Le 2 mars, on apprenait que l’entreprise californienne Bandcamp, qui gère la plateforme en ligne de vente et écoute par excellence de la production indépendante mondiale, était absorbée par Epic Games, une entreprise de Caroline du Nord qui a connu une rentabilité exponentielle ces dernières années, notamment avec son jeu en ligne Fortnite.
Or Epic Games croirait toujours à la nécessité pour les créateurs de disposer de plateformes « équitables et ouvertes » et leur permettre « de conserver la majorité de leur argent durement gagné ».
Fondée en 2008, la plateforme Bandcamp avait de son côté supplanté MySpace en faisant découvrir et consommer la production indépendante mondiale. Le modèle d’affaires s’était imposé par la formule de prix fixés par les artistes eux-mêmes, et par le prélèvement d’une commission de 15 % des ventes d’albums, nettement plus avantageuse pour les artistes que ce qu’offrent les géants du Web, c’est-à-dire des commissions pouvant aller jusqu’à 95 % des revenus, dans les pires des cas. Bandcamp est ainsi devenu rentable en 2012. Selon la société (pas très portées sur les statistiques rendues publiques), 5 millions d’albums ont été achetés sur Bandcamp en 2019. Voilà un exemple de ce succès mais aussi de ses limites, car les revenus de l’écoute en continu sont inexistants, et donc le principal mode de consommation de la musique de rapporte rien via Bandcamp. Qu’en sera-t-il désormais? On s’en reparle dans quelques mois ou années.
Nous sommes en 2022 et Bandcamp est assurément la plus puissante alternative équitable aux géants du Web et à leurs plateformes aux contenus infinis : Spotify, Apple Music, Amazon Music, YouTube Music, Deezer…
Les gamers en sont probablement conscients depuis longtemps, mais les fans de musique apprennent que la communauté du jeu vidéo a aussi son Bandcamp. Depuis 1991, Epic Games prélève une commission de 12 % aux créateurs, alors que ce serait 30 % chez Apple. La réussite d’un modèle cousin de Bandcamp est forcément plus redoutable économiquement, puisque l’industrie du jeu vidéo est beaucoup plus rentable que celle de la musique. Et c’est pourquoi Epic Games s’est enrichie considérablement après avoir lancé son fameux Fortnite et autres jeux free-to-play; on parle d’une progression fulgurante sur les marchés. L’entreprise vaudrait aujourd’hui 28 milliards $ US… ce qui n’est plus exactement un phénomène marginal! Soulignons au demeurant que cette société est d’ailleurs détenue à 40 % par la multinationale chinoise du jeu Tencent. Extrêmement riche, Epic Games peut compter sur une communauté de 160 millions d’utilisateurs.
Si on s’en tient à la version officielle, l’avantage de l’acquisition de Bandcamp par Epic Games reposerait sur la capacité de cette dernière à implanter des technologies de pointe, beaucoup plus performantes que celles actuellement utilisées par Bandcamp, afin de maximiser le référencement et les modes de consommation des utilisateurs. Qui plus est, l’intérêt marqué de la compagnie pour le métavers, soit le déploiement d’un vaste univers 3D fondé sur une toile d’espaces interconnectés, exige des investissements que Bandcamp ne pouvait assumer.
Inutile d’ajouter que la logique habituelle du marché conduit généralement les entreprises performantes à entrer en bourse dans le meilleur des cas, ou être absorbées par des entreprises plus puissantes. Principe de base du capitalisme…
En se posant comme des gestionnaires de la vaste communauté des musiques indépendantes, ces entreprises se positionnent intelligemment face aux géants du Web dont la propension au non-partage des revenus est désormais archiconnue. Dans le cas de ces entreprises en ligne, donc, cette perception de communauté s’avère toutefois trompeuse. Même si elles offrent des services aux créateurs.trices avec un meilleur retour sur l’investissement (des ventes du téléchargement et non du streaming), Bandcamp et Epic Games demeurent des entreprises à but lucratif, certes innovantes mais purement capitalistes. Leurs fondateurs avaient de nobles intentions au départ, l’objectif ultime de leur démarche était néanmoins de rentabiliser leurs entreprises.
Doit-on s’attendre au maintien à long terme de cette mentalité d’un partage équitable des revenus?
Il faudra miser là-dessus, faute d’alternatives globales… puisque personne dans le monde de la création ne consacre l’énergie nécessaire à organiser des réseaux de diffusion pouvant atteindre une telle ampleur et en répartir équitablement les revenus. N’empêche… Imaginez si les 28 milliards $ US d’Epic Games appartenaient aux artistes qui constituent la matière première de cette rentabilité phénoménale, on pourrait alors parler d’une communauté réelle, qui pourrait éventuellement rivaliser avec les géants du Web.
On peut rêver… mais la réalité est tout autre.
Encore une fois, cette acquisition de Bandcamp par Epic Games nous rappelle cruellement que le monde de la création n’a pas cette culture de l’auto-organisation. Très majoritairement, les artistes se concentrent sur leurs oeuvres, assurent leur survie et ne réfléchissent pas à ces considérations, avec les résultats navrants que l’on sait : produits jetables après usage, revenus faméliques, carrières éphémères, abandon de la profession…
Lorsque tu n’arrives pas à t’organiser, tu te fais organiser.
SOURCES CONSULTÉES :
Los Angeles Times: Bandcamp’s Attempt to Take on Spotify, by the Numbers
The Guardian: Bandcamp sells to Epic: can a video game company save independent music?
Pitchfork: What Bandcamp’s Acquisition by Epic Games Means for Music Fans and Artists