Comme tous les humains de bonne volonté, nous, passionnés de musique, devrons observer attentivement les conséquences de cette invasion en Ukraine par le régime Poutine.
Instrumentistes, compositeurs, beatmakers, chanteurs, amateurs, connaisseurs, pédagogues, musicologues, producteurs et tourneurs ressentiront quelque chose d’étrange… chaque fois que s’exprimera un artiste russe au cours des jours, mois et années qui viennent.
Qu’adviendra-t-il, par exemple, des grands musiciens russes vénérés sur la planète classique ? Que feront désormais ces artistes dont la carrière est essentiellement fondée sur le rayonnement international, particulièrement en Europe et en Amérique du Nord ? On pense ici aux pianistes Daniil Trifonov, Evgeny Kissin, Denis Matuev, au violoniste Maxim Vengerov, à tant d’autres.
Le malaise s’installe déjà ce week-end avec ce remplacement du maestro russe Valery Gergiev par le Québécois Yannick Nézet-Séguin au pupitre de l’Orchestre philharmonique de Vienne. L’orchestre autrichien doit se produire à New York, soit trois soirs d’affilée au Carnegie Hall à compter de vendredi.
Lorsqu’on connaît peu la musique classique, ce remplacement de Valery Gergiev, un proche avoué de Vladimir Poutine, est un geste légitime et justifié, un geste qui tombe sous le sens. Ceux qui, cependant, connaissent la valeur du maestro russe n’ont pas exactement la même réaction, bouleversés par l’idée qu’un artiste d’un tel talent partage le délire conquérant de Vladimir Poutine, fiction historique devenue réalité tragique.
Valery Gergiev ne nous a-t-il pas conviés aux plus formidables programmes symphoniques au cours des dernières décennies? Les orchestres ne lévitent-ils pas sous sa direction ? Quiconque a assisté aux concerts donnés par l’orchestre du Théâtre Mariinsky sait quel maestro fabuleux il est, et de quel orchestre fabuleux il est le directeur artistique. Pour l’avoir déjà interviewé, je puis vous affirmer avoir eu affaire à un être brillant à n’en point douter, un être à la fois bum et raffiné, à la fois brutal et délicat, à la fois patriote et et citoyen du monde, sans conteste un des grands maîtres vivants du répertoire russe des périodes romantique, moderne ou contemporaine.
Ce cas est plus qu’intéressant, car Valery Gergiev, aujourd’hui honni par l’Occident, incarne ce paradoxe russe que vivent aujourd’hui les artistes formés à l’époque soviétique, purs produits de l’autoritarisme stalinien de tradition communiste.
Essayons donc de comprendre.
Le chef d’orchestre a 68 ans, il fut éduqué dans les années 70 par les meilleurs pédagogues d’une culture classique extrêmement solide en Union soviétique. Au tournant des années 1990, le jeune maestro avait pu compter sur le soutien du maire de Saint-Pétersbourg, Anatoli Sobtchak et de son premier adjoint , un certain Vladimir Poutine, afin de construire une nouvelle salle de concert, inaugurée en 2006, et d’un opéra ultramoderne le Mariinsky II, inauguré en 2013 – rappelons que l’architecte de l’édifice est le Canadien Jack Diamond, celui-là même qui a dessiné les plans de la Maison symphonique de Montréal et dont la facture est très proche de celle de l’amphithéâtre russe.
Gergiev connaissait donc Poutine avant son ascension fulgurante au faîte de l’État russe. Tous deux, ils ont été ébranlés par la mort de l’empire soviétique, ils ont assisté à sa chute et l’instabilité qui s’ensuivit. Et, comme tant d’intellectuels et d’artistes soutenus par le régime soviétique, Gergiev a probablement vécu une certaine humiliation face à la fragilisation provisoire de la société russe, revigorée par le régime actuel jusqu’à ce que… Artiste phare du régime Poutine, Gergiev n’a jamais caché son amitié et son soutien à l’ex-adjoint du maire, ex-haut gradé du KGB devenu président à vie d’un pays qualifié de démocrature, amalgame entre démocratie de surface et dictature dans les faits. Rappelons en outre que Valery Gergiev dirigeait l’orchestre symphonique à la cérémonie d’ouverture des Jeux de Sotchi, applaudi en direct par son président à vie. On devine donc pourquoi Gergiev a d’ores et déjà refusé de condamner l’invasion russe en Ukraine… quelques années après avoir approuvé l’annexion de la Crimée en 2014. À moins d’une volte-face dramatique qui l’exclurait illico de sa position avantageuse dans la nomenklatura russe, le maestro assumera ses choix pour la suite des choses.
Cette posture est compréhensible, néanmoins inacceptable d’un point de vue démocratique et progressiste. En restant fidèle à son pote Poutine, en tout cas, Gergiev risque fort de mettre un terme à sa carrière en Occident. Abruptement. Déjà largué par la puissante agence Felsner Artists à Munich, il pourrait être exclu de ses responsabilités avec l’orchestre Philharmonique de Munich dont il est le directeur artistique, ses liens avec l’orchestre Philharmonique de Vienne et autres Scala de Milan pourraient être rompus définitivement. Sa direction d’orchestre pourrait désormais se limiter aux zones d’influence russe, aux marchés dominés par l’allié chinois, par l’allié turc ou autres zones où périclite la culture occidentale. Ça fait beaucoup de monde encore, direz-vous, c’est le nouveau monde de la musique classique, direz-vous, mais … perdre sa notoriété dans l’ancien monde fera très mal à Valery Gergiev. Il en paiera le fort prix pour le reste de son existence.
Présumons que cet immense artiste russe a réfléchi à cette question de dénoncer les velléités impérialistes, autoritaires et sanglantes du régime Poutine. Présumons que le plus marquant des chefs russes de notre époque refuse d’exprimer quelque condamnation à l’endroit de l’État russe parce qu’il en partage les valeurs patriotiques et conquérantes. Présumons qu’il s’est résigné à renoncer à sa carrière occidentale.
Présumons qu’il assume cet étrange paradoxe… et que cette position l’aspire dans le côté sombre de la force.