C’est ici la première fois que des musiciens français enregistrent le chef-d’œuvre de Stockhausen, produit ‘’savant’’ du psychédélisme des années 1960-70. Mantra sera une agréable surprise pour ceux et celles qui ont appris à craindre l’enfant terrible de l’avant-gardisme contemporain du 20e siècle. Basé sur une formule faite de 13 notes (les 12 notes de la gamme chromatique plus le retour de la note initiale de la série), Mantra se révèlera aux mélomanes qui l’écouteront pour la première fois une pièce facile d’approche et même teintée d’humour.
Écrite pour deux pianos, wood-block, cymbales antiques et modulateur en anneau (instrument électronique analogique, ici reproduit numériquement) typique de l’explosion sonore des années 1970 (John McLaughlin en a fait usage dans son Mahavishnu Orchestra, Jon Lord dans Deep Purple, Miles Davis…), Mantra se déroule sans pause pendant près d’une heure.
Une heure où la formule de départ s’étire, s’étiole, se contracte, explose, implose, s’épanouit, se transforme avec un foisonnement de génie créatif ahurissant. On y verrait des protons, des neutrons, des électrons et même leurs quarks constituants se combiner et se défaire telle une danse quantique abstraite en apparence, mais rigoureusement encadrée dans les faits. Encadrée oui, et très strictement aussi, car en plus des 13 sons de base de la ‘’formule’’ (le mantra), l’œuvre se décline en 13 grandes sections, à travers lesquelles la formule sera déplacée 13 fois sur chacune de ses propres notes et agrandie 13 fois. Le modulateur à anneaux transformera en les colorant, pour sa part, les portions ainsi créées… 13 fois, selon 13 niveaux de graduation! Victimes de triskaïdékaphobie (la peur du chiffre 13) s’abstenir!
Mais au-delà du concept intellectuel, certains diront cérébral, la musique prend vie de manière tout à fait organique et naturelle, sans rien laisser paraître du rigorisme sous-jacent, ni dégager la moindre froideur. On est fasciné par ce qu’on entend. À l’instar de moi-même qui ne comprend pas grand-chose au ballet des nanoparticules mais qui trouvent cela d’une infinie beauté les fois où les scientifiques m’en offrent quelques illustrations, le mélomane non spécialisé qui ne comprend rien aux concepts théoriques instrumentalisés par Stockhausen tombera tout de même sous le charme hypnotique de cette musique d’une beauté aride, mystérieuse et amusante, tout à la fois. Et pour les mélomanes déjà ferrés, le plaisir sera décuplé.
C’est ça la force du génie musical de Stockhausen. Mais bien sûr, faut-il encore que l’exécution soit belle et bonne. Et heureusement, elle l’est! Jean-Frédéric Neuburger, Jean-François Heisser (pianos) et Serge Lemouton (électronique) plongent comme des enfants assoiffés de limonade dans cette musique certes exigeante mais très ludique malgré son immense rigueur.
Bien entendu, impossible de ne pas comparer avec la version de base, celle par qui Mantra a existé d’abord sur disque Deutsche Grammophon il y plus de 50 ans maintenant, la version d’Aloys et Alfons Kontarsky. Les Kontarsky sont un tantinet plus rapides (1 h 5 contre 1 h 8 pour les Français) mais, curieusement, j’ai l’impression que Neuburger et Heisser réussissent à insuffler plus de sourire et de ludisme dans la partition, un sentiment de plus grande légèreté, comme si la lecture se faisait moins touffue et plus aérée. Ne vous méprenez pas sur mes propos : les Kontarsky demeurent indispensables, mais cette version toute hexagonale apporte comme un indéniable vent de fraîcheur dans la façon de concevoir ce monument de l’avant-gardisme du 20e siècle. Bravo!