S’il y a une musique issue de l’avant-garde savante du 20e siècle qui vieillit très bien, c’est celle de l’école spectrale, portée entre autres par Tristan Murail. Les paysages chatoyants de ces partitions, généralement accolés à des idées suggestives faciles à visualiser, réussissent à faire passer la pilule d’une musique atonale, certes, mais souvent hypnotisante grâce à son étrange beauté. L’un des principes de la musique spectrale est de créer des sons inspirés d’images fortes ou de références naturelles, puis de les triturer au travers d’un kaléidoscope harmonique et timbral. En résultent des portraits enivrants, emplis d’une magie étrange et resplendissante.
Le partage des eaux a été créé en 1997 sous la baguette de Marek Janowski et est ici interprété par l’Orchestre National de France sous la direction d’Alexandre Bloch, en direct du Festival Présences de Radio-France en 2022. Je laisserai Murail décrire mieux que moi-même son oeuvre :
Les sons analysés dans Le Partage des eaux sont issus de phénomènes naturels : une vague qui se brise doucement sur le rivage, l’effet d’un ressac. Ils inspirent les formes et les sons de la pièce, parfois en utilisant directement l’analyse des données, parfois de manière plus métaphorique. Un objet musical, que l’on entend souvent sous différentes formes dans la partition, provient ainsi de l’analyse spectrale d’une vague déferlante. Cet objet est manipulé, transformé, élargi ou comprimé de multiples façons. Il contient des timbres harmoniques étrangement colorés et étrangement cohérents.
- Tristan Murail
Quant à Terre d’ombre, enregistrée en 2006 par Péter Eötvös et l’Orchestre Philharmonique de Radio France, peu de temps après sa création au Festival MaerzMusik en 2004, Murail en fait une aventure encore plus ‘’spectrale’’, voire fantomatique, grâce à l’insertion de sons électroniques dans l’orchestre. La patte de Murail demeure intacte : la musique vibre sans cesse, du frémissement délicat au tutti presque aveuglant de clarté et de luminosité timbrale. Une énergie viscérale semble constamment se mouvoir sous la peau d’un orchestre élastique.
Si vous êtes en mesure d’imaginer une fusion de Debussy, Messiaen et Dutilleux, avec un brin de Boulez, vous commencez à avoir une idée de ce dans quoi vous allez plonger en actionnant la lecture de cet album.
Les deux orchestres, français, sont maîtres de cet univers. Chaque scintillement est parfaitement installé dans la trame foisonnante de l’ensemble et, surtout, parfaitement limpide. De la grande magie musicale.
À travers ces éloges mérités, permettez-moi un pavé dans la mare : le livret est en anglais seulement. Festival français, musique française, compositeur français, mais langue anglaise comme carte de visite? Non mais, sérieusement les amis, faut arrêter ces conneries!