Le cadre industriel du Théâtre La Chapelle a ouvert une fenêtre sur des univers musicaux à l’intensité émotionnelle bien de notre époque et au monde intérieur des interprètes et des compositaires. À l’honneur de cette soirée, une production Ad Lib présenter par Le Vivier, deux créations immersives de Marc Hyland et de Nour Symon qui étaient d’une poignante complémentarité.
En ouverture, le public – nombreux et attentif de ce concert – a été le témoin d’une débâcle sonore avec Le grand dégel, pièce pour voix, guitare électrique et bande. L’œuvre prend comme source Orlando, roman phare de Virginia Woolf. L’extrait que Marc Hyland a choisi d’illustrer parle d’un grand dégel et d’une peine d’amour, que l’autrice représente et décrit comme « une effroyable débâcle, où les flots et les glaces emportent avec elles humains, animaux et objets ». Plongée dans une pénombre avec comme seul éclairage une lumière rouge projetée sur le cyclo en fond de scène, l’œuvre s’ouvre sur une récitation déclamatoire accompagnée par une trame électroacoustique qui augmente progressivement en intensité et en transformation, faisant apparaître des galops de chevaux, dont le mouvement est la « force vitale » servant de matériau motivique qui se fond dans l’introduction de la guitare électrique. Une fois cette introduction lancée, nous entrons dans une deuxième phase de l’œuvre où l’interaction se passe entre le guitariste Simon Duchesne et le baryton Vincent Ranallo qui dialogue dans un récitatif déjanté. Il faut saluer et noter la performance des deux artistes pour leur prouesse technique respective. Ainsi, Ranallo s’illustre dans ce long récitatif à saveur opératique où il alterne avec aisance passage en falsetto et sa voix grave, tandis qu’il est accompagné par des grappes sonores à la guitare que Duchesne traite de différentes manières. Progressivement, les sons et même la voix se tordent, accentuant le dramatisme du texte et l’effet de vague sonore qui y est sous-jacents.
Tant les œuvres de Marc Hyland et de Nour Symon demandent un abandon total et un laisser aller de l’esprit de la part du spectateur et de l’auditeur. Les univers sonores dans lesquels ils nous transportent sont si chargés au niveau des sens qu’ils demandent un temps d’adaptation. C’est particulièrement le cas pour la deuxième œuvre du programme J’ai perdu le désert du compositaire Nour Symon. De son propre aveu, son univers musical est si chargé et chaotique qu’il demande une nécessaire acclimatation avant que l’auditeur et les interprètes trouvent leur vitesse de croisière. J’ai perdu le désert, de par son titre, laisse présager un lien avec la précédente grande œuvre de l’artiste, soit son opéra Le Désert mauve, basé sur le roman éponyme de Nicole Brossard. L’intensité du propos de l’œuvre et de la musique y demeure, mais l’approche y est ici plus personnelle. En effet, Nour Symon nous convie à une traversée de ses déserts intérieurs et à nous aventurer avec ielle dans une quête de l’identité sous une forme de tarab, une forme de méditation sonore emblématique de la culture égyptienne « où toutes les émotions qui nous habitent sont convoquées en même temps ».
Pièce-fleuve d’une heure, elle présente un effectif instrumental éclaté : piano (Symon); harmonica (Benjamin Tremblay-Carpentier); oud (Nadine Altounji); violon (Lynn Kuo) et violoncelle (Rémy Bélanger de Beauport) qui évoluent avec des partitions graphiques projetées en fond de scène qui servent de guide pour les musiciens, mais aussi pour le public. Chaque image, chaque trait et vidéo présenté, surimposé dans la présentation, a une signification musicale à laquelle les artistes répondent, évoluent, s’écoutent et improvisent avec moult techniques de jeu étendues.
Malgré l’apparence de désorganisation, l’écriture de Nour Symon est d’une étonnante précision, chaque changement de dynamique et de matériau sonore et visuel s’exécutant à la seconde près. Du désert égyptien aux alentours du Caire en passant par le désert aquatique et même par le désert d’un sentier de neige, la musique de Nour Symon fait appel à nos sens. Si ielle expose en filigrane la confrontation entre son identité avec ses origines égyptiennes, notamment par les extraits vidéo tirés de ses propres voyages, c’est aussi l’expérience du choc vis-à-vis du génocide palestinien qui a habité la création de cette œuvre. Alternant moments de grande intensité, de colère et de chaos que lors de passages plus apaisés. Ces derniers sont vécus un peu comme si on reprenait notre souffle après qu’on eut hurlé et pleuré toutes les larmes de notre corps, avant de plonger à nouveau dans cet univers sonore.
Entre la symbolique d’une débâcle à la fois émotionnelle et environnementale et l’incommensurabilité du désert, confronté à ses identités multiples et à la violence du monde, tant physique qu’intérieur, nous sommes sortis de cette soirée cathartique avec des images fortes imprimées sur notre rétine, une myriade sonore accrochée dans nos tympans et des émotions fortes ancrées en notre être.
Crédits photo : Claire Martin