Pour le commun des mortels mélomanes, le nom d’Arnold Schoenberg (1874-1951), dont ce sera le 150e anniversaire de naissance le 13 septembre prochain, incarne la rupture entre la musique tonale, construite sur des gammes majeures et mineures, et se fondant en particulier sur la tonique (premier degré de la gamme) et la dominante (5e degré). Ce système fut privilégié en Occident du 17e siècle au tournant du 20e siècle, de Bach à Wagner.
Or mercredi soir à la Maison symphonique, la rupture historique n’était pas prévue au programme, on y a plutôt privilégié le Schoenberg post-romantique au Schoenberg visionnaire. Et il faut dire que le règne du système tonal n’est pas vraiment terminé, puisqu’il domine encore largement les programmes classiques du monde occidental, sans compter ceux implantés désormais en Chine, au Japon ou en Amérique latine. Qui plus est, une large part de la musique populaire occidentale se fonde encore et toujours sur ce système tonal, bien qu’il fut largement influencé par le blues et le jazz afro-américain, sans compter plusieurs musiques non occidentales parvenues aux oreilles de l’Ouest.
Or, il faut rappeler le système tonal fut remis en question par des compositeurs européens de plus en plus influents à la fin du 19e siècle et au début du 20e. Parmi créateurs, l’Autrichien Arnold Schoenberg (1874-1951) fut l’un des grands leaders esthétiques et théoriciens d’une musique fondée sur les 12 tons et demi-tons de la gamme et non de ses limites tonales fondées sur les 7 notes de l’échelle, tel que préconisé par JS Bach et autres compositeurs baroques au 17e siècle.
Comme ses contemporains, Arnold Schoenberg a été d’abord éduqué musicalement dans le courant romantique de sa jeunesse, et la première œuvre au programme de l’OSM cette semaine fut composée bien avant sa révolution dodécaphonique. On peut toutefois en ressentir certaines prémisses dans certaines lignes mélodiques et choix harmoniques, mais il s’agit essentiellement de musique tonale. Profondément original même sur ce territoire, le compositeur avait déjà déjoué quelques façons de faire, du moins dans la construction de cette œuvre que Rafael Payare avait déjà dirigée à sa toute première expérience avec l’OSM.
Magnifique Verklärte Nacht (La Nuit transfigurée) ! Ça dure 30 minutes sans interruption et ça ondule brillamment en s’inspirant d’un poème tiré de La Femme et le monde (Weib und Welt), un ouvrage de Richard Dehmel. Le texte décrit la promenade nocturne d’un couple amoureux dont la femme révèle qu’elle accouchera d’un enfant issu d’une autre liaison. Compréhensif, son amoureux lui assure sa volonté d’adopter l’enfant, le couple retrouve le bonheur dans cette « nuit transfigurée ». Pleine de nuances, assorties de quelques pointes d’intensité, cette musique décrit bien le ressenti de cette scène, cette passion larvée d’un couple improbable qui s’exprime dans un calme apparent.
Au cours de cette même première partie, l’arrivée de la pianiste portugaise Maria-João Pires , qui aura 80 ans le 23 juillet prochain, ne fut pas un anti-climax. La dame a encore une articulation remarquable ! Côté attaque, elle n’a peut-être pas le tonus de ses meilleures années – et de toutes manières, son petit gabarit ne lui permet pas les salves les plus puissantes, encore moins à son grand âge. On sait qu’elle ne se produit plus très souvent depuis quelques années, mais elle peut encore nous faire de l’effet en compensant par sa musicalité, son expérience, sa sensibilité et sa connaissance profonde de l’œuvre au programme : le Concerto de Beethoven pour piano no 4 en sol majeur. Son jeu est à la hauteur de la partition, on s’interroge rarement sur la précision de l’exécution dans les parties véloces, on peut observer parfois une certaine minceur dans le son mais on goûte généralement la présence de la soliste. Les pianistes étant généralement parmi les instrumentistes classiques les mieux préservés physiquement à un âge avancé (vu la positon plus équilibrée du corps face au clavier), Maria-João Pires peut encore nous faire tripper. C’est quand même impressionnant de voir à l’œuvre une quasi octogénaire capable de tant de choses sur les ivoires. Le principal agacement au programme enregistré ce soir-là était plutôt les applaudissements au terme du premier mouvement (Allegro moderato) en plein enregistrement, mais bon on n’ira pas là. Et on appréciera le rappel, soit un extrait fort connu de la Sonate no 8 pour piano de Beethove.
La seconde partie sera exclusivement consacrée à Schoenberg, car son poème symphonique Pelléas et Mélisande dure 41 minutes, inspiré d’un texte de l’écrivain belge Maurice Maeterlinck. Nous sommes dans les mêmes formes que La nuit transfigurée, c’est-à-dire structurée en fondus enchaînés de 4 parties, dont certains arrangements sont plus contrastés, notamment dans les cuivres (cors, trompettes, trombones) et les bois (flûtes, hautbois, clarinettes, bassons). L’écriture tonale de cette autre œuvre de jeunesse et son approche continuum représentent une excellente occasion de connaître Schoenberg et préfigurer ce qui l’a mené plus tard à la révolution dodécaphonique.
Crédit photo: Antoine Saito