Je ne savais pas à quoi m’attendre en amorçant l’écoute de cette cantate multimédia contemporaine signée par un compositeur canadien d’origine grecque que je ne connaissais pas du tout. Je fus intrigué et séduit dès le début par cette proposition de rencontre moderne avec la célèbre poétesse Sappho de Mytilène qui vécut à Lesbos au 7e siècle avant notre ère. Les deux poèmes qu’il nous reste de l’artiste ont servi de sources pour The Lesbian Lyre: Reclaiming Sappho for the 21st Century, un livre marquant de Jeffrey M. Duban où l’érudit étasunien replace Sappho dans son contexte historique tout en offrant une nouvelle traduction de ses œuvres.
Caravassilis, lui, nous transporte immédiatement dans un mode sonore très séducteur, celui d’une Grèce antique fantasmée et transcendée, grâce à une écriture modale transfigurée et habilement revisitée avec quelques techniques modernes. Cette plongée parfois ensorcelante dans la Grèce très lointaine oscille donc entre langage modal (qui fait ‘’ancien’’), chromatisme impressionniste et romantisme, mais aussi minimalisme. Un orchestre de chambre tonifié, quelques triturages électros (plutôt discrets) et de l’échantillonnage concret (quelques ambiances naturelles d’oiseaux par exemple). Terminons cette riche étoffe avec un chœur et des voix solistes à qui on demandent de maîtriser un lyrisme traditionnel en parallèle avec des arabesques rappelant quelques chants anciens orientaux ou disons calqués sur les suppositions que les musicologues font des mélopées qu’on aurait entendues dans l’Antiquité grecque du premier millénaire avant notre ère.
Tout cela aurait pu être un fouillis, mais l’organisation dramatique de Caravassilis, ainsi que les paysages dévoilés ou suggérés au fil du drame, sont souvent envoûtants et/ou efficacement expressifs. Nous sommes rapidement scotchés à cette proposition qui nous fait régulièrement l’effet d’une hypnose contemplative. Nous n’écoutons pas un monde sonore intemporel, nous y sommes aspiré!
L’ensemble Tenth Muse de New York (en hommage à Sappho de Mytilène, que Platon considérait la ‘’10e Muse’’ des dieux), un orchestre de chambre hétéroclite doublé d’un choeur dont les membres ont été personnellement choisis par le compositeur, est la pierre angulaire de cette performance, celle qui sert de véhicule nous permettant de traverser le temps et l’espace de façon si convaincante. Les voix, très belles et tellement idiomatiques dans leurs évocations de chants anciens (la recherche musicologique récente est un peu responsable de cette nouvelle compréhension), servent le déroulement à travers des interventions solistes orientalisantes et des passages choraux qui rappellent, bien entendu, les choeurs de tragédies grecques anciennes. Je rêve d’assister à cette cantate dans les conditions prévues, soit avec projections multimédia et danse, même si la seule version musicale suffit déjà amplement à nous convaincre de sa grande qualité. Un véritable bijou.
Mais là ne se termine pas le voyage. La cantate sapphique ne constitue que le premier des deux disques formant cet album. Le deuxième est consacré à d’autres pièces de Caravassilis inspirée de poésie et de Grèce antique. Five Duban Songs: Eros sanctified transpose en un lyrisme invitant des extrait de The Shipwreck Sea: Love Poems and Essays in a Classical Mode du même auteur, Jeffrey M. Duban, inspiré de la poésie antique. Ceci est suivi par deux autres cycles de chants : My Life a Lyric City, sur des poèmes de Sarah Teasdale (1884-1933), inspirée de Sappho, puis Sappho de Mytilène, sur des fragments de textes de Sappho traduits en Grec moderne par Odysseus Elytis (1911-1996), et utilisés ici dans une traduction française de Veronique Perl.
Dans Eros sanctified on retrouve Caravassilis en territoire souvent néoromantique ou minimaliste de type étoffé, celui d’Arvo Pärt dans la Symphonie no. 3, celui de Gorecki dans la Symphony of Sorrowful Songs ou celui de Philip Glass dans ses symphonies. L’effet final est celui d’une grande musique évocatrice de panoramas somptueux et peut-être de très beaux films documentaires. My Life a Lyric City est plus traditionnellement moderne (Britten, peut-être, vient à l’esprit) alors que Sappho de Mytilène revient à l’atmosphère de la cantate, mais en format épuré pour mezzo soprano (très très belle voix d’Ariana Chris), flûte et piano.
C’est franchement beau et quand même original dans son écuménisme, si l’on prend en compte la cantate du premier disque. Une musique contemporaine résolument accessible et satisfaisante autant pour les profanes que pour les plus connaisseurs? Oui, ça existe, et on aime beaucoup ça.