Quand il m’arrive de me sentir gavé, saturé de mélodies, d’accords et d’harmonies, pour me rincer les oreilles et me refaire une virginité musicale, j’aime bien, pendant un long moment, simplement prêter attention aux bruits qui m’entourent ou écouter une bonne séance d’improvisation libre. De préférence en salle puisque le partage du « ici maintenant » avec les musiciens qui s’y adonnent constitue une dimension aussi importante que celle de l’espace acoustique, mais comme nous risquons d’être privés de ce privilège encore un moment, nous pouvons heureusement nous rabattre sur des enregistrements, et il en existe d’excellents, comme celui-ci.
Le calibre des improvisateurs a son importance, et ici, nous sommes servis : un clarinettiste depuis lontemps rompu à ce genre d’exercice, le Français Xavier Charles (The Contest of Pleasures, Dans les arbres), deux des improvisateurs québécois les plus actifs sur la scène internationale, le gambiste originaire d’Ottawa Pierre-Yves Martel, qui joue également ici de l’harmonica, le bassiste rimouskois Éric Normand, qui emploie aussi divers objets qui servent de percussions, et le contrebassiste autrichien Matja Schellander. Le lieu d’enregistrement a aussi son importance. Il s’agit en l’occurence d’un lieu de culte parisien dont la résonance particulière est propice à ce genre d’exercice.
Dès les premières notes, nous sommes plongés dans cette ambiance mystérieuse qui distingue souvent les impros libres réussies, avec cette tension, un peu comme dans un suspense, qui est maintenue de bout en bout. Il y a aussi la lenteur parcimonieuse avec laquelle les instrumentistes, sur la corde raide, déroulent leur fil narratif, la variété des timbres et des textures, comme ces trilles caractéristiques du clarinettiste au vocabulaire étendu, avec vrombissements, feulements, craquements, frottements, tintements, sens de la dynamique et de l’organisation spatiale. Jamais rien n’est forcé, bien qu’il y ait parfois certains accents ou éclats sonores ou des moments plus appuyés. Et jusqu’à la résolution finale, il y a toujours cet équilibre des forces en présence qui est maintenu, comme chez les funambules.