Tanya Tagaq Gillis n’a jamais fait dans le divertissement inuit ou dans l’exotisme nordique à bon marché. Visionnaire et instinctive, cette autodidacte venue des arts visuels demeure une grande leader esthétique en incarnant l’avant-garde du Grand Nord canadien. On la sait rompue à l’improvisation libre, au bruitisme, au jazz contemporain, à l’électroacoustique et aussi au jeu de gorge traditionnel de son peuple qu’elle adapte brillamment dans un tout autre contexte. Lauréate du Polaris en 2014, Tanya Tagaq assume plus que jamais son statut de personnalité publique issue des peuples autochtones. À maintes reprises, elle a dénoncé les préjugés à l’endroit des siens (alcoolisme présumé, chasse au phoque répréhensible, etc.) mais cette fois, la peine et la colère atteignent un autre niveau d’impétuosité et constituent les thèmes et ambiances d’un album entier.
En dix chansons ou pièces, Tongues traite avec virulence de maintes souffrances vécues par les populations autochtones canadiennes, conséquences directes et indirectes de la colonisation occidentale. On ressent la condition de victime et le retour de la confiance en cette renaissance autochtone… néanmoins traversée par la souffrance, pour les raisons que l’on sait.
Alors dans ce contexte, les musiques de Tanya Tagaq sont moins conceptuelles et plus viscérales que jamais. Le chant de gorge inuit s’apparente au death growl du métal, les rythmes s’alourdissent, les fréquences de synthèse se portent à l’attaque, on s’approche parfois de la mouvance darkwave ou synthpunk. Très chargés, parfois même violents, mais balancés dans une forme généralement succincte, les mots nous plongent dans les tourments et espoirs autochtones made in Canada. L’artiste peut y évoquer indirectement les pensionnaires des générations antérieures, confinés de force dans ces lieux sordides de l’acculturation violente et de la négation linguistique : Tongues, évidemment. Tout misérabilisme est néanmoins exclu de cet enregistrement; la narratrice peut aussi incarner le retour en force de son peuple et de sa culture, imposer la redoutable guerrière anticolonialiste et antiraciste qu’elle est pour de vrai. Et ce, sans négliger une variable essentielle à l’assomption de sa liberté et de son autonomie : « do not fear love ».