Depuis les presque débuts du Prix Polaris, je passe une journée ou deux par an afin de repasser les longue et courte listes d’artistes ou groupes nommés, après avoir fourni mes 5 préférences au début du processus de sélection.
Chaque année, je soumets et vote de nouveau, surtout pour accéder aux découvertes et recommandations effectuées par les jurés, journalistes culturels et communicateurs recrutés partout au Canada. C’est ce qui m’intéresse essentiellement: obtenir un portrait complet de l’actualité musicale canadienne que ni les Junos ni les Félix ne peuvent fournir.
La liste longue du Polaris est ce qui me semble le plus précieux, plus précieux que la liste courte et encore plus que le premier prix accordé mardi soir à l’artiste autochtone Jeremy Dutcher.
Bien sûr, je loue son talent, je le sais brillant et inspiré, il demeure pour moi l’un des grands artistes du renouveau de la culture indigène canadienne, lui-même issu de la Première Nation Wolastoqiyik Wahsipekuk – établie au Nouveau-Brunswick, au Québec et dans le Maine. Encore cette fois avec le superbe album Motewolomuwok qui lui vaut un second Polaris, Jeremy Dutcher a su concevoir un alliage solide de culture classique en chant (formation de ténor), de culture numérique et d’une pop de création richement arrangée. Nous l’avons reconnu et célébré en 2018 lorsqu’il a remporté un premier Polaris. Qu’il en gagne un deuxième alors que le Canada a cruellement besoin de faire valoir ses nouveaux talents ou récompenser ceux ou celles qui bossent dur et proposent du matériel de grande qualité, je me dis… ouin.
Force est de constater que le respectable Jeremy Dutcher a dominé la dizaine d’artistes s’étant hissés en finale… mais combien de productions équivalentes à la sienne n’ont pas été retenues en cours de route par un jury vaste, hétérogène et… pas tout à fait cohérent en bout de ligne ?
L’objectif consistant à récompenser le meilleur album canadien choisi sans considération d’ordre commercial ou d’impact quantitatif par les spécialistes, je constate annuellement que le choix ultime correspond souvent à une posture idéologique et générationnelle plutôt qu’artistique. Les choix résultent inévitablement de tendances lourdes au sein des votants, pour la plupart incapables d’évaluer l’ensemble de la production canadienne. Et ce pour de multiples raisons.
Plus précisément, la majorité anglophone au sein des votants ne comprend pas la deuxième langue officielle au Canada. Impossible alors de saisir la qualité d’un texte français, essentiel à une grande chanson. Oui, la majorité des votants est très sensible aux enjeux des communautés culturelles au Canada, de la condition autochtone ou aux enjeux LGBTQ+, ce qui tout à fait louable en soi, mais… très souvent, cette posture exclut plusieurs artistes émergents qui ne sont pas impactés par l’oppression inhérente aux communautés mentionnées, ce qui peut paradoxalement produire une évaluation injuste en fin de processus. Aussi, la majorité des votants s’y connaît surtout dans les différentes déclinaisons de musiques populaires: hip-hop, soul/R&B, rock, chanson d’auteur, électro… quant au jazz contemporain, aux musiques instrumentales contemporaines, aux musiques classiques non occidentales, aux musiques électroniques plus complexes, ces expressions sont exclues systématiquement des listes courtes et de la grande finale.
Comment pourrait-il en être autrement ? Comment célébrer équitablement l’archipel des cultures, langues et styles musicaux canadiens ?
Comment comparer la pop de création d’un artiste autochtone et un producteur électro-ambient ou encore un auteur-compositeur-interprète country ? Comment évaluer une poésie écrite en langue autochtone si on n’en comprend que la traduction ? Comment évaluer les chansons d’un artiste si on ne parle pas sa langue ? Les genres musicaux sont-ils comparables dans le contexte de l’attribution d’un prix?
Je vous le donne en mille.
Alors ? Faites-vous plutôt une tête sur les 10 finalistes du Prix-Polaris 2024. Écoutez ces artistes et vous verrez à votre tour l’impossibilité théorique de leur comparaison. Je gage ma chemise que très peu d’entre vous ont fait cet exercice, mieux vaut tard que jamais.