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Innovations en concert, dirigé de façon inspirante par Isak Goldschneider depuis une quinzaine d’années (d’abord avec Cassandra Miller, puis seul depuis 2014), offre aux mélomanes avisé.e.s et curieu.x.ses des trésors d’expériences musicales à chacune de ses saisons. La version 24-25 se terminera le 30 juin avec une autre trouvaille qui promet des instants de grâce contemporaine : la combinaison d’une oeuvre de Maxim Shalygin, compositeur post-minimaliste ukraino-néerlandais (Angel, pour violon et violoncelle, en création québécoise), et une autre du Montréalais Olivier Alary, vaste fresque de quelque 40 minutes pour 12 guitares lap steel. Oui, douze lap steel! Une soirée qui promet d’être fascinante à l’église Saint-Denis, sur Laurier est, à Montréal. J’ai discuté avec Oliver et Isak des œuvres au programme et d’autres choses.
Olivier Alary, rappelez-nous votre parcours qui vous a mené des études en architecture à la musique puis à Montréal
C’est un parcours assez sinueux, ponctué de bifurcations, mais qui s’est construit de manière organique. J’ai d’abord étudié l’architecture, ce qui m’a permis de développer une sensibilité à la structure, à l’espace et à la forme — des notions qui, avec le temps, ont trouvé un écho naturel dans ma manière d’aborder la musique.
Assez rapidement, j’ai ressenti le besoin de me tourner vers le sonore. Cela m’a conduit à Londres, où j’ai étudié l’art sonore à l’université Middlesex. Cette période a été fondatrice : j’y ai découvert une approche très libre et expérimentale du son, à la croisée de la musique, de l’installation et de l’art contemporain.
En 2000, j’ai sorti un premier album sous le pseudonyme Ensemble sur le label Rephlex, fondé par Aphex Twin. Ce disque a attiré l’attention de Björk, avec qui j’ai eu la chance de collaborer sur plusieurs projets, notamment sur son album Medúlla. Cette rencontre a marqué un tournant, me donnant accès à des contextes de création très variés, entre musique expérimentale, pop avant-gardiste et collaborations multidisciplinaires avec Doug Aitken et Nick Knight.
Après Londres, j’ai passé quelque temps à New York, avant de m’installer à Montréal, où j’ai trouvé un environnement particulièrement propice pour approfondir ma pratique. C’est là, après quelques albums sortis sur le label FatCat Records que j’ai véritablement plongé dans la musique de film, un domaine dans lequel j’ai évolué pendant près de quinze ans. J’ai composé pour une soixantaine de films, principalement des documentaires et des fictions d’auteur, en collaborant avec des cinéastes aux univers très divers. Cette expérience m’a permis d’explorer en profondeur le lien entre musique et narration, entre son et image.
Après cette longue période de pratique professionnelle, j’ai ressenti le besoin de revenir aux fondements de la composition instrumentale. C’est dans cette optique que j’ai entrepris une maîtrise en composition à l’Université de Montréal, afin de mieux articuler mes connaissances techniques et d’explorer de nouvelles pistes de création. C’est dans ce cadre que j’ai développé des pièces instrumentales acoustiques, prenant comme point de départ la traduction en écriture des techniques et processus que j’ai élaborés en studio depuis plus de vingt ans. Ce travail m’a permis d’ouvrir un dialogue entre l’univers électronique que j’avais cultivé et l’écriture orchestrale, en cherchant à transposer des gestes de production, de montage et de traitement du son dans un langage purement instrumental. Vestiges s’inscrit dans la lignée de ces recherches.
Et finalement, je suis resté. Montréal s’est imposée comme un lieu d’ancrage, à la fois artistique et personnel. La ville dispose d’un vivier exceptionnel de musiciens, formés dans quatre universités et un conservatoire, ce qui favorise des collaborations de très haut niveau. Et puis, j’y ai rencontré ma conjointe, et nous avons eu deux enfants. Aujourd’hui, même si mon parcours peut sembler un peu éclaté, chaque étape a nourri la suivante, et l’ensemble forme une trajectoire cohérente qui continue d’évoluer.
DÉTAILS ET BILLETS POUR LE CONCERT ANGEL ET VESTIGES
Quels modèles (compositeurs, styles musicaux) ont façonné votre personnalité musicale?
Ma personnalité musicale s’est construite à travers un large éventail d’influences, souvent portées par des artistes qui aiment repousser les limites, que ce soit en musique, au cinéma ou dans les arts visuels. Côté cinéma, des réalisateurs comme David Lynch, David Cronenberg ou Andrei Tarkovsky m’ont profondément marqué par leur univers singulier et souvent déstabilisant. Dans les arts plastiques, je pense particulièrement à des figures comme César, Jean Tinguely ou Niki de Saint-Phalle, dont les œuvres questionnent la matière et le mouvement, ainsi qu’à Hans Bellmer et Gerhard Richter, qui explorent la forme et la perception d’une manière radicale.
Sur le plan musical, j’ai été fortement influencé par le Krautrock avec des groupes comme Can, Neu! ou Kraftwerk. Leur capacité à mêler rythmes hypnotiques, textures électroniques et improvisations a nourri mon goût pour l’expérimentation sonore. J’ai aussi une grande admiration pour le free jazz psychédélique de Sun Ra ou Pharoah Sanders, qui offrent une énergie et une liberté d’expression incroyables.
Le rock indépendant, notamment avec des groupes comme Sonic Youth ou My Bloody Valentine, m’a montré comment le bruit, la texture et les couches sonores pouvaient devenir des éléments expressifs à part entière.
Par ailleurs, la musique électroacoustique — notamment les œuvres de Bernard Parmegiani et Luc Ferrari — a profondément influencé mon approche de la composition, en m’apprenant à sculpter le son et à créer des espaces sonores riches à partir de détails subtils.
J’ai également été inspiré par la musique contemporaine du XXe siècle, avec des compositeurs comme György Ligeti, Gérard Grisey ou Luciano Berio, qui explorent la matière sonore avec une grande finesse. Le minimalisme américain, représenté par Steve Reich, David Lang ou Julia Wolfe, ainsi que le minimalisme spirituel d’Arvo Pärt et John Tavener, ont aussi marqué ma sensibilité par leur capacité à construire des émotions puissantes à travers la répétition et la simplicité.
Enfin, la chanson pop avant-gardiste, avec des artistes comme Björk — avec qui j’ai eu la chance de collaborer — mais aussi Velvet Underground, Robert Wyatt, Chico Buarque et Brigitte Fontaine, a toujours été une source d’inspiration, mêlant innovation musicale et poésie.
Au-delà des styles ou des noms, ce qui m’anime vraiment, c’est cette volonté constante de dépasser les conventions, de créer des ponts entre différents langages et médiums, et de chercher une musique qui puisse à la fois interroger, surprendre et émouvoir.
Alary a collaboré avec des artistes tels que Björk, Nick Knight, Cat Power et Doug Aitken, et a publié sa musique sur des labels comme Rephlex, Fatcat Records, 130701 et LINE. Il a également signé la musique de plus de cinquante films, plusieurs ayant été primés dans des festivals prestigieux tels que Cannes, Sundance ou Venise.
Comment percevez-vous la différence entre composer pour des artistes pop et pour des artistes associés à la musique contemporaine stricte?
Je perçois la composition pour des artistes pop et pour des artistes associés à la musique contemporaine stricte comme deux approches différentes mais profondément complémentaires. Ce ne sont pas pour moi des mondes séparés, mais plutôt des espaces de création qui dialoguent constamment et s’enrichissent mutuellement.
La musique pop, par sa nature souvent plus directe et accessible, offre un cadre où l’on peut jouer avec des formats plus courts, des structures plus claires et une immédiateté émotionnelle qui touche rapidement l’auditeur. Elle permet aussi d’explorer des sonorités plus électroniques ou des textures qui, bien que plus simples en apparence, demandent une grande précision et sensibilité pour garder leur impact.
À l’inverse, la musique contemporaine stricte ouvre un champ de recherche où l’on peut expérimenter librement avec des formes plus complexes, des techniques avancées, et une abstraction qui pousse à questionner la matière sonore, le temps et la perception. C’est un univers où la rigueur et la profondeur cohabitent avec l’innovation, ce qui me permet de développer des pièces instrumentales très travaillées, comme Vestiges, qui m’ont demandé plus de dix ans de recherche.
Ce qui est intéressant, c’est que ces deux univers fonctionnent pour moi comme des vases communicants. Les expériences acquises dans la musique contemporaine me donnent des outils pour enrichir mes compositions pop, en apportant plus de subtilité, d’originalité et de densité. Et inversement, le travail sur des formats pop plus immédiats stimule ma créativité et me pousse à simplifier, à être plus direct, tout en gardant une richesse expressive.
Dans mon expérience en musique de film, cette capacité à naviguer entre des registres très variés est essentielle. Selon le genre du film — qu’il s’agisse de suspense, d’horreur ou de drame — il faut souvent faire le pont entre une musique accessible, qui soutient l’émotion narrative, et des textures plus expérimentales qui créent des ambiances particulières et inédites. Cela m’a permis de développer une grande flexibilité et une ouverture d’esprit qui nourrissent aussi bien mes projets personnels que mes collaborations.
En résumé, plutôt que de voir la composition pop et contemporaine comme deux disciplines distinctes, je les considère comme deux pôles d’un même continuum créatif. Cette oscillation entre rigueur et immédiateté, entre expérimentation et émotion, me permet de faire évoluer sans cesse mon écriture et d’affiner une voix artistique personnelle, capable de traverser différents styles et publics.
Vestiges pour 12 lap steel. Pourquoi 12? Pourquoi des lap steel? Qu’est-ce qui vous attire dans cet instrument?
J’ai choisi d’utiliser douze guitares lap steel dans Vestiges parce que c’est un instrument qui m’a fasciné depuis une quinzaine d’années, notamment dans le cadre de la musique de film et de mes projets personnels. Ce qui m’attire particulièrement dans la lap steel, c’est sa texture sonore unique, surtout quand on joue avec des trémolos et un slide posé directement sur les cordes. Ce son a quelque chose de très vocal, presque comme une voix humaine, ce qui lui confère une expressivité très particulière.
Par ailleurs, la lap steel est souvent perçue comme un instrument limité, avec des connotations très marquées — notamment country ou western — ce qui peut être réducteur. Mon intention était justement de casser ces clichés, d’explorer ses potentialités au-delà de ces styles, pour offrir une musique totalement différente, plus éloignée de ces genres traditionnels.
J’ai aussi été intéressé par le fait que la tessiture de la lap steel est assez proche de celle d’une chorale, allant des graves aux aigus, ce qui m’a naturellement amené à imaginer des conduites de voix similaires, avec des registres allant de la basse au soprano.
Pourquoi douze guitares ? Parce qu’une guitare possède six cordes, et que la chorale choisie comporte six registres de voix. En doublant cela — soit deux fois six — on obtient douze instruments, ce qui sonne beaucoup mieux et surtout, cela offre une richesse harmonique et une profondeur sonore plus grande. Ce dispositif permet aussi de jouer pleinement sur la spatialisation du son, en répartissant les guitares dans l’espace pour créer une immersion acoustique très intéressante.
Enfin, je savais que travailler avec cet instrument dans une forme longue serait un vrai défi, mais cette limite même m’a stimulé : je voulais voir si je pouvais construire une pièce solide et cohérente autour de cette sonorité singulière.
Vestiges est une œuvre unique, fruit de dix années de recherche
Le message, ou le discours, l’idée maîtresse derrière Vestiges?
L’idée maîtresse derrière Vestiges est liée à une réflexion sur les traces que laissent certaines formes culturelles, spirituelles ou sociales en transformation. J’ai l’impression que nous vivons une période de transition, où certains repères traditionnels – qu’ils soient liés à la religion, à la structure familiale ou à des cadres sociétaux plus larges – évoluent ou perdent peu à peu leur place centrale dans nos vies.
Avec cette pièce, j’ai voulu évoquer ces transformations, en imaginant une sorte de requiem pour ces formes anciennes, et plus spécifiquement pour les traditions vocales et liturgiques issues de diverses spiritualités. Vestiges est une tentative de convoquer ces voix du passé, non pas pour les figer dans une posture nostalgique, mais pour les faire résonner autrement – dans une perspective sensible, presque médiumnique. Les douze guitares lap steel deviennent alors comme des relais, des passeurs de mémoire sonore, permettant à ces formes de réapparaître sous une nouvelle lumière.
D’ailleurs, ce qui ajoutera une dimension encore plus poignante à la performance, c’est le fait qu’elle soit présentée à l’église Saint-Denis – un lieu à l’architecture magnifique, chargé d’histoire, mais qui commence lui aussi, très concrètement, à devenir un vestige architectural. Ce contexte résonne parfaitement avec le propos de l’œuvre.
Sur le plan musical, Vestiges s’inspire de différentes formes de musique polyphonique vocale, comme les madrigaux, les chorales, la musique liturgique orthodoxe et la psalmodie gaélique
Isak, parlez-moi de Maxim Shalygin. Qui est-il ?
Maxim Shalygin est un compositeur ukraino-néerlandais qui vit aux Pays-Bas depuis 2010. Comme Olivier, il a beaucoup d’expérience dans l’écriture de musique pour des contextes en dehors de la scène de concert, comme le cinéma, la danse ou le théâtre – ce qui explique peut-être, à mon avis, pourquoi leurs œuvres partagent une certaine atmosphère : une approche similaire de l’espace, du son, de l’intériorité.
Qu’est-ce qui vous attire dans sa musique ? Pourquoi avoir choisi de jouer cette pièce (Angel) à ce moment ?
La nature introspective de la musique de Shalygin et sa capacité à évoquer des paysages émotionnels profonds résonnent fortement avec moi. Angel, composé en 2020 pendant le bouleversement mondial de la pandémie de COVID-19, réfléchit à la relation de l’humanité avec la nature et à la fragilité de l’existence – on peut l’écouter comme une méditation sur les traumatismes historiques. Jouer cette œuvre aujourd’hui me semble tout à fait opportun, au vu de ce que nous vivons actuellement dans le monde.
Comment décrire l’univers sonore de Angel ? Peut-on le rapprocher d’autres styles qu’on connaît déjà ?
Angel offre à ses auditeurs une interaction délicate entre le violon et le violoncelle : un paysage sonore méditatif et éthéré. L’œuvre s’inspire de la Sonate pour violon et violoncelle de Maurice Ravel, composée un siècle plus tôt, à la suite de la Première Guerre mondiale et de la pandémie de grippe espagnole. Comme chez Ravel, la mélodie est au cœur de l’expression chez Shalygin, ce qui donne lieu à une œuvre que je trouve à la fois intemporelle et profondément humaine.
D’autres informations pertinentes à mentionner ?
Il est intéressant de souligner les croisements de sens entre Angel et Vestiges d’Olivier, une composition de 42 minutes pour douze guitares lap steel amplifiées et diffusion électronique. Il y a dans la vocalité spectrale de Vestiges – cette chorale fantomatique d’échos et de réverbérations flottant entre mémoire et oubli – quelque chose que je trouve très « shalyginien ». Chaque guitare, jouée avec des techniques étendues et peu conventionnelles, devient un canal pour des fragments sonores, comme des échos de voix oubliées : cela évoque peut-être un autre grand chef-d’œuvre ukrainien [Shadows of Forgotten Ancestors de Sergueï Paradjanov].
Vestiges s’appuie sur des principes structurels empruntés aux madrigaux, à la liturgie orthodoxe, aux psaumes gaéliques et aux chorals, pour construire une architecture sonore enracinée dans le passé tout en évitant la nostalgie. Cette immédiateté émotionnelle et cette attention portée à la mémoire me rappellent fortement le travail de Shalygin ; c’est, pour moi, un bel exemple d’évolution musicale convergente.
Je suis très reconnaissant, dans ce projet, d’avoir l’occasion de m’engager avec des œuvres qui nous bousculent musicalement et qui nous poussent à réfléchir sur la mémoire et la nature éphémère de l’existence. Pour moi, la musique – et l’art en général – est une manière d’entrer en dialogue avec ces questions, avec les grands enjeux de la vie.
Interprètes
Angel de Maxim Shalygin :
Adrianne Munden-Dixon, violon
Audreanne Filion, violoncelle
Vestiges de Olivier Alary :
Jonathan Barriault ; Nicolas Caloia ; Steven Cowan ; Simon Duchesne ; Ben Grossman ; Marc-André Labelle ; Dominic Marion ; Pierre-Yves Martel ; Matt Murphy ; Jean René ; Pascal Richard ; Julien Sandiford – guitares lap steel
Isak Goldschneider, direction musicale