C’est une expérience singulière que de plonger dans l’univers musical de György Kurtág, compositeur hongrois qui a fêté son 96e anniversaire le 19 février dernier. On se retrouve absorbé dans un maelstrom dadaïste de sons, de textures et d’émotions kaléidoscopiques d’une profonde originalité. À la fois hyper avant-gardiste mais pas cérébral pour autant, Kurtág a fait de sa musique un Big Bang parallèle à celui de la Seconde école de Vienne (Schoenberg-Webern, et ceux qui ont suivi dont Pierre Boulez). Un Singularité en orbite autour de, ou plutôt avec, l’entité astrale tout aussi unique que fut celle de Ligeti, un autre György!
György Kurtág – Photo : Andrea Felvégi, Bridgeman Images
Kafka-Fragmente a été amorcé en 1985 alors que Kurtág qui est alors fasciné par de courtes phrases et des fragments provenant de textes de Franz Kafka destinés uniquement à usage privé (journaux intimes, lettres à des amis, etc.). Le compositeur y décèle un thème central, un leitmotiv vital : celui de l’errance. C’est ainsi que Kurtág couche sur papier, presque sans trop y penser, des giclées idéelles, motiviques et mélodiques qui finissent par se regrouper en un cycle de lieder de 40 morceaux, en moyenne très courts (entre 20 seconde et une ou deux minutes), mais dont quelques-uns vont jusqu’à quatre, et même sept minutes. Ceux-ci constituent ce que le compositeur appelle ‘’le chemin’’, dans le sens aussi bien littéral d’un sentier parcouru physiquement à travers un labyrinthe, que figuratif où le promeneur est en vérité quelqu’un qui se cherche ou s’interroge. Vous aurez vite compris que cette mise en scène convoque tout un tas d’images de détours, de brusques arrêts, d’incertitude, de fuite accélérée en ligne droite et de virements secs. Le promeneur imaginaire est assailli autant par l’excitation, l’espoir, la perplexité, le doute, le découragement.
Le génie de Kurtág est d’avoir, tel un auteur de haïkus particulièrement précis dans leur économie et immenses dans leur profondeur, réduit le matériau musical à une sorte d’ultra-concentration. Par l’instrumentation d’abord : une voix (Anna Prohaska, sublime et en parfaite maîtrise de l’astronomique difficulté de la partition) et un violon (Isabelle Faust, indispensable compagne de route, transcendante et d’une aveuglante clarté technique). That’s it, comme dirait les Hongrois. Puis, surtout, dans l’utilisation de motifs et de fragments sonores d’une grande économie et qui s’imbriquent, se juxtaposent, s’enchaînent et se répondent de toutes les manières imaginables en termes de techniques musicales contemporaines, mais toujours avec une extrême délicatesse. Sons filés, lignes musicales ébrouées, bruits discordants, canons anxieux, et même quelques références à la musique folklorique d’Europe de l’Est.
Le résultat est une émulsion d’idées que les deux interprètes doivent s’échanger avec une diabolique habileté à travers des espaces interstitiels nanométriquement étroits. Mais c’est là, dans cette mécanique quantique d’une musique de l’infiniment petit que Kurtág opère le renversement total de l’explosion créatrice : est ainsi créé un univers complet et infini de sens et de signification.
Oh, ne vous faites pas d’illusion : Kafka-Fragmente op. 24 n’est pas une écoute facile. Et la levée du voile de la compréhension risque de ne pas être faite avec une seule première écoute. Mais comme avec le trou d’Alice, si votre recherche mène à la découverte, le monde ainsi révélé sera bouleversant, pour le meilleur et pour le pire.
Pour les mélomanes qui voudraient comparer, l’écoute d’une version de 2006 avec Juliane Banse et Andras Keller sous étiquette ECM s’impose.