Taylor Swift a beau avoir « réécrit l’Histoire » en gagnant un quatrième Grammy dans la catégorie « album de l’année » (Midnights), elle a beau dominer outrageusement le monde de la musique enregistrée à l’échelle planétaire, des millions et des millions d’humains ont beau prononcer son nom quotidiennement, elle a beau bousculer les fans de la NFL par sa relation amoureuse avec un des plus grands joueurs de l’histoire du football américain, la songwriter et chanteuse américaine, à l’instar de la communauté entière des Grammys, incarne l’arbre (américain) qui cache la forêt (mondiale).
En deux ans, peut-on lire dans le rapport Luminate sur l’industrie mondiale de la musique dont faisait récemment état PAN M 360 sous la plume de Luc Tremblay, l’écoute de chansons en anglais est passée de 67% à 55%, notamment au profit de la production en hindi passée de 4 à 8% durant la période 2022-2023. Aux États-Unis, pendant ce temps, 63% des sondés de la Génération Z et 65% des milléniaux souhaitaient découvrir de nouvelles cultures à travers la musique.
Aux Grammys, le discours du dirigeant de la Recording Academy, Harvey Mason Jr, misait fort sur cette idée que les Grammys sont un concentré planétaire : Dua Lipa provient d’une famille albanaise du Kosovo, Burna Boy est une superstar afrobeats du Nigeria, l’humoriste et animateur Trevor Noah est Sud-Africain. Ainsi, ils font partie de la famille des Grammys, ils font partie de l’Amérique-monde.
Aux Grammys, ces artistes mondialisés joignaient les rangs des Miley Cyrus et son excellente chanson pop Flowers, les brillantes SZA et Billie Eilish et leurs brillantes contributions à la pop culture, la surdouée Lana Del Rey, notre Céline Dion ignorée par Taylor Swift (maladroite certes mais sans les mauvaises intentions que certains lui prêtent), Victoria Monét et son super tube On My Mama (quel ver d’oreille!), Tracy Chapman et son thuriféraire Luke Combs en duo pour l’interprétation de l’immortelle Fast Car, le fantôme bienveillant de Tony Bennett en tandem avec Stevie Wonder, l’inattendue et toujours géniale Joni Mitchell, ressuscitée d’un AVC et présente pour l’unique fois de son existence (et de la nôtre) au fameux gala américain. La composition canadienne de l’Amérique-monde n’est pas à considérer dans le cas qui nous occupe, Céline et Joni vivent aux USA depuis belle lurette…
En tant que Nord-Américain, je me sens forcément plus proche des Grammys que de n’importe quel autre gala de la music business, sauf évidemment les galas locaux qui nous interpellent de près ou de loin. Mais… de moins en moins. Je me sens plutôt comme les fans de musique de la génération Z, je me sens plus mondialisé parce que l’Amérique ne représente plus le standard absolu de la pop culture mondiale. Les industries du divertissement indien ou nigérian ne sont que les premières manifestations d’une inéluctable mondialisation de la culture.
Tangiblement, le rêve américain devient moins attractif pour le reste du monde et le non Occident, des décennies d’impérialisme économique ont fait déchanter tant de populations.
La montée des régimes autoritaires dans le non Occident est aussi une conséquence indirecte de l’échec culturel de l’Amérique-monde, aux prises avec une poussée honteuse du néofascisme sur son propre territoire, du moins à court terme, et qui tend à faire croire aux populations mondiales défavorisées que l’amélioration de leurs conditions de vie ne passe plus nécessairement par le modèle démocratique à l’américaine.
On sait fort bien que ce modèle est actuellement plombé par l’extrême droite religieuse, le conspirationnisme schizoïde, le bipartisme obsolète, par ce 2e amendement qui maintient un état de violence permanent aux USA, par la corruption endémique dans plusieurs démocraties mondiales, par le racisme systémique, par les mafias bien en place, par le dark web, par des inégalités économiques de plus en plus profondes.
Alors comprenons bien que les modèles américains en matière de mondialisme culturel à travers son propre melting pot sont de moins en moins attrayants… pendant que plus ou moins la moitié des Américains s’identifient à une discographie de plus en plus planétaire et que l’autre moitié y voit une manifestation regrettable de la décadence nationale.
Rien ne permet de croire que le fossé entre ces deux visions sera remblayé dans un avenir proche, le contraire est malheureusement probable.
Photo tirée du site des Grammys