hip-hop

Kodak Black ne mérite pas de participer au cycle de rédemption de Kendrick Lamar

par Stephan Boissonneault

Il mérite plutôt d’être puni.

Mr. Morale & the Big Steppers, cinquième album studio de Kendrick Lamar lancé il y a quelques jours, reçoit un accueil dithyrambique. Nombre de critiques constatent systématiquement qu’il s’agit du magnum opus de Kendrick, de son album le plus vulnérable et le plus personnel à ce jour. Tout cela est vrai. Or, l’une des composantes de cet album me trouble : la collaboration de Lamar avec Kodak Black, un autre rappeur dont le vrai nom était Dieuson Octave jusqu’à ce qu’il en adopte un autre légalement, soit Bill Kapri, afin de faire oublier son épais dossier judiciaire.

Kodak Black a toujours été controversé, dans le monde du rap et de la culture pop. Il a été arrêté ou presque arrêté à maintes reprises et a fait face à des accusations de port illégal d’armes, de consommation de drogue et, plus récemment, d’intrusion. Des trucs de gangster, donc. C’est sa marque de commerce, qu’il promeut dans les médias sociaux; il joue à l’influenceur de type « gangster » et répond à ses fans en se balançant de la grammaire.

En 2016, toutefois, Kapri a été accusé d’agression sexuelle sur une élève du secondaire. Il a finalement admis l’accusation en 2021 et a accepté un accord sur plaidoyer pour agression au premier degré, puis a été condamné à 18 mois de probation et à une amende de 125 $, selon le magazine XXL. Il a également été gracié par l’ex-président Trump. Ce qui est logique, plus j’y pense : je suppose que les agresseurs présumés pardonnent à d’autres agresseurs… Aucune compensation financière n’a été versée à la victime de Kapri, qu’il a reconnu avoir agressée et, pour ajouter à l’horreur, il s’est par la suite vanté de ne pas avoir à lui verser un centime.

Kodak Black, ce citoyen exemplaire, figure donc sur l’album de Kendrick Lamar, l’un des artistes les plus inspirants et influents du 21e siècle, lauréat du prix Pulitzer par-dessus le marché. Et c’est vraiment embêtant, car à mon avis, sa présence minimise et dévalorise les passages où Kendrick se fait plus vulnérable, dans cet album de 18 chansons.

En écoutant Mr. Morale & the Big Steppers pour la première fois, j’ai compris que cet album allait m’emmener dans des endroits très sombres, de ceux qui défont et refont lentement la psyché d’une personne en temps réel. L’album aborde de nombreux thèmes –relations, paternité, démons du passé –, mais l’un de ceux qui ressortent le plus, vers la deuxième moitié, réside dans la guérison des agressions et des traumatismes sexuels, dans des chansons comme Auntie Diaries, Mother I Sober et Mr. Morale. Je ne connais pas Kendrick Lamar et je ne sais pas ce qu’il pense, en tant qu’homme noir dans ces États-Unis qui traversent l’une des périodes les plus tumultueuses de son histoire moderne. Je sais, toutefois, que si je faisais un album dans lequel je me confronte aux agressions dont ma mère, ma tante, mes amis et moi avons été victimes, je n’y ferais pas figurer un homme qui n’a pratiquement aucun remords d’avoir commis ces actes.

Le rôle de Kodak Black dans Mr. Morale & the Big Steppers aurait pu porter sur la responsabilité et le changement réel menant à la rédemption. Au lieu de cela, il narre quelques couplets inutiles dans la chanson Silent Hill.

Dans la chanson Mother I Sober, un véritable coup de cœur où Kendrick se livre à une psychanalyse. Il explique qu’il est conscient de son imperfection et qu’il ne peut en rejeter la faute sur les violences sexuelles dont il a été victime, durant son enfance. Il y dit cette phrase particulièrement révélatrice : « Je connais des secrets, tous les autres rappeurs ont été agressés sexuellement – Je les vois tous les jours enterrer leur douleur sous des colliers et des tatouages. »

Cette phrase est puissante pour maintes raisons. Globalement, le rap est une question d’image et d’influence et, à plus petite échelle, il fait revivre des souvenirs douloureux et des erreurs à travers la poésie. Nous pouvons considérer les rappeurs comme des personnes ayant des défauts, mais ils sont toujours forts, riches, prospères, plus grands que nature. Kendrick est plus grand que nature, mais à mon sens, son objectif est d’être exposé aux yeux du public. Il n’a pas peur de rapper sur ses peines réelles et celles qu’il constate dans son entourage. Il ne se cache pas derrière des métaphores mielleuses ou des phrases vagues. Il est totalement authentique; la phrase susmentionnée parle de lui-même et d’autres rappeurs qui peuvent être réduits en lambeaux à cause d’un traumatisme sexuel. Au même titre que le traumatisme sexuel causé par Kodak Black. Alors, pourquoi a-t-il permis à un gars qui se trouve à la source du problème d’être célébré sur son album? Ceux qui font le choix d’agresser sexuellement les autres ne devraient pas être célébrés. Cela ne veut pas dire qu’ils sont irrécupérables, mais s’ils n’éprouvent aucun remords… à quoi bon?

Mr. Morale & the Big Steppers

J’ai essayé de ne pas lire d’autres opinions sur ce sujet avant d’écrire cet article, car je ne voulais pas qu’il soit influencé (ce qui arrive tout le temps aux écrivains). Je suis toutefois tombé, dans la revue Complex, sur un excellent article du poète et activiste Kevin Powell, qui dissèque Mr. Morale et explique pourquoi c’est l’un des albums les plus importants pour les Noirs, dans l’histoire récente.

Powell qualifie l’album de chef-d’œuvre, mais même lui ne sait quoi dire sur la présence de Kodak Black : « Je ne sais pas où Kendrick veut en venir, peut-être est-il est un véritable mentor pour K.B., ou le pense-t-il, mais l’album s’en serait trouvé mieux si Kodak Black n’y figurait pas. »

En écrivant ces lignes, je me souviens de la conversation que j’ai eue avec certains membres de l’équipe de PAN M 360 à ce sujet, avant de décider de faire connaître mon opinion. L’environnement dans lequel Kendrick Lamar et Kodak Black ont grandi, en tant que Noirs des ghettos, est très différent du mien, moi qui suis un Canado-Hispanique de 28 ans. C’est vrai, mais j’ai toujours détesté l’excuse selon laquelle « nous sommes le produit de notre environnement ». Bien sûr, si vous avez grandi dans un milieu d’agressions, de violence et de mépris du bien-être humain, cela peut influer sur vos décisions. Mais si vous savez que c’est intrinsèquement mauvais et que vous racontez comment cela vous a changé, ne devriez-vous pas essayer d’agir conséquemment? N’est-ce pas ce dont parle Kendrick dans son rap? Les agresseurs peuvent provenir d’environnements dysfonctionnels, mais ils n’en restent pas moins des agresseurs. Il doit y avoir une forme de rédemption. Sinon, rien ne change et le cycle se perpétue. Et Kodak Black se trouve au milieu de ce cycle.

Je suis reconnaissant de n’avoir jamais eu à subir de traumatismes sexuels, mais en tant que journaliste, j’ai interviewé de nombreuses personnes à ce sujet. Des amis se sont également confiés à moi. Le message qui ressort de la participation de Kodak à l’album est celui-ci : « Oh, les gens peuvent être horribles et poser des gestes horribles, mais c’est comme ça. » Chez les victimes de tout type de violences, ce type de mentalité est déprimant et dommageable à l’extrême. Il suffit de penser aux fans de Kendrick qui ont leur propre vécu d’agressions sexuelles. Cela leur fera l’effet d’une gifle.

Je songe à la première fois que j’ai entendu Kendrick Lamar. C’était il y a environ sept ans. Je n’écoutais pas beaucoup de nouveau rap à l’époque. Je préférais les groupes comme Public Enemy, NWA, Run-DMC, les trucs plus old school. Mais on m’a parlé de Good Kid, M.A.A.D City et cela m’a ouvert les portes de la résurgence plus jazzy du hip-hop. Kendrick a été ma porte d’entrée vers des artistes comme Thundercat, Anderson .Paak, The Alchemist, Freddie Gibbs, Flying Lotus, Childish Gambino, Run The Jewels et j’en passe. Tout a commencé avec Kendrick, et je ne suis pas le seul à qui ça arrivera. Dans quelques années, ou peut-être même demain, un enfant va découvrir Kendrick, peut-être grâce à Mr. Morale & the Big Steppers. Il en sera époustouflé. Et peut-être que ça s’arrêtera là. Ou peut-être que cet enfant deviendra aussi obsédé par les textes de Kendrick que je l’étais il y a quelques années, et qu’il cherchera vraiment à comprendre les raisons pour lesquelles il crée.

Ce que fait Kendrick Lamar compte. Cet artiste a remporté le prix Pulitzer, son influence est importante pour de nombreux créateurs en herbe et fans de musique. En s’abstenant de contextualiser cet élan créatif portant sur des traumatismes sexuels, Kendrick Lamar affirme que ce que Kodak Black a fait est acceptable. Ce n’était pas un choix aléatoire, ce n’est pas comme si Kendrick avait désigné ses collaborateurs en lançant des fléchettes sur une cible. Le choix de Kodak Black n’est pas anodin. Or, malgré le tollé sur les médias sociaux, il n’a rien répondu. Et il ne le fera probablement jamais.

Ce qui fait qu’à titre d’admirateur de Kendrick Lamar, j’aimerais avoir des réponses que je n’obtiendrai probablement jamais. J’ai cependant la chance d’avoir une plateforme pour m’exprimer. Mr. Morale & the Big Steppers contient certaines des meilleures chansons du répertoire de Kendrick. Je continuerai de les écouter, mais je mentionnerai également la controverse Kodak Black dès que je le pourrai. Parce que c’était peut-être ce que désirait Kendrick en l’incluant : susciter une discussion sur les agresseurs.

Je sais que ce n’est pas la première fois – et certainement pas la dernière – qu’un agresseur, avoué en plus, figure sur un grand album. Je pensais que Kendrick ne s’y ferait pas prendre, sans doute. Mr. Morale & the Big Steppers aura toujours un goût un peu amer, pour moi, et j’espère vraiment que cette discussion se poursuivra, pour qu’on aboutisse à une véritable rédemption ou à un changement de culture quant aux agressions et au rap. Peut-être que Kendrick dit vrai, dans la chanson Father Time, et qu’il n’est en fait pas aussi mature qu’il le croit, qu’il a encore des choses à apprendre et des blessures à guérir.

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