Au tournant des années 80, naissait le Festival international de musique actuelle de Victoriaville grâce à son fondateur et directeur artistique toujours en poste, Michel Levasseur, autour duquel la petite équipe des Bois-Francs vient de présenter une 38e sélection d’artistes issus des quatre coins du monde – surtout l’Europe et l’Amérique du Nord, mais aussi le Japon et le Liban dans le cas qui nous a occupés ce week-end.
On l’a observé et écrit maintes fois, ce petit FIMAV presque quadragénaire tient davantage du congrès d’initiés que d’un événement fondé sur une vaste participation du public. Les connaisseurs de ces musiques pourtant diversifiées constituent une petite communauté internationale et se réunissent partout dans le monde lorsque des programmations leur sont offertes. Victoriaville est l’une de ces étapes sur le continent nord-américain.
Au fil du temps, ces mélomanes pointus qui se pointent à Victoriaville ont été progressivement conquis par ces propositions atypiques. La « musique actuelle », une expression propre à Victo et qui ne fera probablement pas école hors du circuit québécois, renvoie néanmoins à un partage de valeurs universelles ayant trait à l’audace, la créativité, la vision et aussi à l’exécution virtuose.
Voilà un des innombrables réseaux internationaux investis par des humains dont l’identité culturelle déborde largement le cadre local. Cette identité se forge aussi à travers ces valeurs esthétiques mises de l’avant dans des événements comme le FIMAV.
Les exemples probants, tirés de cette vingtaine de concerts au programme, illustrent bien le phénomène:
Au sommet de la liste, on retient l’excellence de la New-Yorkaise Mary Halvorson, dont le projet Amaryllis & Belladonna, présenté samedi, ravit actuellement tous les férus de jazz nouveau et de musique contemporaine. La guitariste, compositrice et improvisatrice a réuni le quatuor à cordes Mivos, et un ensemble comprenant un trompettiste, un tromboniste, un batteur, une vibraphoniste, un bassiste. L’exécution fut très proche des enregistrements qui viennent à peine d’être rendus publics : les improvisations succinctes de la guitare (Halvorson), du vibraphone (Patricia Brennan), du trombone (Jacob Garchik) , de la trompette (Adam O’Farrill) se joignent admirablement aux partitions brillantes et superbement interprétées par cet ensemble à géométrie variable.
Le trio Mopcut, formé d’Audrey Chen (voix,électronique), Julien Desprez (guitare, pédales d’effets), Lukas König (percussions, électronique), est l’un de ces puissants véhicules hybrides où la voix humaine se trouve magnifiée par des sons inédits et aussi des sons connus de quiconque. Exprimant plusieurs états sonores, les effets de saturation et les sons bruitistes produits par ces artistes hautement inspirés se marient aux rythmes produits par la percussion et aux fragments mélodico-harmoniques inscrits dans un paysage plein de relief. Audrey Chen demeure l’artiste centrale de cette expression, son art vocal se distingue très clairement du lot, il est aisé de lui prédire une grande carrière pour les décennies à venir.
La musique du Québécois Simon Martin fut interprétée par un ensemble réuni par le compositeur : Lyne Allard , alto, Victor Fournelle-Blain, alto, Jean René, alto, Émilie Girard-Charest, violoncelle, Étienne Lafrance , contrebasse. Sa musique très spéciale se fonde sur le déploiement de textures harmoniques qui varient progressivement en relief et en intensité, le tout conclu par une superbe ascension dans les fréquences plus aiguës. Cette linéarité du son finit par happer le mélomane et le brancher sur les micro-détails de ce minimalisme apparent exprimé dans l’œuvre créée dimanche, Musique d’art (2022).
La linéarité sonore était autrement illustrée par les artistes libanais Mazen Kerbaj, trompette, Sharif Sehnaoui, guitare acoustique, Raed Yassin, contrebasse. Convenue de prime abord, l’instrumentation ici proposée est un prétexte à d’autres usages et d’autres fonctions. Trompette, guitare et contrebasse sont ici au service d’un discours essentiellement textural exprimé horizontalement. La guitare devient un générateur d’harmoniques et de percussions fines, la contrebasse y est associée à différents procédés sonores mis au point par son titulaire, la trompette y est aussi couplée à un jeu d’effets texturaux et percussifs. L’inspiration moyen-orientale y est très subtile mais contribue clairement à un discours riche et sage. On devine qu’il faille respirer par la nez à Beyrouth, par les temps qui courent…
Le quatuor de saxophones Quasar a présenté au FIMAV un de ses programmes les plus exigeants de sa saison, dont deux œuvres du compositeur canadien Wolf Edwards (Iskra et Torque), une pièce spatialisée de l’Argentine Analia Ludgar (Cathédrale-Lumière) et surtout, un chef d’œuvre du Grec Iannis Xenakis, composé à la fin de son parcours génial (Xas, 1987). Il y avait de quoi être fier de ces quatre virtuoses montréalais, toujours au service de la période contemporaine, virtuoses que sont Marie-Chantal Leclair, sax soprano, André Leroux, sax ténor, Mathieu Leclair, sax alto, Jean-Marc Bouchard, sax baryton.
Quant à René Lussier, un artiste emblématique du FIMAV depuis les débuts, eh bien il a fait du très bon René Lussier. On ne se refait pas dans la soixantaine et l’ex-Montréalais, installé dans les Bois-Francs depuis des lustres, reste fidèle à son jeu singulier à la guitare et surtout à une œuvre complexe impliquant différentes source populaires québécoises (folklore,country,etc.) ou universelles (jazz contemporain, bruitisme, musique contemporaine, musiques pour dessins animés, notamment) à des structures cohérentes et parfois exigeantes pour les interprètes fort bien préparés pour l’occasion Luzio Altobelli , accordéon, marimba, Samuel Blais , saxophones, Guillaume Bourque, clarinettes, Alissa Cheung, violon, Julie Houle, tuba, Robbie Kuster, batterie, égouïne, Marton Maderspach, batterie, marimba, René Lussier , guitare et basse électriques, sans compter cette séquence d’innombrables onomatopées produites par le chanteur japonais Koichi Makigami, créature unique en son genre dont les recherches multiples sur les sons produits par le corps humain prennent trop souvent l’allure d’une suite d’effets.
Mats Gustafsson avait déçu la veille lors d’un concert peu concluant avec David Grubbs, dont la guitare et le chant avaient peu à voir avec le jeu du saxophoniste suédois et du collègue trompettiste et bidouilleur électro Rob Mazurek. Manque de cohérence et minceur de la proposition ont précédé une prestation dominicale nettement plus vitaminée. Mats Gustafsson et son collègue américain Colin Stetson, très connu des mélomanes québécois pour ses participations au supergroupe Arcade Fire et au Bell Ochestre lorsqu’il vivait à Montréal et qu’il partageait la vie et la créativité de la violoniste Sarah Neufeld, avec qui il a fait de superbes duos. Saxophones alto et basse côté Stetson, sans compter la respiration circulaire et les micro-contacts, saxophone baryton côté Gustaffson, haute intensité, haute virtuosité, dialogue fervent.
D’autres programmes ont évidemment plu aux “congressistes” de Victo, mais nous n’en sommes plus à l’ère où il faut tout recenser vu l’immensité de l’offre musicale sur cette petite planète. Quoi qu’il advienne, la petite communauté mondialiste du FIMAV existe toujours et partage des valeurs qui n’ont absolument rien à voir avec ce qui mine l’humanité en cette période trouble : repli identitaire, nationalisme territorial, intolérance morale, fermeture à l’Autre.
Au FIMAV, comme c’est le cas pour des centaines d’autres subtiles manifestations culturelles consacrées aux expressions différentes de celles privilégiées par les grands courants du divertissement planétaire, on ne nie certes pas la culture locale, mais les valeurs universelles d’ouverture et d’échange l’emportent largement sur l’étroitesse d’esprit.
Voilà un de ces îlots de fraîcheur dont l’humanité a cruellement besoin.