On accole souvent le terme ‘’populaire’’ à cet opéra d’André Gagnon et Michel Tremblay. Mais qu’est-ce au juste? Madama Butterfly n’est-il pas immensément populaire aussi? En ce qui me concerne, il s’agit d’un opéra, point. Et quel bijou de notre répertoire national. Un texte simple, sans ‘’faux-nelliganismes’’ qui auraient voulu imiter le poète maudit souvent cité par ses compatriotes depuis son entrée aussi fulgurante qu’éphémère dans le récit littéraire national. On aime Nelligan, il est notre Rimbaud, notre Beaudelaire, notre Verlaine, même s’il n’en avait pas le génie (ou du moins on ne le saura jamais, car si seulement si….). Il concentre en lui, dans cette vie tragique et grandiose, une certaine essence de l’expérience québécoise : la bienveillance maternelle francophone, associée au rêve perdu d’une Nouvelle-France assassinée en 1760, puis la dureté du père anglophone, symbole de la domination et du mépris britannique envers cette nation turbulente, indisciplinée et jamais vraiment au diapason de ses objectifs idéologiques.
C’est en utilisant une langue quotidienne relevée par une symbolique accessible que Tremblay a voulu, avec succès, traduire ce drame ô combien compréhensible pour les Québécois francophones. La musique d’André Gagnon, elle, est l’une de ses meilleures. La poignante mélancolie naturelle du compositeur trouvant ici sa destination idéale.
Après la création en 1990, deux versions sont venues étoffer la partition. La première, symphonique, est apparue en 2005 grâce à l’Orchestre symphonique de Montréal. Une version forte et mémorable, où seul Dominique Côté représentait la gente lyrique aux côtés de voix ‘’populaires’’ solides (Daniel Lavoie, Daniel Bélanger, Richard Séguin, Pierre Flynn, etc.)
Puis, en 2010, une version chambriste, brillamment accomplie grâce aux arrangements d’Anthony Rozankovic pour deux pianos et violoncelle, est présentée au Monument National. Cette version faisait une plus grande place au lyrisme en confiant le rôle du vieux Nelligan à Marc Hervieux et celui du jeune à, encore, Dominique Côté.
Cet enregistrement Atma présente cette version, mais dans la reprise au TNM en janvier 2020 (juste avant la pandémie, ouf!). Hervieux et Côté sont au rendez-vous, aux côtés d’artistes autant lyriques (Cécile Muhire, Noëlla Huet) que dramatiques (Linda Sorgini, Jean Maheux)
Bien qu’à de rarissimes occasions une fragilité tonale puisse affecter un ou deux passages chantés par l’un des artistes non-lyriques, l’ensemble est d’une grande solidité. Les rôles sont incarnés avec justesse. Même si j’ai trouvé le personnage de Charles Gill un peu maniéré dans la magnifique Chasse-Galerie, et que Daniel Bélanger dans la version OSM du même passage semblait voguer avec plus d’aisance et d’abandon, je demeure impressionné par la force émotionnelle conviée par cette distribution. Kathleen Fortin suscite les frissons lorsqu’elle chante ‘’mon fils se noie’’ dans Beaudelaire a tué son sourire.
La partition, superbement intimiste sans faire l’impasse sur la puissance émotionnelle, est grandement rendue par les pianistes Esther Gonthier et Rosalie Asselin, mais surtout par la violoncelliste Chloé Dominguez, l’âme profonde de cette version de l’opéra.
Une œuvre qui s’accommode de multiples visions et interprétations en ne cessant d’être pertinente et appréciée, c’est pas mal proche d’un chef-d’œuvre, non? Amusez-vous au jeu des comparaisons avec les versions précédentes, mais retenez que Nelligan, opéra québécois essentiel, ne mourra probablement jamais.