rap? Les agresseurs peuvent provenir d’environnements dysfonctionnels, mais ils n’en restent pas moins des agresseurs. Il doit y avoir une forme de rédemption. Sinon, rien ne change et le cycle se perpétue. Et Kodak Black se trouve au milieu de ce cycle.

Je suis reconnaissant de n’avoir jamais eu à subir de traumatismes sexuels, mais en tant que journaliste, j’ai interviewé de nombreuses personnes à ce sujet. Des amis se sont également confiés à moi. Le message qui ressort de la participation de Kodak à l’album est celui-ci : « Oh, les gens peuvent être horribles et poser des gestes horribles, mais c’est comme ça. » Chez les victimes de tout type de violences, ce type de mentalité est déprimant et dommageable à l’extrême. Il suffit de penser aux fans de Kendrick qui ont leur propre vécu d’agressions sexuelles. Cela leur fera l’effet d’une gifle.

Je songe à la première fois que j’ai entendu Kendrick Lamar. C’était il y a environ sept ans. Je n’écoutais pas beaucoup de nouveau rap à l’époque. Je préférais les groupes comme Public Enemy, NWA, Run-DMC, les trucs plus old school. Mais on m’a parlé de Good Kid, M.A.A.D City et cela m’a ouvert les portes de la résurgence plus jazzy du hip-hop. Kendrick a été ma porte d’entrée vers des artistes comme Thundercat, Anderson .Paak, The Alchemist, Freddie Gibbs, Flying Lotus, Childish Gambino, Run The Jewels et j’en passe. Tout a commencé avec Kendrick, et je ne suis pas le seul à qui ça arrivera. Dans quelques années, ou peut-être même demain, un enfant va découvrir Kendrick, peut-être grâce à Mr. Morale & the Big Steppers. Il en sera époustouflé. Et peut-être que ça s’arrêtera là. Ou peut-être que cet enfant deviendra aussi obsédé par les textes de Kendrick que je l’étais il y a quelques années, et qu’il cherchera vraiment à comprendre les raisons pour lesquelles il crée.

Ce que fait Kendrick Lamar compte. Cet artiste a remporté le prix Pulitzer, son influence est importante pour de nombreux créateurs en herbe et fans de musique. En s’abstenant de contextualiser cet élan créatif portant sur des traumatismes sexuels, Kendrick Lamar affirme que ce que Kodak Black a fait est acceptable. Ce n’était pas un choix aléatoire, ce n’est pas comme si Kendrick avait désigné ses collaborateurs en lançant des fléchettes sur une cible. Le choix de Kodak Black n’est pas anodin. Or, malgré le tollé sur les médias sociaux, il n’a rien répondu. Et il ne le fera probablement jamais.

Ce qui fait qu’à titre d’admirateur de Kendrick Lamar, j’aimerais avoir des réponses que je n’obtiendrai probablement jamais. J’ai cependant la chance d’avoir une plateforme pour m’exprimer. Mr. Morale & the Big Steppers contient certaines des meilleures chansons du répertoire de Kendrick. Je continuerai de les écouter, mais je mentionnerai également la controverse Kodak Black dès que je le pourrai. Parce que c’était peut-être ce que désirait Kendrick en l’incluant : susciter une discussion sur les agresseurs.

Je sais que ce n’est pas la première fois – et certainement pas la dernière – qu’un agresseur, avoué en plus, figure sur un grand album. Je pensais que Kendrick ne s’y ferait pas prendre, sans doute. Mr. Morale & the Big Steppers aura toujours un goût un peu amer, pour moi, et j’espère vraiment que cette discussion se poursuivra, pour qu’on aboutisse à une véritable rédemption ou à un changement de culture quant aux agressions et au rap. Peut-être que Kendrick dit vrai, dans la chanson Father Time, et qu’il n’est en fait pas aussi mature qu’il le croit, qu’il a encore des choses à apprendre et des blessures à guérir.

indie folk / indie rock

Big Thief nous rappelle pourquoi on aime assister aux concerts

par Stephan Boissonneault

Big Thief a toujours constitué une énigme, pour moi. Ce groupe est dirigé par l’auteure-compositrice Adrianne Lenker, qui affectionne les chansons poétiques d’une honnêteté totale. Bien que la quantité de mots puisse étourdir l’auditeur, les refrains sont faciles à retenir. De plus, malgré leur divorce, Lenker et le guitariste Buck Meek – les deux principaux auteurs-compositeurs –, demeurent amis et continuent de créer des chansons ensemble. Des groupes ont cessé d’exister pour bien moins que ça.

C’est peut-être le mélange d’indie-folk, d’americana et, parfois, de rock direct qui attire de telles foules aux concerts de Big Thief. Ou peut-être est-ce le désir de vivre un moment de vulnérabilité avec une si grande auteure-compositrice.

Quoi qu’il en soit, c’est ce qui s’est passé en ce lundi de Pâques 2022, lorsque des milliers de personnes ont envahi la salle de l’Olympia, un bâtiment décoré comme un vieux cinéma où sont projetés des films de série B chinois, avec ses murs rouge vif et ses colonnes au centre de la scène.

Je crois que personne ne s’attendait à ce qu’une artiste comme Kara-Lis Coverdale (désormais établie à Montréal) assure la première partie. Ses paysages électroniques et cinématographiques ont toutefois ravi l’auditoire. Sa prestation n’avait pas de frontières, en matière de genres; certains moments ressemblaient à un film du Studio Ghibli ou à une sorte de Jugement dernier infernal.

Kara-Lis Coverdale

Elle n’a pas dit un mot, mais a créé et vécu avec nous des moments de pur bonheur sonore. Bien que les spectateurs ont quelque peu bavardé pendant sa prestation. Adrianne Lenker a d’ailleurs fait une déclaration à ce sujet, il y a quelques jours, sur Instagram. Cela ne visait pas que le concert de Montréal, mais les premières parties en général.

Dans la vidéo, Lenker rappelle aux spectateurs que, lorsque quelqu’un se produit sur scène, il importe d’être attentifs, d’écouter ou, à tout le moins, de se taire pour que les autres puissent écouter; sinon mieux vaut aller voir ailleurs.

Lenker n’a pas tort. Tout le monde était silencieux pendant la prestation de Big Thief, à l’exception du tonnerre d’applaudissements entre les chansons. Et le programme, sublime, était surtout axé sur le gigantesque nouvel album Dragon New Warm Mountain I Believe in You, mais comprenait aussi quelques anciens morceaux de Masterpiece et de Capacity.
 

Big Thief à L’Olympia

« Comment aimez-vous Montréal? » a crié un fan après Black Diamonds, la première chanson.

Lenker a doucement répondu « J’adore Montréal » et a commencé à raconter, à voix basse, une histoire où elle et quatre amis s’étaient rendus du Minnesota à Montréal en quelques jours. Ils avaient pris le volant chacun leur tour et ne s’étaient accordé qu’une journée en ville, ce qui leur avait permis de « tout faire en une journée ».

J’avais déjà vu Big Thief au Levitation, à Austin. C’était bien, mais pas mal moins impressionnant que le concert de Montréal, qui était beaucoup plus électrique. Lenker et Meek changeaient de guitares entre les chansons pour obtenir des accords et des sons plus intéressants; ils sont également très doués en solos de guitare presque atonaux, qui semblent émaner d’un pur courant énergétique. Adrianne Lenker, en particulier, était incroyable à regarder lors de son solo distordu de sept minutes pendant Not. Voilà pourquoi on aime assister aux concerts : pour vivre nos chansons préférées, mais aussi pour voir les artistes se surprendre eux-mêmes en direct.

 

Adrianne Lenker de Big Thief

Le concert « officiel » a pris fin avec la chanson Certainty, extraite du dernier album. Puis, Big Thief nous a fait quatre chansons en rappel. D’abord la très ludique Spud Infinity où Noah Lenker, frère cadet d’Adrianne, jouait de la guimbarde. On a aussi pu entendre les incontournables Masterpiece et Mary.

Ce fut donc un concert mémorable. Big Thief a même joué une toute nouvelle chanson, Happy With You, ce qui signifie que le groupe nous prépare sans doute un nouvel album ou microalbum. Tout juste après le très touffu Dragon New Warm Mountain I Believe in You. Prolifique, vous dites?

classique occidental

Que Daniil Trifonov peut-il dire ?

par Alain Brunet

Sauf les vedettes ouvertement pro-Poutine, on pense ici au maestro Valery Gergiev, au pianiste Denis Matsuev ou à la soprano Anna Netrebko, les artistes russes de grand talent se trouvent dans une position très délicate, qu’ils évoluent dans leur pays ou hors de leur pays. Le régime Poutine a retrouvé ses marques staliniennes au fil des deux dernières décennies : révisionnisme historique, ultranationalisme, pouvoir oligarchique, mensonge institutionnalisé, désinformation, pressions autoritaires auprès des opposants et leurs proches, délation, répression, violence… Enfin bref, si vous êtes une personnalité publique russe, il est dangereux de vous exprimer sur la situation. Jusqu’à quand ? Tant et aussi longtemps que Poutine sera en place, ce qui ne garantit en rien un avenir radieux après son départ.

Daniil Trifonov, qui se produit à Montréal cette semaine avec l’Orchestre symphonique de Montréal sous la direction de Rafael Payare, ne donne évidemment pas d’interview aux médias…Bien évidemment, la plupart lui demanderaient de préciser sa position sur le conflit armé, le mieux qu’il pourrait répondre à cela consisterait à souhaiter le retour de la paix ou exprimer son inconfort sans donner de détails supplémentaires. Comme les sportifs russes, d’ailleurs. Sinon… souvenez-vous du cas d’Artemi Panarine, un des meilleurs attaquants des Rangers de New York. Lorsque, l’an dernier, ce dernier s’était positionné clairement contre les pratiques répréhensibles du régime Poutine, la ferme de trolls russes eut tôt fait de lui bricoler une fausse histoire de violence physique à l’endroit d’une adolescente… le joueur de hockey avait dû s’absenter du jeu pour faire la lumière sur ce vicieux canulard.

On comprendra que la presque totalité des personnalités publiques de Russie risquent leur propre sécurité et celle de leurs proches s’ils se prononcent ouvertement contre ce régime qui calomnie, salit, emprisonne ou assassine carrément ses opposants.

Voilà pourquoi l’OSM gère différemment cette crise le pianiste russe Alexander Malofeev annulé sous la pression pro-ukrainienne au début de l’invasion. On avait peur que le jeune prodige de 21 ans fasse les frais montréalais de la colère anti-Poutine, on avait voulu le protéger. Quelques semaines plus tard, la réflexion est différente. Il y aura une manifestation à l’initiative de militants pro-ukrainiens pour dénoncer la tenue des concerts du pianiste Daniil Trifonov, mercredi et jeudi à la Maison symphonique. Les opposants ne réprouvent pas la culture russe mais estiment que la présence publique des artistes russes n’est pas acceptable dans le contexte actuel. Rappelons également que le Conseil des Arts du Canada annonçait le 4 mars qu’il cessait de financer « toute activité impliquant la participation d’artistes ou d’organisations artistiques russes ou biélorusses », précisant néanmoins que ces mesures étaient temporaires. Alors on en déduit que Trifonov échappe à cette catégorie puisqu’il n’est pas soutenu ici par une organisation artistique russe ou biélorusse.

Voilà un cas intéressant de zone grise : publiquement, Trifonov s’est montré désolé de la situation mais n’en a pas dit davantage, à l’instar d’autres personnalités publiques tels l’attaquant vedette des Capitals de Washington Alex Ovechkin (un chouchou notoire de Poutine) et le joueur de tennis Daniil Medvedev, no 2 mondial. Grosso modo, ces personnalités publiques restent très floues sur leur position face au régime et souhaitent candidement le retour à la paix, ce qui apparaît nettement insuffisant d’entrée de jeu. Effectivement, ça l’est mais… il faut aussi comprendre que ces Russes célèbres et leurs entourages sont surveillés de près par les autorités de leur pays d’origine, et donc muselés dans leurs propos s’ils franchissent cette ligne de la candeur.

Voilà qui justifie l’invitation de Daniil Trifonov, une décision délicate de l’OSM où son immense talent pianistique l’emporte largement sur les arguments l’excluant des scènes du monde. On devine que le pianiste ne puisse exprimer vraiment sa pensée sur le conflit et qu’il souhaite poursuivre sa carrière à l’étranger. Si le conflit s’enlise toutefois, Trifonov et ses collègues pourraient faire face à plus d’adversité dans leur parcours artistique… Nous n’en sommes pas là et nous comprenons que la gent classique marche sur des œufs, ceci incluant les mélomanes que nous sommes.

indie rock

Sur l’identité montréalaise d’Arcade Fire, après quelques migrations et le départ de Will Butler

par Alain Brunet

La sortie prochaine de WE, sixième album studio d’Arcade Fire, met en lumière certains changements importants au sein de la formation.

Via Twitter, on apprenait samedi (19 mars) que le multi-instrumentiste et compositeur Will Butler, frère de Win comme on le sait, avait quitté le groupe à la fin de l’année dernière, soit après avoir participé au nouvel enregistrement.

« Il n’y avait pas de raison particulière, si ce n’est que j’ai changé – et que le groupe a changé – au cours des presque 20 dernières années. Il est temps de faire de nouvelles choses. »

En parallèle, on sait que Will Butler a entrepris une carrière solo il y a quelques années, on lui doit les albums Policy (2015) et Generations (2020), sous étiquette Merge Records.

« Je travaille sur un nouveau disque et j’organise quelques concerts cet été. Je travaille sur la musique d’une pièce de David Adjmi (tellement bonne). Quelques autres projets en cours… », ajoutait Will Butler sur son compte Twitter.

Voilà un phénomène typique dans une communauté. Certains y perdent de l’intérêt, ne s’y retrouvent plus et optent pour une autre voie.

Par ailleurs, lorsqu’on visionne attentivement le nouveau clip d’Arcade Fire, The Lightning I, II, on voit que le compositeur, multi-instrumentiste et chanteur Richard Reed Parry, certes une des figures centrales du fameux groupe, n’y figure pas. En fait, l’explication se trouve dans les crédits à la fin, car on y apprend que ce clip est dédicacé à sa mère Caroline Balderston Parry, décédée en février à l’âge de 77 ans. Ceci expliquerait cela.

En interview chez PAN M 360, pour son projet symphonique avec Bell Orchestre il y a quelques mois, Richard Reed Parry indiquait que seuls deux membres d’Arcade Fire (lui-même et Tim Kingsbury) résident désormais à Montréal, que Regine Chassagne et Win Butler vivaient en Louisiane et les autres auraient aussi quitté Montréal vers diverses destinations. Il n’était toutefois aucunement question d’une implosion du groupe ou de sa propre démission, mais bien d’une dispersion géographique des vies privées. Le départ de Will Butler, en ce sens, ne doit pas porter à interprétation.

Fondé en 2003 par sept jeunes musiciens venus au Québec du Canada et des États-Unis pour leurs études universitaires, Arcade Fire sera toujours associé à Montréal mais ses membres sont peut-être davantage citoyens du monde en 2022. On n’oubliera jamais que ses membres ont été et restent fidèles à leur identité montréalaise, mais ce long et glorieux cycle montréalais fait désormais partie du passé.

Avec un tel impact international, la formation a été immanquablement traversée par des changements de dynamique, changements de priorités individuelles, changements relationnels, etc. Dans la plupart des cas, la stabilité d’un groupe de musique populaire n’est pas inoxydable, une formation peut néanmoins rester pertinente tant et aussi longtemps que ses membres cruciaux poursuivent ensemble une œuvre créative et innovante.

C’est ce qu’on saura le 6 mai prochain.

Bandcamp absorbée par Epic Games : nouveau capitalisme

par Alain Brunet

Le 2 mars, on apprenait que l’entreprise californienne Bandcamp, qui gère la plateforme en ligne de vente et écoute par excellence de la production indépendante mondiale, était absorbée par Epic Games, une entreprise de Caroline du Nord qui a connu une rentabilité exponentielle ces dernières années, notamment avec son jeu en ligne Fortnite.

Or Epic Games croirait toujours à la nécessité pour les créateurs de disposer de plateformes « équitables et ouvertes » et leur permettre « de conserver la majorité de leur argent durement gagné ». 

Fondée en 2008, la plateforme Bandcamp avait de son côté supplanté MySpace en faisant découvrir et consommer la production indépendante mondiale. Le modèle d’affaires s’était imposé par la formule de prix fixés par les artistes eux-mêmes, et par le prélèvement d’une commission de 15 % des ventes d’albums, nettement plus avantageuse pour les artistes que ce qu’offrent les géants du Web, c’est-à-dire des commissions pouvant aller jusqu’à 95 % des revenus, dans les pires des cas. Bandcamp est ainsi devenu rentable en 2012. Selon la société (pas très portées sur les statistiques rendues publiques), 5 millions d’albums ont été achetés sur Bandcamp en 2019. Voilà un exemple de ce succès mais aussi de ses limites, car les revenus de l’écoute en continu sont inexistants, et donc le principal mode de consommation de la musique de rapporte rien via Bandcamp. Qu’en sera-t-il désormais? On s’en reparle dans quelques mois ou années.

Nous sommes en 2022 et Bandcamp est assurément la plus puissante alternative équitable aux géants du Web et à leurs plateformes aux contenus infinis : Spotify, Apple Music, Amazon Music, YouTube Music, Deezer…

Les gamers en sont probablement conscients depuis longtemps, mais les fans de musique apprennent que la communauté du jeu vidéo a aussi son Bandcamp. Depuis 1991, Epic Games prélève une commission de 12 % aux créateurs, alors que ce serait 30 % chez Apple. La réussite d’un modèle cousin de Bandcamp est forcément plus redoutable économiquement, puisque l’industrie du jeu vidéo est beaucoup plus rentable que celle de la musique. Et c’est pourquoi Epic Games s’est enrichie considérablement après avoir lancé son fameux Fortnite et autres jeux free-to-play; on parle d’une progression fulgurante sur les marchés. L’entreprise vaudrait aujourd’hui 28 milliards $ US… ce qui n’est plus exactement un phénomène marginal! Soulignons au demeurant que cette société est d’ailleurs détenue à 40 % par la multinationale chinoise du jeu Tencent. Extrêmement riche, Epic Games peut compter sur une communauté de 160 millions d’utilisateurs.

Si on s’en tient à la version officielle, l’avantage de l’acquisition de Bandcamp par Epic Games reposerait sur la capacité de cette dernière à implanter des technologies de pointe, beaucoup plus performantes que celles actuellement utilisées par Bandcamp, afin de maximiser le référencement et les modes de consommation des utilisateurs. Qui plus est, l’intérêt marqué de la compagnie pour le métavers, soit le déploiement d’un vaste univers 3D fondé sur une toile d’espaces interconnectés, exige des investissements que Bandcamp ne pouvait assumer.

Inutile d’ajouter que la logique habituelle du marché conduit généralement les entreprises performantes à entrer en bourse dans le meilleur des cas, ou être absorbées par des entreprises plus puissantes. Principe de base du capitalisme…

En se posant comme des gestionnaires de la vaste communauté des musiques indépendantes, ces entreprises se positionnent intelligemment face aux géants du Web dont la propension au non-partage des revenus est désormais archiconnue. Dans le cas de ces entreprises en ligne, donc, cette perception de communauté s’avère toutefois trompeuse. Même si elles offrent des services aux créateurs.trices avec un meilleur retour sur l’investissement (des ventes du téléchargement et non du streaming), Bandcamp et Epic Games demeurent des entreprises à but lucratif, certes innovantes mais purement capitalistes. Leurs fondateurs avaient de nobles intentions au départ, l’objectif ultime de leur démarche était néanmoins de rentabiliser leurs entreprises. 

Doit-on s’attendre au maintien à long terme de cette mentalité d’un partage équitable des revenus?

Il faudra miser là-dessus, faute d’alternatives globales… puisque personne dans le monde de la création ne consacre l’énergie nécessaire à organiser des réseaux de diffusion pouvant atteindre une telle ampleur et en répartir équitablement les revenus. N’empêche… Imaginez si les 28 milliards $ US d’Epic Games appartenaient aux artistes qui constituent la matière première de cette rentabilité phénoménale, on pourrait alors parler d’une communauté réelle, qui pourrait éventuellement rivaliser avec les géants du Web.

On peut rêver… mais la réalité est tout autre.

Encore une fois, cette acquisition de Bandcamp par Epic Games nous rappelle cruellement que le monde de la création n’a pas cette culture de l’auto-organisation. Très majoritairement, les artistes se concentrent sur leurs oeuvres, assurent leur survie et ne réfléchissent pas à ces considérations, avec les résultats navrants que l’on sait : produits jetables après usage, revenus faméliques, carrières éphémères, abandon de la profession…

Lorsque tu n’arrives pas à t’organiser, tu te fais organiser.

SOURCES CONSULTÉES :

Los Angeles Times: Bandcamp’s Attempt to Take on Spotify, by the Numbers

The Guardian: Bandcamp sells to Epic: can a video game company save independent music?

Pitchfork: What Bandcamp’s Acquisition by Epic Games Means for Music Fans and Artists

Le 8 mars n’est pas la Journée internationale des femmes…

par Elsa Fortant

mais bien la Journée internationale des droits des femmes. Deux mots qui font toute la différence. Aujourd’hui encore, les discriminations rencontrées par les femmes sont bien réelles : statut précaire, écart de rémunération basée sur le genre, absence de parité, manque de représentativité, harcèlement et plafond de verre pour n’en citer que quelques-unes. Ces inégalités s’aggravent lorsqu’on prend en compte d’autres facteurs de discrimination comme la race, l’âge, l’orientation sexuelle ou le handicap. On les retrouve dans toutes les sphères de la société et le secteur des arts et de la culture n’y fait pas exception. Depuis quelques années, les initiatives féministes activistes dans l’industrie musicale se multiplient. En voici quelques exemples.

En 2018, KeyChange, un organisme européen qui lutte pour une industrie musicale plus diversifiée et plus égalitaire, faisait une annonce sans précédent : 45 festivals internationaux, parmi lesquels MUTEK, s’engageaient à atteindre la parité des sexes dès 2022. Aujourd’hui, la liste compte 235 festivals1. On pourrait se rassurer et se dire que la prise de conscience est réelle. Mais il reste du pain sur la planche. La représentativité et l’équilibre des genres dans les programmations – bien que cruciale – n’est que la pointe de l’iceberg. C’est aussi une façon d’attirer l’attention sur des discriminations genrées d’ordre structurelle. En effet, la marginalisation des femmes dans le milieu musical ne date pas d’hier et continue de se jouer tant la sphère familiale que professionnelle, à travers notamment, la reproduction des stéréotypes de genre. Ils peuvent expliquer, en partie, pourquoi 89% des harpistes sont des femmes et qu’elles sont 11% seulement aux trompettes2.

Le rapport  Situation des femmes dans les industries artistiques et culturelles au Canada. Examen de la recherche 2010-20183  préparé pour le Conseil des Arts de l’Ontario et publié en 2018 nous apprend que, selon l’Enquête nationale auprès des ménages (ENM) de 2011 la moitié des musicien-nes et chanteur-euses sont des femmes. À l’échelle de la province, les chiffres manquent. On ne peut se baser que sur ceux des associations disciplinaires comme la Guilde des musiciens et musiciennes du Québec (GMMQ) dont 1/3 des membres sont des femmes ; allant jusqu’à 49% à l’Union des artistes. Est-ce que les programmations de festivals reflètent ce chiffre ? Pas du tout, comme le confirme la journaliste Laurianne Croteau en 2019 dans un article publié chez Radio-Canada4. En moyenne seulement 23% des artistes programmé-es dans les 28 festivals québécois retenus par la journaliste sont des femmes.

Par ailleurs, le rapport ontarien affirme que « les salaires annuels des femmes dans l’industrie de la musique sont inférieurs de 27% aux salaires annuels moyens déclarés dans le segment des enregistrements sonores de l’industrie de la musique au Canada5 ». Les femmes et les personnes issues de la diversité culturelle sont aussi sous-représentées dans les postes de cadres supérieurs, de direction et de direction artistique, particulièrement dans les orchestres prestigieux.

Après ce constat plutôt accablant, que peut-on faire à titre d’individu pour faire avancer la cause ? Écouter, s’informer aux bons endroits et partager le message. Les initiatives présentées ci-dessous sont aussi pertinentes pour les artistes femmes qui souhaitent s’inscrire dans un réseau solidaire.

Women In Music Canada (WIMC)

WIMC se consacre à la promotion de l’égalité des sexes dans l’industrie de la musique par le soutien des artistes et travailleuses culturelles à travers la formation, l’accès à des ressources, la valorisation des parcours individuels et la publication de recherche. À l’occasion du 8 mars 2022, l’organisme publie un plan d’action intitulé « Action plan and framework : advancing gender balance in the Canadian music industry6 ».

DIG ! : différences et inégalités de genre dans la musique au Québec

DIG ! est un projet mené en partenariat entre le milieu de la recherche et celui de la pratique. Il rassemble cinq organisations : MTL Women in Music, F*emmes en musique (F*EM), la Guilde des musiciens et musiciennes du Québec (GMMQ), Lotus Collective Mtl Coop, et Shesaid.so MTL. Vanessa Blais-Tremblay7, professeure associée au département de musique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) est à la direction scientifique de ce grand réseau qui a pour objectif de développer des outils qui pallient aux inégalités structurelles de l’industrie de la musique. L’équipe de recherche a ainsi cartographié les ressources – financement, santé, formation, etc. – en musique au Québec. Découvrez la carte inclusive.

MTL Women In Music

Créé il y a 5 ans par Sara Dendane et Kyria Kilakos, MTL Women In Music fait partie du réseau Women In Music (WIM) créé à New-York en 1985. Leur contenu signature : les brunchs réseautage. Elles organisent aussi des événements musicaux et des ateliers pour le développement de carrière. Parmi leur membrariat mixte, on retrouve des patron-nes d’étiquettes de disques, des gérant-es d’artistes, des musicien-nes, des avocat-es, des ingénieur-es d’enregistrement, des relationnistes de presse, des propriétaires de studios, des éditeur-ices de musique, des spécialistes du marketing numérique et plus encore.

Shesaid.so Montréal

Le réseau international Shesaid.so, créé à Londres en 2014 est aujourd’hui présent dans 18 villes autour du monde et compte plus de 12 000 membres. Le « chapitre » Montréal s’écrit officiellement depuis 2021, grâce à l’engagement des travailleuses culturelles et/ou artistes Farah Sintime, Émilie Gagné, Fatoumata Camara, Flora Garnier, Lola Baraldi et Pomeline Delgado. Leur objectif : créer un espace inclusif qui en rassemble les communautés à travers des programmations de concerts, de conférences et des activités de réseautage.

1 La liste complète des festivals engagés est disponible ici : https://www.keychange.eu/directory/music-organisation-profiles/category/Festival, consulté le 8 mars 2022.

2 Les chiffres sont issus des données de la GMMQ, cités dans l’article du Devoir https://www.ledevoir.com/culture/musique/636612/musique-front-commun-pour-la-parite-dans-le-monde-de-la-musique, consulté le 8 mars 2022.

3 Le rapport complet est disponible sur le site du Conseil des Arts de l’Ontario, https://www.arts.on.ca/oac/media/oac/Publications/Research%20Reports%20EN-FR/Arts%20Funding%20and%20Support/OAC-Women-the-Arts-Report_Final_FR_Oct16.pdf, consulté le 8 mars 2022.

4 Accessible au https://ici.radio-canada.ca/info/2019/08/festivals-musique-femmes-programmation-artistes-quebec-osheaga/ , consulté le 8 mars 2022.

5 Le rapport complet est disponible sur le site du Conseil des Arts de l’Ontario, https://www.arts.on.ca/oac/media/oac/Publications/Research%20Reports%20EN-FR/Arts%20Funding%20and%20Support/OAC-Women-the-Arts-Report_Final_FR_Oct16.pdf, consulté le 8 mars 2022, p.49.

6 Accessible au https://www.womeninmusic.ca/images/PDF/Women_in_Music_Research_and_Action_Plan_-_030822.pdf?fbclid=IwAR2S3CIWotssoyf4bcx0Yw3caI8JiOADZbhNgMptwbvFSco7vygjnx4mW7I, consulté le 8 mars 2022.

7 Pour écouter son passage à l’émission radiophonique Bon pied, bonne heure! au sujet de la parité hommes-femmes dans les festivals de musique : https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/bon-pied-bonne-heure/segments/entrevue/393355/parite-hommes-femmes-vanessa-blais-tremblay?fbclid=IwAR1bApPtx4WyzEXkGjA7_kek5rJi0ia8kq5KAcxt9DFipDTTNwy5ynBN_AI, consulté le 8 mars 2022

hip-hop / pop-rock / Premières Nations / rap keb

Samian, la langue française et la « mentalité coloniale »

par Alain Brunet

Le Festival international de la chanson de Granby (FICG) se trouve dans une position délicate après avoir invité l’artiste autochtone Samian à y donner un spectacle essentiellement francophone. Or, son œuvre récente, celle de l’album Nikamo qu’il promeut sur scène actuellement, est exprimée en anishinabemowin.

Via son profil FB, Samian a dénoncé cette condition préalable à son invitation à Granby, sa dénonciation de la « mentalité coloniale » a eu l’effet d’une traînée de poudre. Pas d’explosion à l’horizon mais…

Le festival de Granby a eu tôt fait d’affirmer son ouverture au dialogue après la sortie de Samian, ce dernier s’est aussi dit ouvert à poursuivre la conversation… La marque de l’événement est néanmoins égratignée un tantinet, le rappeur a d’ores et déjà gagné la bataille de la conversation publique, sauf peut-être chez les ultranationalistes de souche qui y verront un affront à cette majorité linguistique au Québec – qui se perçoit également (avec raison) comme une minorité linguistique au Canada et une infime minorité linguistique sur le continent nord-américain.

Musicien, auteur, compositeur, rappeur, acteur, Samian a conquis le marché local depuis 2007, forcément francophone en majorité. Sa deuxième langue étant le français et non l’anglais, Samian fait naturellement partie de l’espace public keb franco, au même titre que l’Innu Florent Vollant qui a naguère généré un impact de masse au sein de la population francophone d’Amérique. Jusque là, tout va bien.

Or, cet accueil de l’art populaire autochtone par le Québec francophone devient douteux lorsqu’une institution dont l’objet essentiel est de promouvoir la chanson francophone, soit en y lançant de nouvelles carrières, impose à un ami non francophone du Québec francophone d’exprimer son art dans la langue de la majorité.

Si on considère Samian comme un ami des Kebs francos, peut-on le contraindre pour autant à devenir francophone à 100%, ce qu’il ne sera jamais ? Bien sûr que non. Même si le nom civil du rappeur est Samuel Tremblay, le nom de son père allochtone – sa mère est pure autochtone et sa grand-mère maternelle aurait aussi contribué à son éducation autochtone dans son Abitibi natale. Même s’il a signé plusieurs textes en français avant de renouer avec sa culture ancestrale pour ainsi participer à la grande renaissance de la culture autochtone partout au Canada.

Samian est un artiste métis, à la fois québécois francophone et anishinàbemiwin de la Première Nation Abitibiwinni. Ses choix identitaires sont les siens et nous devons les respecter. Point barre.

Que nos institutions et nos décideurs n’aient pas encore acquis les réflexes de cette reconnaissance au quotidien est devenu gênant ces dernières années, carrément honteux dans certains cas. En matière de gestion de la culture dans l’espace public, les Québécois francophones (dont je suis) n’en sont pas à leur premier écart de conduite dans la perception et le traitement de leurs minorités – on pense évidemment aux fameuses maladresses de SLAV et au débat subséquent autour de l’appropriation culturelle. Bien au-delà de cette saga, on sait désormais que le colonialisme et le racisme systémique (toujours nié par certains) font aussi partie de l’inconscient collectif de la population québécoise francophone, elle-même jadis victime d’une réelle oppression culturelle, sociale et politique. Quoi qu’en disent tous les Mathieu Bock-Côté de ce monde, il ne s’agit pas ici de draper dans la rectitude politique en adoptant une telle posture. Il s’agit ici de l’assomption de notre réalité présente et future.

Encore aujourd’hui au Québec francophone, les personnalités publiques issues des minorités culturelles et linguistiques sont mieux acceptées lorsqu’elle s’expriment en français avec un accent keb. Sinon, ça devient plus ardu, même pour celles et ceux issu.e.s des minorités s’exprimant dans un français normatif, moins incarné dans la francophonie de souche en Amérique. Aberrant en 2022. À ce titre, l’épisode Granby en est un autre de notre inconscience, on ne peut plus s’en excuser avec un sourire candide.

Permettons-nous d’insister: Samian est un Québécois à part entière, nous lui devons respect pour sa langue et sa culture ayant marqué ce territoire bien avant l’arrivée de Radisson en Amérique. L’avenir de ce territoire sera florissant et harmonieux à la seule condition qu’une cohabitation respectueuse et une collaboration dynamique de ses communautés culturelles et linguistiques puissent y prévaloir à court, moyen et long termes. Et cette cohabitation commence avec les Premières Nations, peuples fondateurs de ce pays au même titre que ses colonisateurs européens.

Samian le sait. Le savons- nous ?

LES SOURCES DE CETTE CHRONIQUE SONT LES SUIVANTES:

SRC : Le rappeur anichinabé Samian dénonce le quota de français imposé par le FICG

La Presse: Festival international de la chanson de Granby / Les organisateurs veulent dialoguer avec Samian

classique occidental

Boycottages et bannissements : au-delà de Gergiev

par Luc Marchessault

En quelques jours, Valery Gergiev est passé de chef d’orchestre le plus couru au monde à paria. Les administrateurs du Teatro alla Scala de Milan ont lancé le bal, le matin du 24 février 2022. La veille, Gergiev y avait dirigé la première représentation de l’opéra La Dame de pique de Tchaïkovski. La Scala a sommé le maestro russe de se déclarer contre l’invasion de l’Ukraine, à défaut de quoi sa collaboration avec le célèbre théâtre d’opéra prendrait fin.

Le Carnegie Hall de New York a emboîté le pas en remplaçant le chef russe par Yannick Nézet-Séguin, pour ses concerts du 25, 26 et 27 février avec le Wiener Philharmoniker. Les orchestres philharmoniques de Munich, de Paris et de Rotterdam ont suivi. En Suisse, le Verbier Festival a écarté Gergiev, qui y était directeur artistique. Puis, son imprésario européen l’a largué.

Tout juste une semaine auparavant, Daniel Froschauer, violoniste et directeur du Wiener Philharmoniker, déclarait au New York Times que Gergiev participerait aux concerts du Carnegie Hall « (…) à titre d’artiste, pas de politicien; nous ne sommes pas des politiciens, nous tentons de créer des ponts ». En septembre 2021, Clive Gillinson, directeur administratif et artistique du Carnegie Hall, soutenait Gergiev en ces termes, lors d’une entrevue avec le même New York Times : « Pourquoi les artistes seraient-ils les seuls au monde à ne pas avoir droit à des opinions politiques? Selon moi, on ne devrait juger les gens qu’en fonction de leurs talents artistiques. »

La liberté d’opinion et d’expression constitue un fort noble principe. La realpolitik aura cependant forcé messieurs Froschauer et Gillinson à le renier. Ce n’est pas la première fois que ça se produit, ce ne sera pas la dernière non plus. Puis, compte tenu des circonstances, on peut difficilement les en blâmer : lorsqu’un artiste appuie les dirigeants d’une nation qui ordonnent à leurs troupes d’en envahir une autre, souveraine, on se trouve devant un cas de force majeure.

Or, s’agissant du chef d’orchestre Valery Gergiev, les musicophiles sont en droit de se poser certaines questions. Tout d’abord, pourquoi les programmateurs et autres administrateurs de salles de concert ne l’ont-ils pas largué avant? Le bonhomme a une feuille de route assez gratinée merci; les journaux l’exposent à qui mieux mieux ces jours-ci, mais des analystes la commentent depuis longtemps, comme en fait foi cet article du Monde paru en septembre 2008.

On ne mettra pas en doute la sincérité et la bonne foi de messieurs Froschauer, Gillinson et autres directeurs d’opéras et de festivals quant à leur désir de poser un geste de solidarité avec le peuple ukrainien. Si symbolique soit ce geste, parce que la realpolitik susmentionnée entre encore une fois en jeu, sous un autre angle : entre vous, nous et la boîte à bois, on aura beau congédier tous les Valery Gergiev et les Denis Matsouïev – pianiste virtuose russe qui a aussi été remplacé pour les concerts du Carnegie Hall – qu’on voudra, ces actions auront peu ou pas d’échos au Kremlin et, par conséquent, sur le théâtre des opérations en Ukraine.

À la Scala de Milan, la veille de l’invasion, l’entrée de Valery Gergiev avait suscité beaucoup d’applaudissements, mais aussi un léger chahut. Puis le mot-clic #CancelGergiev s’est mis à circuler. Lorsque les chars russes se sont mis en branle, les décideurs culturels de New York, Milan et Munich ont dû conférer avec leurs conseillers. Les plus cyniques diront qu’il devait se trouver, parmi ceux-ci, davantage d’experts en relations publiques que de spécialistes en éthique et en morale.

Ce qui nous amène à la deuxième question que peuvent se poser les musicophiles : que fait-on avec Valery Gergiev? On s’était déjà posé la question au sujet de feu Michael Jackson, de James Brown, de Phil Spector, de Marylin Manson, de R. Kelly et de Bertrand Cantat, notamment. Chacun de ces cas peut susciter un dilemme moral chez l’auditeur. Différents facteurs entrent en ligne de compte. Au premier chef, la sensibilité, les principes et les convictions de chacun. Vient ensuite la gravité des gestes, qui s’étendent des accointances et propos condamnables aux meurtres prémédités. Puis, la proximité ou l’éloignement temporels : à l’écoute des œuvres du compositeur italien Carlo Gesualdo, pas grand-monde ne s’émouvra du fait qu’il a assassiné sa première femme et son amant il y a de cela 432 ans. Enfin, l’attachement à l’œuvre jouera un rôle crucial dans ce dilemme et les interrogations qui en résultent.

Au bout du compte, ces éléments influeront sur la capacité du musicophile de faire abstraction, ou non, du péché de l’artiste. On peut, par exemple, ne pouvoir pardonner à Cat Stevens-Yusuf Islam de s’être prononcé en faveur de la fatwa lancée contre Salman Rushdie, puisqu’il est d’une ironie impardonnable que l’auteur, compositeur et interprète d’une chanson à succès intitulée Peace Train ait relayé l’appel d’un théocrate sanguinaire au meurtre d’un écrivain. Libre à chacun de boycotter l’œuvre ou les prestations, donc.

Pour ce qui est de Valery Gergiev, on ne le reverra sans doute pas s’installer au pupitre de sitôt « en présentiel ». Quant à l’œuvre du maestro, répartie sur des dizaines et des dizaines d’enregistrements audio et vidéo, elle est impossible à effacer. Par ailleurs, on n’a détecté aucun signe selon lequel les plateformes d’écoute en continu songeraient à se débarrasser de leurs contenus Gergiev. Les supports intangibles atténuent sans doute l’indignation. Donc, on écoutera ou on n’écoutera pas Gergiev et les orchestres qu’il a dirigés, en fonction de ce qui précède, ainsi que selon ce que nous dictent notre âme, notre conscience et notre cœur. Peut-être que ceux-ci nous inciteront à opter pour un chef plus rassembleur comme Zubin Metha, rayon musique orchestrale, ou alors pour de la musique populaire qui rassérène, comme cette Complainte pour Sainte-Catherine que chantaient Anna et Kate McGarrigle : « Y’a longtemps qu’on fait d’la politique – Vingt ans de guerre contre les moustiques »…

J’aime le streaming

par Patrice Caron

Je sais, je sais, j’ai été jadis un pourfendeur particulièrement intense de cette forme de diffusion de la musique. J’avais la conviction que les artistes étaient mal rémunérés et qu’à plus ou moins brève échéance, ça aurait des conséquences sur la variété de musique disponible et la qualité sonore et artistique de celles-ci.

On ne le voit pas, pour le moment du moins.

En tout cas, il n’y a jamais eu autant de musique disponible et les sorties se disputent notre attention à chaque heure de chaque journée. C’est facile d’en perdre le fil et de se replier sur notre bonne veille collection de disques en se disant que, de toute façon, il ne se fait plus de bonne musique. Ce n’est évidemment pas vrai, reste que chaque génération déplore les goûts de la suivante et les plateformes d’écoute en continu (Spotify, QUB, Tidal, etc.) incarnent parfaitement cette fissure.

Les mélomanes/collectionneurs ont rejeté d’emblée cette forme de commercialisation de la musique, évoquant la qualité du son, des absences dans le répertoire et dans la nature même du modèle d’affaires. Critiques légitimes et méritées.

Quand on connaît la mécanique des droits, on comprend ces absences dans le répertoire et … que c’est d’abord la responsabilité des ayant droits, car ce sont eux qui décident au final. Et c’est la même chose pour quiconque y figure. À moins d’y être contraint par contrat avec sa maison de disques ou son distributeur, l’artiste a le choix d’y être ou pas. Avec un accord tacite sur la rémunération. Il peut en être insatisfait… qui veut moins d’argent dans la vie? Mais c’est ça la condition pour être sur le plus grand réseau de diffusion de musique à l’heure actuelle. Et comme on a besoin d’être entendu pour faire des concerts, vendre des vinyles ou des t-shirts, l’artiste fait ses choix en conséquence.

Certains ont le luxe de s’en priver, comme Neil Young, maintes fois millionnaire et dont la carrière ne compte pas sur une génération qui consomme sa musique sur Spotify. D’autres les boudent par conviction et utilisent plutôt des plateformes comme Bandcamp, profitant d’un bassin de mélomanes qui achètent encore des fichiers MP3, donc plus investis dans le soutien concret de leurs artistes préférés. Et ça fonctionne, pour ceux qui se plaignent qui ne se fait plus de bonne musique, ouvrez Bandcamp, passez-y une heure et vous ne direz plus jamais ça. Pas évident quand on cherche quelque chose de spécifique, les absences sont beaucoup plus prononcées ici, mais pour soutenir la création actuelle, surtout associée à la marge, c’est l’outil idéal en ce moment.

Le retour du vinyle est venu contenter les collectionneurs, les manufacturiers, les détaillants et les artistes nostalgiques du support. C’est un peu paradoxal qu’à une époque ou on déplore la sur-consommation et le gaspillage, on ramène un support énergivore et encombrant, qui demande tout un équipement supplémentaire pour obtenir ce fameux meilleur son promis par ses disciples. C’est beau, je l’avoue, je me fais encore avoir par une belle pochette qui s’ouvre sur une superbe illustration de la musique qui s’en vient. Je suis encore excité quand c’est un vinyle de couleur bien pesant et j’y plante mon aiguille avec la salive qui me dégouline sur le menton. Si ça a un meilleur son? Je ne sais pas. Ça doit dépendre de la musique qu’on écoute, parce que si c’est mal réalisé au départ, ça va sonner le cul partout. Et l’inverse est tout aussi vrai.

Si au début de la numérisation de la musique, on tombait souvent sur des choses qui sonnaient comme si c’était transmis par fax, on en est plus la. Les réalisateurs s’adaptent à la façon dont la musique sera diffusée, du moins ceux qui pensent à ça, et ça fait la différence. C’est pourquoi la musique produite à l’époque de tel ou tel support sonne bien sur ce support. Que ce soit le vinyle, la cassette ou le CD. Avec des exceptions, parce qu’il n’y a pas toujours un chef derrière la console, mais chaque support a ses forces et ses faiblesses au niveau du son et ça revient aux réalisateurs d’en mesurer les contours et d’en dessiner les formes.

La façon d’écouter ces supports sont aussi adaptés à la sonorité de chacun, tel ou tel haut parleur est plus adapté aux vinyles ou aux CD, ou si tu es plus dans l’électro ou le rock, bref ça prend une certaine combinaison pour arriver au son idéal. C’est pourquoi on a eu les Ipods, le temps que les téléphones puissent offrir le même son. Avec les écouteurs adaptés, les haut-parleurs bluetooth et autres Sonos, calibrés en fonction de l’origine des fichiers. À moins d’être un mélomane à l’oreille aiguisée, la qualité du son n’est pas un facteur. S’en plaindre en dit plus sur l’âge des utilisateurs que sur leurs standards d’audiophile.

J’ai embarqué dans le train Napster, ensuite KaZaA, Apple et Bandcamp, mais j’ai longtemps résisté à Spotify par conviction, mais j’ai fini par céder. Et je suis maintenant abonné à Spotify, QUB et Tidal. Je sais que c’est un peu trop mais chaque plateforme a des avantages et pour le moment, ça fait la job. C’est-à-dire, avoir toute la musique possible à portée de pouce. J’ai des milliers de vinyles, CDs, cassettes et DVD mais même si j’ai tout ça, c’est plus simple et rapide de l’écouter sur mon cellulaire. Et ce que je n’ai pas, je l’ai quand même. Sans encombrer ma vie d’un autre cossin à utilisation limitée. Pour une fraction de prix de ce que je dépensais jadis, j’ai accès à des millions d’albums dont je ne soupçonnais même pas l’existence. J’achète encore à l’occasion des vinyles, souvent parce qu’ils sont beaux et des fichiers MP3 sur Bandcamp ou Apple pour l’avoir dans mes affaires en cas de fin du monde, genre. Mais 99% de ce que j’écoute en ce moment passe par l’une ou l’autre des plateformes auxquelles je suis abonné.

Il est déplorable que les revenus associés soient si faméliques pour les artistes mais il faut savoir qu’au départ ce sont les majors de la musique enregistrée qui ont négocié les termes des ententes avec les plateformes et que les autres n’ont pu qu’embarquer dans le train en marche sans voix au chapitre. Certaines sociétés de perception de droits ont réussi à négocier de meilleures conditions, mais tant qu’on a pas de levier de négociation, c’est-à-dire le nombre d’artistes représentés ou le nombre d’écoutes générées, et si possible les deux, difficile d’obtenir l’attention de ceux qui décident. Il ne reste qu’a espérer que la loi de probabilité joue en votre faveur. Et comme je l’ai mentionné plus haut, ça donne aussi accès à une banque inégalable d’auditeurs, c’est pourquoi plusieurs ont fait le calcul que ça valait la peine de perdre quelques sous pour gagner plus de clics.

J’avoue néanmoins ressentir encore de la culpabilité à consommer la musique sur ces plateformes. Je compense en assistant aux shows, en achetant le t-shirt ou les publications de mes artistes préférés. En espérant qu’un jour ça soit plus équitable pour tous mais comme la vie ce n’est pas équitable en soi, je ne me priverai pas de la plus grosse bibliothèque de musique au monde en attendant que ça arrive.

classique occidental

Gergiev et Poutine… relations douteuses à l’heure de l’invasion russe

par Alain Brunet

Comme tous les humains de bonne volonté, nous, passionnés de musique, devrons observer attentivement les conséquences de cette invasion en Ukraine par le régime Poutine.

Instrumentistes, compositeurs, beatmakers, chanteurs, amateurs, connaisseurs, pédagogues, musicologues, producteurs et tourneurs ressentiront quelque chose d’étrange… chaque fois que s’exprimera un artiste russe au cours des jours, mois et années qui viennent.

Qu’adviendra-t-il, par exemple, des grands musiciens russes vénérés sur la planète classique ? Que feront désormais ces artistes dont la carrière est essentiellement fondée sur le rayonnement international, particulièrement en Europe et en Amérique du Nord ? On pense ici aux pianistes Daniil Trifonov, Evgeny Kissin, Denis Matuev, au violoniste Maxim Vengerov, à tant d’autres.

Le malaise s’installe déjà ce week-end avec ce remplacement du maestro russe Valery Gergiev par le Québécois Yannick Nézet-Séguin au pupitre de l’Orchestre philharmonique de Vienne. L’orchestre autrichien doit se produire à New York, soit trois soirs d’affilée au Carnegie Hall à compter de vendredi.

Lorsqu’on connaît peu la musique classique, ce remplacement de Valery Gergiev, un proche avoué de Vladimir Poutine, est un geste légitime et justifié, un geste qui tombe sous le sens. Ceux qui, cependant, connaissent la valeur du maestro russe n’ont pas exactement la même réaction, bouleversés par l’idée qu’un artiste d’un tel talent partage le délire conquérant de Vladimir Poutine, fiction historique devenue réalité tragique.

Valery Gergiev ne nous a-t-il pas conviés aux plus formidables programmes symphoniques au cours des dernières décennies? Les orchestres ne lévitent-ils pas sous sa direction ? Quiconque a assisté aux concerts donnés par l’orchestre du Théâtre Mariinsky sait quel maestro fabuleux il est, et de quel orchestre fabuleux il est le directeur artistique. Pour l’avoir déjà interviewé, je puis vous affirmer avoir eu affaire à un être brillant à n’en point douter, un être à la fois bum et raffiné, à la fois brutal et délicat, à la fois patriote et et citoyen du monde, sans conteste un des grands maîtres vivants du répertoire russe des périodes romantique, moderne ou contemporaine.

Ce cas est plus qu’intéressant, car Valery Gergiev, aujourd’hui honni par l’Occident, incarne ce paradoxe russe que vivent aujourd’hui les artistes formés à l’époque soviétique, purs produits de l’autoritarisme stalinien de tradition communiste.

Essayons donc de comprendre.

Le chef d’orchestre a 68 ans, il fut éduqué dans les années 70 par les meilleurs pédagogues d’une culture classique extrêmement solide en Union soviétique. Au tournant des années 1990, le jeune maestro avait pu compter sur le soutien du maire de Saint-Pétersbourg, Anatoli Sobtchak et de son premier adjoint , un certain Vladimir Poutine, afin de construire une nouvelle salle de concert, inaugurée en 2006, et d’un opéra ultramoderne le Mariinsky II, inauguré en 2013 – rappelons que l’architecte de l’édifice est le Canadien Jack Diamond, celui-là même qui a dessiné les plans de la Maison symphonique de Montréal et dont la facture est très proche de celle de l’amphithéâtre russe.

Gergiev connaissait donc Poutine avant son ascension fulgurante au faîte de l’État russe. Tous deux, ils ont été ébranlés par la mort de l’empire soviétique, ils ont assisté à sa chute et l’instabilité qui s’ensuivit. Et, comme tant d’intellectuels et d’artistes soutenus par le régime soviétique, Gergiev a probablement vécu une certaine humiliation face à la fragilisation provisoire de la société russe, revigorée par le régime actuel jusqu’à ce que… Artiste phare du régime Poutine, Gergiev n’a jamais caché son amitié et son soutien à l’ex-adjoint du maire, ex-haut gradé du KGB devenu président à vie d’un pays qualifié de démocrature, amalgame entre démocratie de surface et dictature dans les faits. Rappelons en outre que Valery Gergiev dirigeait l’orchestre symphonique à la cérémonie d’ouverture des Jeux de Sotchi, applaudi en direct par son président à vie. On devine donc pourquoi Gergiev a d’ores et déjà refusé de condamner l’invasion russe en Ukraine… quelques années après avoir approuvé l’annexion de la Crimée en 2014. À moins d’une volte-face dramatique qui l’exclurait illico de sa position avantageuse dans la nomenklatura russe, le maestro assumera ses choix pour la suite des choses.

Cette posture est compréhensible, néanmoins inacceptable d’un point de vue démocratique et progressiste. En restant fidèle à son pote Poutine, en tout cas, Gergiev risque fort de mettre un terme à sa carrière en Occident. Abruptement. Déjà largué par la puissante agence Felsner Artists à Munich, il pourrait être exclu de ses responsabilités avec l’orchestre Philharmonique de Munich dont il est le directeur artistique, ses liens avec l’orchestre Philharmonique de Vienne et autres Scala de Milan pourraient être rompus définitivement. Sa direction d’orchestre pourrait désormais se limiter aux zones d’influence russe, aux marchés dominés par l’allié chinois, par l’allié turc ou autres zones où périclite la culture occidentale. Ça fait beaucoup de monde encore, direz-vous, c’est le nouveau monde de la musique classique, direz-vous, mais … perdre sa notoriété dans l’ancien monde fera très mal à Valery Gergiev. Il en paiera le fort prix pour le reste de son existence.

Présumons que cet immense artiste russe a réfléchi à cette question de dénoncer les velléités impérialistes, autoritaires et sanglantes du régime Poutine. Présumons que le plus marquant des chefs russes de notre époque refuse d’exprimer quelque condamnation à l’endroit de l’État russe parce qu’il en partage les valeurs patriotiques et conquérantes. Présumons qu’il s’est résigné à renoncer à sa carrière occidentale.

Présumons qu’il assume cet étrange paradoxe… et que cette position l’aspire dans le côté sombre de la force.

folk-rock / grunge / hard rock / post-punk

Mark Lanegan trouve enfin la paix

par Patrick Baillargeon

Pourquoi le décès du chanteur Mark Lanegan touche tant de gens ? Depuis l’annonce de son départ, les hommages et mots d’amour inondent les réseaux sociaux et les médias. Pourtant, ce sombre géant ayant grandi avec le grunge n’a jamais connu le succès populaire d’un Nirvana ou d’un Soundgarden alors qu’il évoluait avec les Screaming Trees. Sans le single Nearly Lost You, qu’on retrouvait sur la bande-son du populaire film Singles, les Screaming Trees seraient presque totalement passés sous le radar. En fait, c’est la carrière solo de Lanegan, et son brillant passage au sein des QOTSA, qui a surtout marqué l’imaginaire collectif, particulièrement celui de ceux et celles sensibles aux anges déchus.

Mark Lanegan incarnait le loser magnifique que le rock, le blues, le folk, le jazz et ses dérivés affectionnent tant. Sa dégaine de toxico magnétique, sa voix rauque d’écorché vif, ses textes souvent poignants ou déchirants, ses musiques aux différentes teintes de gris et de bleus; ballades assassines, blues de fin du monde ou rock et post-punk d’outre-tombe… tout chez Lanegan respirait la mélancolie, et la splendeur du spleen. Touché par la grâce, Lanegan c’était le romantisme rock à son paroxysme, un Cohen en plus sinistre, un Nick Cave qui n’aurait jamais trouvé la rédemption, un Tom Waits au penchant plus prononcé pour la seringue que la bouteille.

Lanegan était un survivant, lui qui aurait dû mourir 100 fois avant son heure. Et durant toute cette période de sursis, entre ses débuts au sein des Screaming Trees en 1986 jusqu’à son dernier album Straight Songs of Sorrow de 2020, en passant par ses nombreux projets parallèles, sans compter ses écrits, il nous a gratifié d’une œuvre incandescente, authentique et cathartique, comme si il sentait que la grande faucheuse n’était jamais bien loin derrière et que ce disque, ce poème, ce livre ou cette collaboration était peut-être son chant du cygne.

Mark Lanegan n’a pas succombé à ses nombreux excès ou de s’être récemment acoquiné avec le COVID. Non, il est simplement mort d’avoir trop vécu. Grâce à son œuvre foisonnante, il est désormais immortel.

https://www.youtube.com/watch?v=AbeYN6KScjM

(photo: David Levene)

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