coldwave / électro-rock / synth-pop

Ne plus assister à un show de Depeche Mode, écouter Memento Mori

par Alain Brunet

Lorsque j’ai vu les prix suggérés pour assister au show de Depeche Mode (minimum de 200$ pour une place minimalement potable), je m’étais déjà braqué depuis une mèche. Je reste aujourd’hui juché bien haut dans les rideaux. À moins d’être assigné professionnellement pour couvrir un tel événement, consacrer de telles sommes à un show d’aréna représente pour moi une déviance profonde du showbizz de masse. 

Et vous croyez encore qu’on ira tous gratos au Centre Bell, nous les scribes de la zizique? Détrompez-vous. Seuls les très très gros médias peuvent être admis à des événements si prisés du marché, sauf de rares exceptions. Il en sera de même pour Bruce Springsteen, dont le progressisme économique en prend pour son rhume avec le prix exorbitant pour prendre part à son escale montréalaise. La nostalgie se paie très chèrement, le Boss n’y fait pas exception.

Ainsi, au lieu de payer 4 ou 5 billets pour des concerts de très grande qualité, des centaines de milliers de fans mettent tous leurs œufs dans ce panier de multi-millionnaires, avec le sentiment d’avoir vécu une soirée unique. À ce prix, difficile de voir les choses autrement…

La tendance à cette consommation d’aliénés s’alourdit depuis un quart de siècle au moins, époque où les Stones se sont pris soudain pour le Cirque du Soleil ou Disney World, suivis de U2, Madonna, Beyoncé, The Weeknd, Taylor Swift, la plupart des mégastars consensuelles…  En 2023, l’écart entre les champions de la  méga production et le reste de la gent musicale, soit la presque totalité des musiciens sur Terre, ressemble étrangement à l’abîme entre ces milliards d’humains et quelques milliers de très chanceux qui n’ouvrent leurs goussets que pour mieux assurer leur reproduction (très) limitée.

J’ai donc résisté quelques jours avant de me taper le nouveau Depeche Mode, marqué par les jours sombres et la perte du comparse Andy Fletcher au printemps 2022. Mes perceptions quant à Depeche Mode sont généralement positives, cette approche synth-pop-coldwave-électro-rock-industriel-musique de films, toujours pesante et dramatique à souhait, a fait école depuis son émergence il y a une quarantaine d’années. Dave Gahan et Martin Gore maintiennent le cap et ne proposent que très peu de variations nouvelles à leur recette. 


Les innovations de Memento Mori, paru il y a 2 semaines, sont plutôt insignifiantes, alors que tout ce qu’on aime de la célébrissime formation anglaise est généralement maintenu : basses synthés puissantes, énormes charges texturales, usage inspiré de la distorsion pour claviers, voix de crooner dramatique, on en passe. Du bon Depeche Mode en somme, sauf exception. Quant au pompage de nos portefeuilles pour tripper vintage, on repassera.

chanson / pop / pop-punk / synth-pop

Au sujet de Thierry Larose

par Alain Brunet

Thierry Larose serait-il l’auteur-compositeur-interprète de l’heure en Amérique francophone? Poser la question… La sortie imminente de Sprint !, son deuxième album studio, suscite l’admiration de la critique patentée. Déjà, apprenait-on samedi sur les ondes de la SRC, soit à l’excelente émission Tout peut arriver de Marie-Louise Arsenault, les fans du jeune homme savaient déjà par cœur toutes ses nouvelles chansons rendues publiques il y a quelques jours à peine. Ainsi s’exclame-t-on qu’il puisse évoquer le peintre romantique Eugène Delacroix dans sa chanson Portrait d’une Marianne, on accueille avec emphase sa maîtrise précoce d’une langue malmenée. Thierry Larose s’avère effectivement un parolier au-dessus de la (faible) moyenne francophone québécoise. Force est d’observer son usage plus qu’acceptable d’un français québécois de bon aloi, c’est-à-dire régionalement savoureux mais sans erreurs syntaxiques ou grammaticales, sans usage erroné des termes, apparaît ici comme une démarche d’exception. Mais bon, ne boudons pas notre plaisir dans un contexte peu favorable à l’émancipation du français. Manifestant un véritable sens de la parole, Thierry Larose se prémunit ainsi de « vieillir plus vite qu’une mauvaise blague », pour reprendre un des nombreux exemples de sa plume acérée. Musicalement, toutefois… Thierry Larose m’apparaît comme un artiste plutôt conformiste, les actualisations de Sprint s’avèrent minces et peu aventureuses. C’est de la pop classique assortie de quelques épices pop-punk ou synthpop, Génériques pour la plupart, ces musiques portées par une voix frêle et haut perchée se trouvent néanmoins au service de textes vraiment inspirés. Ce déséquilibre flagrant entre notes et mots ne nuit donc pas à son auteur-compositeur, ladite chanson “à texte” ayant ses qualité propres. À ce titre, Thierry Larose mérite toute notre attention.

Quel français parlons-nous ? Quel français parlerons-nous ?

par Alain Brunet

Sur Terre, 93 millions d’êtres humains ont le français pour langue maternelle, 321 millions parlent le français et le parleront tant et aussi longtemps qu’ils y trouveront leur compte en s’y sentant inclus dans le respect et l’équité. 

Sur une population humaine de 8 milliards, la proportion de la langue maternelle française dépasse à peine 1% et le nombre de locuteurs francophones représente 4%. Au Canada, on indique que la proportion de francophones est passée de 22,2 % à 21,4 % entre 2016 et 2021, soit une somme de 8,3 millions de personnes qui parlent le français sur 39 millions d’habitants. Du quart de la population canadienne il n’y a pas si longtemps, les francophones sont passés au cinquième, cette proportion décline comme on le sait depuis trop longtemps déjà.

Lorsqu’une langue est fragilisée ou carrément menacée, c’est aussi l’écosystème culturel de la planète qui l’est, c’est une vision du monde, un angle d’observation de la réalité humaine, une sensibilité propre. Alors oui il faut et il faudra vraiment se remuer pour faire en sorte que cette proportion cesse de baisser. À quel prix? 

Au prix de l’inclusion réelle des humains qui se joignent à la famille francophone, au prix d’une relance rigoureuse de l’éducation du français. Maîtriser sa langue n’est pas une démarche futile et snob,  y voir une perte de temps camoufle mal les complexes de locuteurs mal outillés.

Prenons la francophonie d’Amérique. Écoutez attentivement vos porte-paroles, dirigeants, spécialistes, professionnels. Plusieurs parlent un français mal maîtrisé sans en comprendre certaines règles grammaticales ou syntaxiques. Même du côté de l’élite, les usages erronés des mots et les erreurs de formulation sont monnaie courante, les liaisons sont très souvent bancales, on en passe et des meilleures. Bref, le français d’Amérique bat de l’aile jusqu’au faîte de la pyramide. 

Cela étant dit, posons ceci : la créolisation d’une langue n’a rien de néfaste en soi. Bon gré mal gré, elle reflète le brassage réel des cultures et des générations, sans diffraction. On le constate dans le rap keb, l’exemple le plus frappant de la mouvance actuelle. Le franglais qui y prédomine est un reflet direct de la réalité urbaine et  aussi de la porosité de la langue française en Amérique dans un contexte de précarité de sa littératie et du faible niveau de ses locuteurs, même parmi les plus éduqués. Alors la dernière chose à faire est de dénigrer les métissages linguistiques comme certains le font erronément. La première chose à faire est plutôt d’améliorer la santé du français et de le rendre plus attractif.

Ce phénomène est un peu moins marquant en Europe francophone, il y est néanmoins tangible depuis un demi-siècle avec cette accélération de la mondialisation culturelle au profit de la langue anglaise.

Ce déclin annoncé et vérifié du français est aussi celui de toutes les langues directement liées à l’influence anglo-américaine dans un environnement numérique mondialisé, mais il ne relève pas seulement de ce facteur, contrairement à ce que soutiennent plusieurs nationalistes obtus. 

Vouloir communiquer dans une langue « mondiale », qu’il s’agisse d’un anglais créolisé ou d’une langue inventée comme l’espéranto, ne passe pas par le français qu’il faut néanmoins nourrir et protéger. À travers cette communication mondialisée, des communautés de toutes régions, toutes nations et toutes langues partagent des valeurs communes qui  peuvent l’emporter sur les enjeux régionaux ou nationaux. Et ce partage de valeurs à l’échelle planétaire connaît actuellement une courbe ascendante, même si les forces de la crispation sont tangibles dans toutes les populations du monde.

Quelle langue parleront les francophones de souche ou d’adoption dans plusieurs générations, si les humains arrivent à trouver un minimum de sagesse pour se rendre jusque-là ? 

Fort possiblement, ils parleront un français modifié régionalement et, très probablement, ils parleront aussi une deuxième langue d’adoption, créolisée à l’échelle internationale. Laquelle l’emportera ? L’humanité restera-t-elle empêtrée dans cette sempiternelle dynamique de conquêtes successives de langues dominantes de peuples dominants?  En cette Journée internationale de la francophonie, la question mérite d’être posée.

classique / classique moderne / post-rock / post-romantique / rock

Un soir avec l’OSM et… Godspeed You! Black Emperor

par Alain Brunet

Depuis le début de mon parcours professionnel,  j’ai nourri cette valeur de l’éclectisme extrême. Pourquoi donc?  Pour faire l’expérience totale de la musique une vie durant,  pour que la flamme ne s’éteigne jamais jusqu’au dernier jour. Et pour éviter d’alimenter cette nostalgie des fans qui prennent de l’âge et qui affirment en toute ignorance que c’était bien meilleur dans les années 70 et autres inepties du genre – on vient à peine de l’observer avec le 50e anniversaire de l’album The Dark Side of the Moon, n’est-ce pas ?

Et c’est exactement pourquoi j’ai fondé PAN M 360, qui progresse lentement et sûrement depuis sa mise en ligne il y a trois ans. 

Près d’un demi-siècle plus tard, j’ai encore cette intime conviction que cette valeur doit être encore nourrie au quotidien, que cette nourriture pérennise notre passion et notre ouverture d’esprit. Bien sûr, je n’en fais pas une valeur absolue : il faut respecter les mélomanes qui choisissent une ou quelques zones d’exploration musicale sans s’aventurer ailleurs. On n’a pas tous la même soif de musique, certes, mais je crois encore possible aujourd’hui de valoriser une authentique vue d’ensemble de la création sonore mondiale, de ses concepts les plus complexes à ses plus naïfs. 

Prenons l’exemple de la soirée de jeudi.

La Maison symphonique était remplie à pleine capacité par des mélomanes qui ne savaient en rien, sauf exceptions, que le MTELUS faisait aussi salle comble avec Godspeed You ! Black Emperor.  Et c’était à peu près pareil dans l’autre amphithéâtre face au répertoire investi par l’OSM. Mon jeune collègue Stephan Boissonneault, qui avait couvert le fameux groupe la veille, vivait à mes côtés sa première immersion avec l’OSM et je me réjouis qu’il ait sincèrement apprécié cette éclatante prestation.

Depuis son arrivée à MTL, on savait d’emblée que la direction de maestro Rafael Payare serait fort différente de celle de son prédécesseur (Kent Nagano). Or, on a observé jeudi soir, au lendemain d’un triomphe new-yorkais au Carnegie Hall (vastement médiatisée par la presse traditionnelle), que le chef vénézuélien avait atteint sa vitesse de croisière avec un OSM revigoré par cette nouvelle relation.

Toutefois, on aurait pu craindre que l’approche du maestro soit « over the top », pour reprendre cette expression anglaise qui n’a pas d’équivalent français. Mais non. Du moins, pas cette fois. Les couleurs éclatantes d’un orchestre ayant été (parfois) trop retenu par le passé exprimaient clairement cette nouvelle émancipation. Vibration plus intense, certes, mais pas au détriment de la subtilité et du raffinement.

Ainsi, la très exigeante et très athlétique Symphonie n 5 de Gustav Mahler témoignait d’un fort bel équilibre des forces , équilibre différent de ce qu’on avait entendu auparavant chez Nagano, pourtant un maître (différent) du répertoire mahlérien.  Les cuivres et les bois s’avèrent plus musclés sous la gouverne du maestro vénézulien,  les cordes aussi sont plus incisives dans l’ensemble, les percussions plus intenses que jamais. Cet équilibre entre puissance, éclat et subtilité est d’ores et déjà un trait fondamental dans la manière Payare.

Même l’œuvre contemporaine de Dorothy Chang, compositrice sino-américaine transplantée à Vancouver (et prof à UBC), faisait paraître plus de relief qu’on ne l’aurait imaginé, vu le caractère un tant soit peu générique de cette oeuvre de dix minutes jouée en début de programme.

On l’a aussi constaté dans l’exécution du Concerto no 2 pour piano et orchestre de Belà Bartok, composé en 1930 soit trois décennies après la cinquième Symphonie de Mahler. Chez Bartok, nous sommes déjà en pleine modernité, les arrangements témoignent de nouvelles constructions harmoniques qui font aujourd’hui partie de l’imaginaire mélomane. Évidemment, il fallait un soliste de la trempe de l’Israélo-Américain Yefim Bronfman,  interprète de très haute tenue pour rendre compte du discours bartokien, tant dans les séquences percussives, parfois carrément violentes, au clavier ou dans les montées et descentes chromatiques exécutées à une vitesse folle, que dans dans les séquences lentes et introspectives exigeant un phrasé soyeux et circonspect.

Cette alternance des extrêmes est typique de la modernité en Europe de l’Est, un siècle plut tôt. Les parties orchestrales de ce concerto exigent une implication totale des cuivres et de la percussion, le dialogue de l’OSM avec le soliste se veut plus qu’intense. Dans ce contexte, Rafael Payare était l’homme de la situation pour lier le tout. On a vu jeudi sa facture s’imposer pour de bon, bien au-delà de la lune de miel vécue avec les mélomanes de Montréal depuis son arrivée en pleine pandémie.

Au terme de cette expérience réussie à souhait, mon collègue et moi-même nous sommes dirigés au MTELUS où se produisait plus tard Godspeed You! Black Emperor, soit pour un deuxième soir consécutif. Stephan Boissonneault avait été si frappé par ce qu’il avait entendu la veille (lisez son compte-rendu) qu’il voulut s’y présenter de nouveau. Alors? Pour ma part, c’était mon énième de GY!BE, que je suis depuis sa fondation au milieu des années 90. 

Fleuron montréalais depuis plus d’un quart de siècle, la formation aurait pu devenir prisonnière de sa facture originelle, ce qui n’est heureusement pas le cas.  Avant ce hiatus de 7 ans dans les années 2000 et même à la reprise desactivités au tournant de la décennie suivante, GY!BE construisait sa musique à la manière d’un arc, courbe sinusoïdale où l’intensité paroxystique se trouvait au milieu de l’œuvre. Depuis quelques années, on fait les choses différemment. On le constate, notamment avec G_d’s Pee at State’s End! , septième album de la formation paru il y a deux ans, et on l’a observé jeudi soir.

D’abord et avant tout, la force de GY!BE résulte d’un collectif, aucun instrumentiste n’y manifeste une grande virtuosité dans l’articulation ou de la rapidité d’exécution, quelques musiciens du groupe peuvent néanmoins compter sur une formation académique d’assez bon niveau. Mais tout se passe  ailleurs que dans l’excellence technique au sens classique, soit essentiellement dans l’expertise texturale à travers la saturation et l’amplification extrême, et dans la quête d’un son global cohérent et inspiré.  Cela étant, il y a encore plus maintenant : outre le son proverbial de Godspeed, on  y observe maintenant des fragments de traditions celtiques, baroques ou même orientales, la trame dramatique se fonde désormais sur un enchaînement d’œuvres distinctes plutôt qu’un seul massif.

Voilà la preuve de l’intelligence compositionnelle d’Efrim Menuck et de ses acolytes, le tout assorti d’un solide point de vue dissident, posture critique et radicale face au pouvoir en place, le tout appuyé par une déferlante de projections cinématographiques de manifestations violemment réprimées par les forces de l’ordre.

On sort ragaillardi d’une telle performance et on se dit que l’OSM, Mahler, Bartok, Chang  et Godspeed You! Black Emperor peuvent faire bon ménage. Il n’en tient qu’à nous pour en établir les liens. Et c’est exactement pourquoi PAN M 360 existe. Et vive l’éclectisme extrême.

jazz / jazz contemporain / jazz moderne / jazz-fusion

RIP Wayne Shorter (1933-2023)

par Alain Brunet

Un soir de l’été 2015 à la Maison symphonique, Wayne Shorter se produisait avec cet excellent quartette qui en avait prolongé la vie créative sur scène, contre toute attente. Ce soir-là, cependant, on avait senti que c’était le début de la fin. À l’évidence, le maître n’avait plus la maîtrise absolue de ses instruments (ténor et soprano) qu’on lui connaissait même à un âge avancé, ses réparties improvisées n’étaient plus aussi alertes et circonspectes qu’elles ne l’avaient été sa vie durant, soit depuis ses débuts avec les Jazz Messengers du batteur Art Blakey.

On devinait que les sourires complices de ses acolytes cachaient une tristesse certaine, je m’étais dit alors que c’était mon dernier concert de Wayne Shorter. Le revoir sur scène ainsi diminué ? Nenni. Cet immense compositeur, improvisateur et interprète ne serait plus jamais ce qu’il avait été: pendant plus de 60 ans, l’un des plus brillants de cette musique qu’on nomme encore jazz. 

Huit ans après ce triste constat de ses pertes de facultés, quelques mois avant d’atteindre le cap des 90 ans, Wayne Shorter s’est éteint. Encore aujourd’hui, le grand public et même le grand public du jazz ne le mettront peut-être au panthéon des incontournables. Personnage discret, peu loquace, néanmoins intéressant dans ses propos (pour lui avoir parlé à maintes reprises, j’en témoigne), il s’exprimait d’abord par ses accomplissements. 

Ses qualités de créateur et sa curiosité intellectuelle l’ont notamment mené à changer le jazz après son âge d’or hardbop, soit en y injectant plus de musiques modernes de tradition classique occidentale et plus de musiques modales non occidentales à la lignée dont il est issu. Jusqu’aux années 50, le jazz avait certes intégré les musiques classiques post-romantique et modernes, surtout impressionnistes. Ça s’entendait avec attention, de Duke Ellington à Bill Evans en passant par premier quintette de Miles Davis, notamment dans ses collaborations avec l’arrangeur Gil Evans. Wayne Shorter, lui, témoignait d’une connaissance encore plus profonde des avancées modernes et contemporaines de la musique classique et en usait brillamment sans que ces couleurs ne l’emportent dans son œuvre essentiellement jazz.

Pourquoi Wayne Shorter est-il moins cité que les grandes icônes du style ? Fort probablement parce qu’il n’avait pas la flamboyance médiatique d’un Miles Davis dont il fut pourtant le compositeur déterminant au sein du fameux quintette des années 60 – Herbie Hancock, piano, Tony Williams, batterie, Ron Carter, contrebasse, Miles, trompette, Wayne, saxos.  Sans lui, ce quintette historique n’aurait pu compter sur les compositions d’une telle apothéose acoustique: Nefertiti, Footprints, E.S.P, Fall, Pinocchio, Iris, Orbits, Dolores, Prince of Darkness, Limbo, Vonetta, Parephernalia. 

Sous étiquette Blue Note, le saxophoniste menait une carrière parallèle, ses albums solo s’inscrivent dans le même esprit du Miles Davis Quintet, mais avec un impact moindre pour les raisons qu’on vient de formuler. Il faut donc écouter de nouveau ces enregistrements essentiels au jazz des années 60, particulièrement JuJu,  Speak No Evil, Adam’s Apple, Super Nova. Comme il le faisait chez Miles, Wayne Shorter y traçait alors la voie post-hardbop tout restant fidèle aux thèmes mélodiques et aux harmonies consonantes pendant qu’Ornette Coleman, Cecil Taylor, John Coltrane, Pharoah Sanders, Albert Ayler et tant d’autres admettaient l’atonalité et l’arythmie dans leurs propositions.

Fin des années 60, les fameuses séances d’électrification du jazz menées par Miles Davis ont constitué la communauté fondatrice du jazz-rock rebaptisé  jazz-fusion par la suite, pour le meilleur et pour le pire. Sa complicité avec le claviériste et compositeur autrichien Jozef Zawinul, concepteur central pour l’album mythique de Miles Davis, In A Silent Way,  enregistrement fondateur s’il en est.

La fondation de Weather Report avec Joe Zawinul fut le prolongement le plus intéressant  des premiers opus électriques de Miles (In A Silent Way, Bitches Brew,  Jack Johnson, On The Corner, Big Fun). Les premiers enregistrements, Weather Report (homonyme) et Sweetnighter, étaient très proches de ce son , l’identité de la formation s’était ensuite précisée avec I Sing the Body Electric, Mysterious Traveler, Tale Spinnin’, albums dont la cote ne cessera de monter avec le temps si vous voulez mon avis. En 1976, on assistait à autre tournant avec l’opus Black Market et l’arrivée en force de Jaco Pastorius au sein de WR. Cette entrée spectaculaire du superbassiste coïncidait avec un son plus proche des musiques africaines et afro-antillaises, mises de l’avant par Zawinul et endossées par le groupe. Avancée ou édulcoration ? Avancée au début, édulcoration par la suite…

D’aucuns déploraient alors la posture trop effacée de Shorter en tant que soliste et leader conceptuel, posture qu’il conserva jusqu’à la fin du groupe. Les choses s’étaient  progressivement gâtées avec des albums vraiment trop sucrés, soit après la sortie de l’opus Heavy Weather en 1977, certes le plus connu de la discographie WR. Par la suite, on assista au déclin, soit jusqu’en 1985 avec la sortie du très quelconque Sportin’Life.

S’ensuivit une renaissance de Wayne Shorter en tant que leader et compositeur, pendant que Zawinul poursuivait l’oeuvre de WR en embauchant plusieurs virtuoses non occidentaux – le batteur ivoirien Paco Sery, le bassiste mauricien Linley Marthe, le bassiste camerounais Richard Bona, etc. 

De la mi-70 jusqu’à sa mort, le génie de Wayne Shorter fut progressivement reconnu par les jazzophiles de toutes tendances, du champ gauche au champ droit.

Cette reconnaissance s’imposait d’abord avec le mémorable Native Dancer sorti en 1974, un album mettant en vedette le chanteur brésilien Milton Nascimento et dont le concert donné à Montréal beaucoup plus tard, soit à la fin des années 80, fut l’un de ses plus éblouissants. Les albums Atlantis (1985), Phantom Navigator (1986),  Joy Rider (1988) et High Life (1994) furent les prolongements shorteriens d’une esthétique tributaire de Weather Report mais sans  l’impulsion afro-pop de Zawinul – qui avait atteint ses limites. 

Au tournant du millénaire, il était permis de croire que tout avait été dit par chaque entité du fameux tandem à l’origine de Weather Report. 

Or, Wayne Shorter se préparait à nous offrir de grandes surprises en constituant un nouveau quartette acoustique, fondé essentiellement sur l’improvisation en temps réel: Danilo Perez, piano, Brian Blade, batterie, John Patittuci, contrebasse. La contribution de ce quartette dépassa largement les attentes, des concerts mémorables se sont enchaînés jusqu’au déclin annoncé en 2015. Ici et maintenant, le leader intégrait les moult thèmes et progressions harmoniques de ses compositions engrangées dans sa boîte crânienne. On retient les albums Footprints Live! (2001), Alegria (2003), Beyond the Sound Barrier (2004),  Without A Net (2010). Et l’on ne compte pas les travaux de Shorter dans la musique de chambre, un angle qu’on aurait voulu plus nourri étant donné les résultats probants.

Exemplaire, remplie à souhait, cette existence créative de Wayne Shorter, un adepte du bouddhisme nichiren, fut marquée par quelques tragédies, soit la courte vie d’une enfant lourdement handicapée et la mort prématurée de sa deuxième épouse Ana Maria, dans un accident d’avion. À ce titre, le musicien fut fidèle à lui-même, très discret publiquement sur ce qui , somme toute, ne nous regarde pas. Côté Wayne, ce qui nous regarde… s’entend.

Pour un plongeon rapide dans l’univers de Wayne Shorter, découvrez notre sélection PAN M 360 de 10 albums essentiels de sa discographie

EDM / électronique / future bass

Igloofest 2023: faire la neige et le bon temps

par Alain Brunet

La COVID a dûrement touché Igloofest, un festival unique de par sa nature, de par ses planchers de danse enneigés et ses nuitards givrés – modérément, on le présume. Annulé les deux derniers hivers, le festival fut neutralisé par les pics d’éclosions du virus planétaire, et voilà le retour attendu. Igloofest retrouve son allant et redonne au Vieux-Port un lustre hivernal hors du commun.

Il faisait bon, jeudi, contempler de nouveau les rafales de neige se poser sur des milliers de tuques et capuchons au-dessous desquels des milliers de caboches et leurs popotins se faisaient aller à qui mieux mieux. Contexte hivernal par-fait au pied de la Scène Sapporo.

Pendant 90 minutes bien tassées, le producteur et DJ australien Flume a fait la neige et le bon temps, coiffant sa perfo d’une pluie de lasers à l’approche de 23h. Qui, au juste, aurait boudé son plaisir dans ce contexte de retrouvailles ? Mixtion tonique de bass music et de pop mondialisée, la musique au programme exclut toute prise de tête. Assortie de quelques interventions vocales par la collègue et compatriote Kučka, la manière Flume que l’on dit parmi les initiateurs de la sous-tendance future bass, s’adresse justement à une portion congrue du grand (et jeune) public venu à sa rencontre.

Oui, on imagine les fans plus âgés ou plus exigeants, mutékiens ou akousmiens, froncer les sourcils, faire la moue et autres gorges chaudes. On peut fort  bien ne plus carburer à ce type de pop EDM, construction prédigérée consistant à réduire la charpente d’une chanson archi-prévisible pour ensuite l’allonger de longs sédiments électroniques et l’assortir d’effets spéciaux, éclairages hi-tech, lasers, projections triées sur le volet. Il faut tout simplement admettre que le fast food peut parfois rassasier, faire du bien… à condition bien sûr qu’on ne s’en nourrisse pas quotidiennement. Inutile d’ajouter que Flume, star mondiale affublée de sa proverbiale combinaison de motocycliste de compétition, n’a que faire de ces considérations.

Depuis sa fondation en 2007, l’événement  montréalais a présenté un mélange équilibré de propositions, certaines faciles et conviviales et d’autres plus complexes, plus relevées artistiquement. Jeudi soir, par exemple, on pouvait assister au set de la Montréalaise (originaire de Toronto) Lia Plutonic, que notre collègue Salima Bouaraour nous a fait découvrir cet automne – lire l’interview. 

Néanmoins, on a pu faire un brin de jasette avec cette artiste douée de la relève house, au terme de sa performance donnée sur la scène Vidéotron entre 20h et 21h. 

« J’aime faire un mélange de couleurs nouvelles dans l’esthétique house, j’aime aussi référer aux sources du genre, en allant par exemple côté Chicago dans les années 90. Mais je ne réfléchis pas outre-mesure  lorsque je mixe ou produis,  j’y vais à l’instinct, je me lâche », a-t-elle expliqué tout sourire, satisfaite du travail accompli.

Au-delà du métier de DJ / productrice qu’elle souhaite pratiquer au cours des mois à venir, Lia Plutonic nous apprenait qu’elle terminait un premier cycle universitaire en psychologie, qu’elle envisageait maîtrise et doctorat à moins que la musique… Y a-t-il lieu de s’étonner que son sujet de recherche préféré en psycho soit le psychédélisme et ses drogues en voie de devenir thérapeutiques ? On pense notamment au champignon magique  chargé de psilocybine ou encore au célébrissime LSD,  psychédélique hallucinogène et psychostimulant d’origine hémisynthétique.

 Poser la question… Il fallait à être à Igloofest pour la poser !

Alors? Plus qu’acceptable pendant une quinzaine d’années côté Igloofest, cet équilibre entre divertissement léger et dance floor intelligent est-il aussi valable en 2023 avec la popularité acquise chez ces festivaliers qui, très souvent, ne savent pas devant qui ils se trémoussent ? Difficile de juger d’entrée de jeu, car il y a tant d’artistes à découvrir au cours des quatre week-ends consécutifs, dont le premier est bien entâmé. 

À très court terme, en tout cas, une fièvre du vendredi soir et une autre du samedi sont à prévoir dans des conditions plus que clémentes, réchauffement climatique oblige.

IGLOOFEST SE POURSUIT CE WEEK-END ET LES TROIS SUIVANTS. POUR INFOS ET BILLETS C’EST ICI

Le sacrilège de Rolling Stone

par Alain Brunet

Ainsi donc, cette année s’amorce par un sacrilège : Céline Dion ne fait pas partie de la liste sélecte des 200 Greatest Singers of All Time selon le magazine américain Rolling Stone. La population francophone d’Amérique est profondément irritée, d’aucuns ressentent cette omission comme une insulte nationale, à tel point que moult chroniqueurs.euses de notre pop culture et même plusieurs scribes vedettes de nos médias traditionnels se prononcent sur cette affaire d’État… québécois.

À La Presse, notamment, Patrick Lagacé y décortique cette liste désormais fameuse où figurent de vrais classiques mais aussi des imposteurs. Il se demande ce qu’y fiche Billie Eilish (et son filet de voix), wtf est Anita Baker et qui donc est cette obscure SZA… étalant ainsi sa propre ignorance en culture pop. Flairant la bonne affaire médiatique, la productrice et animatrice Julie Snyder en fait ses choux gras en se rendant carrément à New York, plantée au pied du siège social de Rolling Stone afin d’y tourner une manifestation patentée (et plutôt rigolote!) dont elle est l’actrice principale et dont l’ultime objectif est de confronter les responsables de ce manquement, cet impair, cette indignité, cet opprobre.

Misère…

Primo, accorder une telle importance au magazine Rolling Stone, qui n’est plus un phare de la pop culture en musique depuis au moins un quart de siècle, c’est afficher sa déconnexion des médias spécialisés aux États-Unis. Les évaluations de RS s’adressent aujourd’hui à une portion de plus en plus négligeable du public musicophile, quiconque y perçoit une grande valeur de vérité ne sait probablement pas les profondes mutations médiatiques en matière de référencement en musique. À ce titre, Rolling Stone est aujourd’hui un dinosaure plutôt inoffensif…

Secundo, il faut relativiser la coolitude de notre Céliiiiine nationale, hors de nos frontières. Encore aujourd’hui, tant d’observateurs amerloques et de toutes nations ayant goûté à sa médecine la jugent artistiquement kétaine, d’un goût suspect, en proie à d’insupportables maniérismes. Ses bêlements de brebis égarée et ses vocalises athlétiques assorties de mâchouillements phonétiques, pour ne nommer que ces traits étranges, épatent des millions d’amateurs de stricte puissance vocale au service du divertissement léger… et agacent des millions d’autres. 

Ses détracteurs déplorent aussi le name dropping de ses producteurs discographiques, auteurs ou compositeurs pour la plupart issus de l’archi mainstream, ils affirment la faiblesse (ou carrément l’absence) de sa direction artistique –  pour l’avoir connu et beaucoup apprécié, René Angelil fut certes un authentique génie du management, mais on repassera pour l’art et la sophistication. Qui plus est, un lifestyle clinquant, un profil de nouveau riche et tant d’interventions publiques traduisant une pensée, disons inachevée, n’aident pas la cause de Céline. Mais oui, elle est devenue plus impériale, plus glam, un peu plus cool ces dernières années.

Oui oui, les perceptions négatives à son endroit périclitent en Amérique francophone. Une part congrue des jeunes générations, dont proviennent certains chroniqueurs talentueux que j’affectionne, trouvent aujourd’hui chez Céline beaucoup plus de qualités que de défauts. Le phénomène est comparable à celui d’autres interprètes de la pop culture devenus cool au fil du temps – feue Dalida ou feu Joe Dassin, confinés au camp des ringards à l’époque où ils sévissaient sur les scènes du monde, sont des exemples probants de ce type de réhabilitation.

Soit. Il faut prendre acte du phénomène et s’incliner devant ces perceptions légitimes… qui tiennent de la mythification.

Or, force est de constater que ce n’est pas tout à fait le cas aux USA et dans le monde anglo-américain en général. Pour plusieurs, Céline y incarne encore le divertissement musical sans finesse, cette pop sans substance qui conquiert des masses de beaufs sans vraiment imposer le respect chez les autres fans de musique. À tort ou à raison, tant de musicophiles considèrent Céline Dion comme une chanteuse de première puissance mais de seconde division, imbuvable interprète de variété grandiloquente destinée aux touristes de Las Vegas qui ne carburent pas particulièrement aux propositions de Radiohead, Björk et autres artistes innovants de la pop mondiale ayant atteint la cinquantaine – à l’instar de la superstar québécoise.

En Europe francophone, ce peut être différent et se comparer au ressenti québécois. Des centaines de milliers d’amateurs y ont admis Céline au panthéon de leurs goûts personnels, ils se mirent comme nous dans la destinée hallucinante de cette girl next door issue d’un milieu très modeste, ô combien attachant. Ils se mirent comme nous dans ses formidables aptitudes vocales. Ils se mirent comme nous dans ses accomplissements exceptionnels sur les palmarès mondiaux. Les francophones du monde entier admirent son immense succès de masse et sa conquête du public anglo-saxon, un fait de plus en plus rare pour un artiste dont le français est la langue maternelle. Qui d’autre que Stromae peut se targuer de remplir des arénas aux USA depuis l’apothéose de Céline dans les années 90 et 2000?  Qui d’autre le faisait avant elle? Il faut remonter à l’époque déjà lointaine d’Yves Montand et, encore plus lointaine de Maurice Chevalier. Si Céline Dion n’a jamais été une game changer de la pop, elle reste une incontournable de la variété.

Force est de déduire, que tous les ingrédients d’une indignation de masse sont au rendez-vous pour que cette liste des 200 Greatest Singers of All Time révulse ses fans, amuse le reste de la galerie… et nous en dise long sur ce que nous sommes (encore), francophones d’Amérique. Cette affaire embarrassante coïncide malheureusement avec l’annonce récente d’une maladie grave dont Céline est victime, ce qui risque de mettre un terme définitif à sa glorieuse carrière. Inutile d’ajouter que son état de santé est sûrement un catalyseur d’empathie nationale à son endroit.


Pour l’avoir maintes fois côtoyée en tant que reporter (jusqu’au tournant des années 2000), je puis témoigner avec affection de sa réelle sincérité et de ses aptitudes colossales en tant que conquérante de la variété internationale. Quant à sa contribution artistique, excluant l’album D’eux de J.J. Goldman, un maître de la pop FM et rien d’autre, je continue à souhaiter naïvement qu’elle puisse ressurgir un jour avec des productions de réelle envergure qui nous la feront paraître sous un autre jour. Rien n’est moins sûr, pour les raisons que l’on sait…

Chanson francophone / pop

Stromae, triomphe absolu de la francophonie métissée

par Alain Brunet

Jacques Brel était un Blanc, caucasien, européen, occidental, certes parmi les plus grands auteurs de chansons  d’expression française, toutes époques confondues. 

Stromae est un métis aux origines rwandaises et belges. Un demi-siècle après le règne de son illustre compatriote, il est actuellement le plus grand auteur belge de chanson francophone.

Et plus encore, on le constate de nouveau au crépuscule de 2022, Stromae demeure sans conteste la plus grande figure de l’entière francophonie au domaine de la pop.

Quel francophone européen, au fait,  peut remplir aisément le Madison Square Garden à NYC ? Quel autre francophone européen peut remplir quatre Centres Bell sans forcer ?

On en a observé l’accueil tonitruant ce week-end, on l’observera de nouveau le 11 décembre au Centre Vidéotron de Québec et le 14 au Centre Bell.

Le cycle de ses spectacles présentés à Montréal depuis ses débuts n’annonce donc aucun déclin. 

Une décennie plus tôt, les représentations du Métropolis furent prometteuses, mais on ne pouvait alors présumer clairement de la suite des choses, c’est-à-dire une telle domination. Les sceptiques furent confondus en 2015: les spectacles présenté au Centre Bell avaient été acclamés par des foules en liesse, le succès de masse de Stromae était atteint pour les meilleures raisons : répertoire de haut niveau, scénographie de haut niveau, charisme de haut niveau. 

Mais… Secoué par ce tsunami de popularité, l’artiste bruxellois fut en proie au surmenage, au burn-out, à la dépression. Confus sur son présent et son avenir, il  s’était alors retiré dans ses terres pour ainsi digérer le statut acquis, la pression médiatique, enfin toutes ces responsabilités qui viennent avec un telle célébrité. Il était même permis de croire que Stromae ne reviendrait plus resplendir dans l’espace public. On sait maintenant que l’appel de la scène et celui du studio étaient plus forts, heureusement d’aileurs.

Revoilà Stromae en Amérique du Nord avec la matière encore fraîche de Multitude, très bon album émaillé de chansons  brillantes  de réalisme et poétiquement relevées, et de cet autre spectacle frisant la perfection en incluant aussi ses plus grands succès il va sans dire. 

Au service d’un répertoire top niveau, les effets spéciaux témoignent d’un goût sûr et d’une très grande créativité. Les films d’animation représentent la superstar sans faire dans la pompe et complètent la thématique de chacune des chansons exécutées en temps réel par le soliste et des musiciens très compétents. On se souviendra de cette approche visionnaire des éclairages, écrans, décor post-industriels et projections, voilà qui  témoigne d’un avant-gardisme et d’un raffinement hors du commun. Un peu plus posé sur scène que par le passé, Stromae ne produit peut-être pas l’effet wow de 2015, son nouveau spectacle n’en demeure pas moins substantiel, nourrissant, divertissant.

Magnifié par ce nouveau chapitre, le triomphe absolu de Stromae est celui de la diversité francophone, répartie aux quatre coins d’un monde ayant cruellement besoin de ces valeurs inclusives.

Ainsi, une vaste proportion de ses fans n’a peut-être pas noté que ses chansons sont, outre la pop occidentale à tendance électro et certaines chansons de tradition française « classique », sont couchées sur des musiques populaires d’Afrique centrale, du Cap-Vert, d’Amérique latine ou de la Caraïbe. On réagit spontanément et naturellement à ces musiques car elles sont déjà présentes dans notre inconscient collectif.

Voilà qui, culturellement du moins, en dit long sur l’inévitable destin de l’Occident métis. S’il s’acharne à rester Blanc et caucasien, l’Occident sombrera face aux régimes monochromes revenus en force et fondés sur l’autoritarisme et l’intolérance de l’autre. S’il propose un autre modèle culturel que celui des nations apparemment homogènes et assurément crispées (Russie, Hongrie, Pologne, Turquie, Chine, Italie, etc.) et s’il résiste aux pressions internes des tenants du passé colonialiste et raciste (France, Brésil, USA, etc.) , le nouvel Occident pourra triompher des promoteurs de l’homogénéité, qui rêvent à tort d’une hégémonie perdue.

électronique / math rock / musique contemporaine / musique contemporaine / rock / rock de chambre / rock prog

Pourquoi The Smile? Parce que.

par Alain Brunet

Jonny Greenwood est devenu un maître de la musique de chambre et la composition électronique au service du rock complexe, enclin au jazz, aux musiques classiques orientales, à la musique contemporaine occidentale, à l’électroacoustique et aux formules mathématiques.

Thom Yorke est une des figures rock ayant le mieux exploité la piste électronique et autres formes plus sophistiquées que son expression originelle, sorte de rock existentiel à fleur de peau, un tantinet autistique, profondément générationnel à une époque, visionnaire depuis lors.

Radiohead fut un groupe emblématique pour les X, pour ensuite devenir une des rarissimes formations capables de remplir des arénas tout en maintenant une telle créativité compositionnelle.

Les deux têtes principales de la Tête de radio n’avaient pas l’habitude de travailler ensemble dans leurs projets parallèles, d’où l’intérêt de The Smile qui les réunit au batteur Tom Skinner, qu’on a connu au sein des Sons of Kemet, un des groupes phares du jazz hybride en Angleterre.

En mai, l’album A Light for Attracting Attention retenait effectivement notre attention et nous informait des derniers travaux.

Thom Yorke (chant, guitare, basse, clavier), Jonny Greenwood (guitare, basse, clavier) et Tom Skinner (batterie). La réalisation est de Nigel Godrich, qui est à Radiohead ce que George Martin fut aux Beatles : membre externe, membre essentiel.

On reconnaît bien la patte de Thom Yorke, ses thèmes, harmonies et inflexions. On contemple la vaste palette de Jonny Greenwood. On apprécie l’excellent batteur… Et on a peine à éviter d’y voir un prolongement brillant de Radiohead.

On y observe des particularités différentes dans l’emballage, dans l’instrumentation, dans certaines zones électros, certains bourdons d’Asie centrale, certaines orchestrations de chambre, mais…. ce sont les guitares, la basse et les claviers qu’on reconnaît d’emblée, particulièrement lorsque nos hôtes s’expriment sans faste orchestral et avec attitude rock.

On ne change pas fondamentalement des mecs qui ont à leur façon changé l’allure du rock au cours du dernier quart de siècle. On doit s’attendre néanmoins à de solides propositions de ces rarissimes superstars n’ayant jamais cessé de chercher et de trouver. Ce qui est tout à fait le cas, once again. Vivement le concert au MTELUS.

État critique

par Claude André

On ne peut porter un jugement sur le travail des autres sans qu’il n’en coûte rien.

Récemment, sur une page Facebook alimentée par une comédienne célèbre, on s’offusquait du fait que le quotidien La Presse accorde désormais des notes sur 10 à des œuvres théâtrales.

Comme il fallait s’y attendre, des collègues comédiennes et comédiens de la célébrité en question ajoutèrent leur grain de sel, certains affirmant même que les journalistes culturels devraient se contenter de présenter les œuvres sans donner leur opinion.

Les confondant ainsi avec des relationnistes de presse.

S’ensuivit une chronique dans La Presse rédigée par un desdits journalistes culturels qui évoqua la fameuse tirade au sujet des critiques, ces « ratés sympathiques », de la sublime chanson Ordinaire de Charlebois, écrite par Mouffe.

Il s’agit là d’un débat qui revient ponctuellement dans l’espace public, à l’image – prenons un exemple au hasard – du respect ou non des vestiges du colonialisme britannique, comme prêter serment ou non au monarque de la part d’un nouvel élu québécois… Suivez mon regard.

Bref, cette histoire des critiques critiqués m’a rappelé cette vieille boutade, pas fausse du tout, qu’aimait citer mon vieux pote Tabra : « Les journalistes parlent de ce qu’ils ne connaissent pas et gardent pour eux ce qu’ils savent. »

Malgré la mondanité apparente des choses, le critique, comme le syndicaliste ou le politicien, doit hélas apprendre à vivre dans l’adversité et dans l’ingratitude permanente.

Voire la haine, parfois. Un artiste a déjà tenté de me coincer dans les toilettes d’un bar pour m’apprendre à bien critiquer un jour, ou était-ce une nuit? Qu’importe.

« La critique, c’est le bagne à perpétuité », disait Aragon…

Au nom de quelle légitimité, de quelle justice immanente ces plumitifs ont-ils le droit de se prononcer, d’appliquer une sentence, sur le travail d’un artiste? Voilà bien le sempiternel reproche qui nous est adressé. Mais, paradoxalement, aucune requête à ce jour n’a jamais, ou si peu, été formulée dans le cas contraire.

Étrange, n’est-ce pas? Non, pas tout à fait. J’ai eu le privilège de rencontrer des artistes qui portaient un jugement plus sévère à l’égard de leurs dernières œuvres que ne l’avait été la critique elle-même.

Je me souviens d’avoir lu dans une bio qui lui est consacrée que le grand Leonard Cohen, dans le cadre de ses travaux à l’université du temps où il était étudiant à New York, avait choisi de déconstruire et de massacrer une œuvre. Laquelle? The Spice-Box of Earth, un recueil de ses propres poèmes! Ah! Le bel humour juif!

N’étant pas en reste, Jean Leloup, sachant son film tourné au Vietnam très mauvais, avait invité le public lors d’un festival à une séance de projection durant laquelle les spectateurs pourraient littéralement lancer des tomates sur l’écran!

Tout cela demande de l’humilité et du courage. De la foi en sa destinée, oserions-nous dire si nous n’avions pas croisé ces pauvres malheureux qui tapissent l’antichambre d’un destin lequel, hélas, ne sera jamais le leur.

Vous savez, ces éternelles victimes qui imaginent des complots. Ces incompris qui râlent contre les journaleux, lesquels ne deviendront crédibles que le jour où ils parleront d’eux. Et de façon élogieuse, il va sans dire.

Voyez-vous, comme critique, il est parfois pénible de porter la destruction d’une chimère.

Heureusement, il y a aussi des gens touchés par la grâce. Ceux dont les « critiqueurs » ont envie de parler. Ces artistes sur qui tant d’espoirs sont fondés. Ceux-là, pas de quartier. Car un commentaire qui semble assassin à court terme peut, malgré les larmes et les remises en question, être l’élément catalyseur d’une œuvre foisonnante à plus longue échéance.

« Et la légitimité dans tout ça », dites-vous encore?

Une seule, croyons-nous : la passion. Véhémente. « Une honnêteté critique n’a pas de sens; ce qu’il faut, c’est la passion sans contrainte, feu pour feu », l’a si justement énoncé Henry Miller.

Il n’y a pas de codes. Ni de règles. On connaît tous des chanteurs qui faussent, d’autres qui balbutient. La question n’est pas là. Nous parlent-ils? Voilà ce qui importe. D’ailleurs, au fil des ans, les critiques de métier, et ce, sans consultation et malgré leurs personnalités, énoncent très souvent un propos similaire à l’égard des œuvres auxquelles ils et elles s’attardent. Ce sont les gardiens du temple.

« Mais de quel droit s’arrogent-ils une certaine légitimité à porter un jugement sur un métier qu’ils n’exercent pas? », dites-vous encore. Nous pourrions parler de démocratie, de liberté d’expression ou simplement dire que celui qui n’a jamais lu un commentaire sur le site Rotten Tomatoes avant de visionner une série sur Netflix leur lance la première salve de chips au vinaigre.

Cela dit, nous ne retiendrons que ces superbes mots du journaliste et cruciverbiste français Max Favalelli, qui répondit un jour à un jeune auteur s’étonnant de le voir chaque semaine juger les pièces des autres, alors qu’il n’en avait jamais écrit une : « Mon jeune ami, je n’ai jamais non plus pondu un œuf de ma vie. Et pourtant, je m’estime mieux qualifié qu’une poule pour juger de la qualité d’une omelette! »

autochtone / classique moderne / folk orchestral / post-romantique

Chants autochtones et musique symphonique blanche : le cas récent d’Elisapie à l’Orchestre Métropolitain

par Alain Brunet

Depuis quelques années, on assiste à la renaissance de fières identités autochtones au Canada. Cette renaissance est assortie d’une créativité artistique contemporaine, jamais observée  à ce point  dans l’espace public depuis que les peuples autochtones ont été la proie des pouvoirs coloniaux. 

Nous sommes en 2022, et ce vendredi 30 septembre sera la  Journée nationale de la vérité et de la réconciliation et c’est pourquoi, dimanche dernier à la Maison symphonique, l’Orchestre Métropolitain sous la direction de Yannick Nézet-Séguin a voulu marquer le coup en invitant l’autrice-compositrice-interprète inuite Elisapie et sa collègue Sylvia Cloutier à mettre sur pied une œuvre composite, soit l’insertion de deux chansons originales interprétées en inuktitut, assorties de chants de gorge et de percussions traditionnelles.

Autour de ces chansons folk et de cette tradition inuite, les arrangeurs et compositeurs François Vallières et Jean-François Williams ont imaginé des compléments orchestraux bien sentis. 

Quel en était le véritable potentiel?

Avant de se prononcer du haut d’une connaissance occidentale, on doit comprendre sur quoi se fonde la musique traditionnelle inuite, monodique et de transmission orale. D’un point de vue rythmique, les tambours autochtones du Grand Nord reproduisent la pulsation universelle du battement cardiaque, ou autre rythme binaire extrêmement simple. Quant au chant de gorge, il faut rappeler qu’il s’agit plutôt d’un jeu que les ethnomusicologues ont inscrit, à tort ou à raison, dans le corpus musical traditionnel autochtone. 

Que peut faire alors un arrangeur et compositeur pour orchestre symphonique avec une telle matière? Rien d’autre que d’inscrire un discours harmonique complémentaire qui n’existe pas dans la culture traditionnelle autochtone. Les propositions orchestrales s’inspirent ici de musique classique moderne (et consonante) et vont à la rencontre des chansons d’Elisapie, du tambour traditionnel inuit et du jeu de gorge. Il s’agit d’un dialogue entre deux cultures, s’y expriment respectueusement deux cultures, au grand bonheur des protagonistes de l’œuvre et du public qui ont chaudement ovationné cette exécution (un euphémisme), dimanche dernier à la Maison symphonique.

Ainsi donc, force est d’admettre que la connaissance acquise des créateurs.trices contemporains d’ascendance autochtone peut et doit puiser dans les formes non autochtones, occidentales ou autres, tout en y intégrant leurs éléments patrimoniaux. Sans se renier, c’est ce que font tant d’artistes issus des peuples pré-coloniaux d’Amérique, compositeurs « sérieux », expérimentaux ou songwriters de souche autochtone , c’est-à-dire qu’ils enrichissent sciemment leurs traditions de procédés non autochtones pour ainsi actualiser leurs formes dans un contexte contemporain. 

Encore faut-il rappeler aux purs et durs de la musique classique occidentale que la « symphonisation » de formes populaires existe depuis les débuts du siècle précédent. Or, on sait que « l’ancien monde » de la musique classique blanche a longtemps méprisé ces formes où les airs connus se fondent dans les musiques orchestrales d’inspiration romantique, post-romantique ou moderne. Le simple fait que ces airs fussent prisés des grands publics ignorants du corpus classique suffit aux mélomanes omnipotents pour en justifier le rejet lorsque ces airs sont rehaussés par des formes symphoniques.

Fort heureusement, nous n’en sommes plus là, à l’exception de quelques représentants (en voie d’extinction) de cette vision surannée d’une culture occidentale de tradition européenne au sommet de la musique mondiale. 

afro-électro / afro-soul / afrobeats / coupé-décalé / pop / rumba congolaise / soukouss

José Louis et le paradoxe de l’amour, le Prix Polaris 2022 et le paradoxe canadien

par Alain Brunet

J’ai connu Pierre Kwenders peu de temps après que José Louis Modabi ait adopté ce pseudo, soit le nom d’une librairie fondée par son grand-père à Kinshasa où il est né et a passé son enfance avant d’émigrer au Québec avec sa mère. 

L’enthousiasme était de mise lorsqu’il a sorti en 2013 l’EP Whisky & Tea. Suivirent Le dernier empereur bantou en 2014, Popolipo en 2016, MAKANDA at the End of Space, the Beginning of Time en 2017, puis une série d’EPs précédant la sortie de José Louis and the Paradox of Love, sorti au printemps dernier avec l’impact que l’on sait : la victoire finale au Prix Polaris.  Bravissimo !

Ce dernier album est-il son meilleur ? Certainement le plus digeste, le plus épuré, le plus accessible, le plus fédérateur. Le plus pop, en fait.

Les éléments africains (percussions, lingala, souches afro-électro, rumba congolaise, soukouss, afrobeats, coupé-décalé, etc. ) et occidentaux (soul, jazz léger, synth pop, etc.) y sont parfaitement soudés, Pierre Kwenders a résolu l’équation de son art, il doit être désormais considéré comme une star de la pop mondialisée ayant fleuri à Montréal. 

C’est l’édifice de son œuvre qui triomphe à l’échelle pancanadienne. Le fruit était mûr pour que le drapeau de Pierre Kwenders flotte au faîte de la nouvelle pop.

Être fin, délicat, autodidacte inspiré, José Louis Mogadi mérite pleinement cet honneur. Qui plus est, il a su se poser en leader avec non seulement sa propre production mais aussi aus sein de la communauté Moonshine qui met de l’avant la culture afro-montréalaise, afro-québécoise, afro-canadienne, afro-mondiale dans un contexte actualisé.

En plus d’assumer le personnage androgyne qu’il a rendu public au fil des ans (et, de surcroît, le « paradoxe de l’amour »), Pierre Kwenders incarne la vibration métisse de Montréal qui rejaillit dans la culture musicale québécoise ou canadienne. Il s’exprime en français, en anglais, en lingala et plus encore, et donc véhicule les valeurs du multilinguisme et de la citoyenneté mondiale.

Ainsi, Montréal gagne une sixième fois le Prix Polaris, initié en 2006 : Patrick Watson (2007), Karkwa (2010), Arcade Fire (2011), Godspeed You! Black Emperor (2013), Backxwash (2020), Pierre Kwenders (2022). Et… en 16 ans, un seul album entièrement francophone a raflé le prix, ce qui en dit long sur la perception du Canada non francophone à l’endroit de la culture franco. 

Y a-t-il lieu de s’en formaliser ? Non et… oui.

Côté PAN M 360, ma posture personnelle est clairement plus mondialiste que celle de la moyenne québécoise blanche et francophone, mais nous défendons également bec et ongles la culture francophone d’ici et d’ailleurs. Nous ne voyons , d’ailleurs, aucun conflit entre la défense fervente d’une culture linguistique locale et notre posture mondialiste… à condition que nous puissions atteindre l’équilibre entre cultures locales et internationales.

Ce qui semble être le cas dans les cercles du Polaris: nations autochtones, communautés culturelles issues de l’immigration et culture anglophone mondialisée ont nettement la cote, sauf peut-être la culture francophone d’Amérique. Cette dernière y semblerait moins prisée par les temps qui courent, une perception partagée par plusieurs.

Il faut être conscient des préjugés souvent tordus à l’endroit des francophones d’Amérique… mais parfois fondés sur des faits bien réels, force est d’admettre.

Malgré mon inquiétude sur le déclin du français dans notre île, je préfère à tout nationalisme crispé cette ambiance montréalaise, multilingue, très ouverte, alternative probante à tous les replis identitaires observés chez nous mais aussi dans plusieurs pays du monde où la mondialisation culturelle ne prévoit pas une mosaïque équitable et cohésive des cultures planétaires. Encore faut-il rappeler que les crispations identitaires observées au Québec sont encore bien pires dans certains recoins de l’Amérique du Nord, en Russie, en Chine, en Pologne, en Hongrie ou en Turquie, et n’annoncent rien de bon pour l’avenir proche des êtres humains sur cette petite planète. 

Voilà pourquoi nous devons nous réjouir qu’un artiste multilingue, fier Africain de souche devenu fier Montréalais, puisse avoir convaincu l’ultime jury du Prix Polaris.

Ce qui ne nous empêche aucunement de réfléchir à la perception qu’a la communauté Polaris du fait français dans ce pays. J’ose croire que cette perception est erronée, à tout le moins démesurée, d’une société francophone canadienne présumément encline à la xénophobie, à la négation du racisme systémique ou autre forme plus soft d’isolationnisme culturel. Je souhaite que cette perception, inconsciente ou non, puisse rapidement être remplacée par celle d’une francophonie d’Amérique inclusive, ouverte et interculturelle, ce qui représente aussi une large part de la nation francophone d’aujourd’hui.

Autre paradoxe canadien…

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