La Sala Rossa était assez bien garnie mardi soir (28 mai) pour la présentation du dernier concert de la saison d’Innovations en concert. Un concert aux allures de buffet dadaiste et d’art conceptuel. Quatre compositrices, trois Montréalaises et une Torontoise, présentaient autant de nouvelles œuvres conçues pour instruments acoustiques, traitement numérique et projection vidéo. La seule exception a été la pièce d’introduction de Keiko Devaux, qui s’est jouée dans l’obscurité (presque) complète. Celle-ci, écrite pour trompette à double pavillon (oui, une trompette avec deux sorties, l’une normale et droite, l’autre à angle ascendant) a constitué une fort belle entrée en matière. Devaux fait bon usage des contrastes timbraux très rapides pouvant être exécutés par cet instrument. Par exemple, l’un des pavillons peut être muni d’une sourdine et l’autre non, si bien que l’interprète peut passer d’une sonorité voilée à une autre brillante en l’espace d’une seule note. Pas besoin de changer d’instrument. La pièce qui s’intitule SADA (écho) évoque de grands espaces frappés par des résonances amplement réverbérées, évoquées autant par l’écriture instrumentale que par les manipulations numériques live. Une belle entrée en matière, empreinte d’une étrange noblesse mais aussi d’un sentiment de grandeur panoramique, soutenue en cela par les harmonies consonantes utilisées par la compositrice, et très bellement rendues par la soliste Amy Horvey.
La soirée s’est poursuivie avec une proposition radicalement différente, celle de Terri Hron, intitulée Out Loud, un opéra féministe pour interprète solo, électronique live et vidéo, d’une vingtaine de minutes – ish et divisé en deux parties. Chaque partie présente un personnage issu de l’imaginaire connu : la Titania du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, puis la Sirène du conte d’Andersen. Costumée sur scène de manière simple mais évocatrice, chaque soliste (Helen Pridmore et Jennifer Beattie, excellentes dans leurs rôles respectifs) est mise comme en abîme avec son double pré-filmé et projeté sur écran. S’ensuit un dialogue ouvert, chanté dans une langue inventée faite de clics, de roulements, de murmures et de quelques envolées lyriques de bon aloi. Sur l’écran, la ‘’traduction’’ du texte renforce l’impression d’étrangeté de ces personnages ironiquement plus ‘’réels’’, malgré leur caractère imaginaire. Le traitement de Terri Hron est résolument féministe. On comprend bien que la Titania si mal traitée par Shakespeare devient ici une femme qui réclame son droit à habiter pleinement son espace vital nocturne. Cette Reine de la Nuit version univers parallèle est appuyée par de beaux aigus perçant de l’interprète et un texte (celui de la traduction bien sûr) invitant à embrasser la poésie des ténèbres. Certains dandinements lascifs de l’interprète dans la vidéo laissent perplexes et sont pauvrement chorégraphiés, mais le propos de base est bien exprimé.
La Sirène, en deuxième partie, assume elle aussi sa féminité et ne souhaite pas devenir humaine pour les yeux d’un prince insignifiant, mais plutôt parce qu’elle ‘’ne se sent pas à sa place’’ dans le monde aquatique. La musique de Hron, ni franchement atonale ni consonante, est truculente dans son utilisation d’onomatopées en partie improvisées par l’interprète. Je pense qu’une plus franche distinction sonore entre les deux contes (timbres, couleurs, rythmes, textures, peu importe) aurait été de mise, afin de mieux différencier et incarner la plongée dans deux univers narratifs bien campés dans leurs contrastes décoratifs. Reste qu’il s’agit d’une proposition très stimulante et j’irai explorer plus en profondeur la musique de cette jeune compositrice.
La troisième proposition nous a, elle aussi, imposé un revirement à 180 degrés. La Torontoise Olivia Shortt, munie de son sax baryton et de pédales d’effets, a garroché son Makwa au public, une sorte de rage martelée sur fond de vidéo ou s’entremêlaient films de chat cabotin, de personnages maquillés, de couple queer en situations incongrues et d’animations psychédéliques. Dali et Bunuel auraient aimé. Les vociférations saxophoniques, renforcées par des loops et de la réverb’ sans ménagement, n’étaient pas aussi violentes que l’artiste l’avait laissé entendre dans son ‘’avertissement’’ au public. Une performance intense, certes, mais très dynamique et narrativement cohérente grâce aux folies surréalistes de la vidéo (ce qui est très ironique, non?). En effet, sans le côté souvent ludique de la vidéo, l’ensemble aurait pu être ennuyeux.
Le moment final de la soirée appartenait à Nicole Lizée, qui nous présentait pour la première fois Saskbient/Manitobient (un jeu de mots avec Saskatchewan, Manitoba et ambient), une peinture expressionniste pour Amy Horvey au banjo et trompette à double pavillon (un énorme boost de répertoire pour cet instrument en une seule soirée!), avec bidouillages acoustico-numériques opérés par Lizée, sur fond de vidéo évoquant les deux provinces des Prairie à travers toutes sortes d’objets et de mises en scène. Amy Horvey pinçant une clôture de barbelés dans la vidéo répondait à la même artiste live jouant de son banjo. Lizée glissant un patin jouet sur un vinyle, façon DJ, faisait écho à son double vivant manipulant son séquenceur. Coiffées avec des chapeaux ressemblant à des gerbes de blé, les deux artistes jouaient devant tout un fatras rappelant certaines icônes symboliques des provinces du centre : une clôture en bois, une vache peluche, une petite ferme, des épis de maïs dont l’épluchage servait également d’accompagnement rythmique, telle des percussions, et même des petits ballons en forme d’extra-terrestres, ceux à grosse tête et grand yeux noirs qu’on pourrait voir sur des T-shirts ‘’I Live in Area 51, But Don’t Tell Anyone’’. Là, j’ai moins compris. Y a-t-il plus d’E.T. en Saskatchewan et au Manitoba? Il faut dire que Lizée est une passionnée de science-fiction. Mais peu importe, car la proposition musicale, sans être la meilleure de la créatrice montréalaise, est assez amusante.
Cela dit, si Saskbient/Manitobient était la tête d’affiche de la soirée, j’en suis ressorti plus impressionné par le Out Loud de Hron, mieux brassé par le Makwa de Shortt, et plus séduit par le SADA de Devaux.