C’est dire la stature de la soprano canadienne Barbara Hannigan qu’elle ait été invitée à accompagner le légendaire Quatuor Emerson pour l’enregistrement de son tout dernier album à vie! Oui, ce sera officiellement le testament discographique de cet ensemble parmi l’élite de la crème du top du top (!) de la musique classique. Avec le pianiste Bertrand Chamayou également élu à cette dignité, Infinite Voyage trahit un sentiment que les musiciens connaissent bien : celui de ne jamais pouvoir véritablement arriver au bout du voyage de compréhension finale de la musique. Des œuvres qu’on aura beau jouer et rejouer des dizaines de fois ne pourront jamais être entièrement explorées, acquises. En vérité, c’est tout à fait en cela que ce ‘’voyage infini’’ est si beau.
La thématique de l’album peut également laisser deviner une autre enquête, condamnée à l’échec (mais dont l’exercice demeure essentiel) : l’amour et ses mystères opaques. C’est à travers quatre chefs-d’oeuvre inusités de Hindemith, Berg, Chausson et Schoenberg (inusités parce qu’aucun d’eux n’est un ‘’pilier’’ du répertoire) que l’infini voyage dans la transcendance artistique des Emerson marquera son ultime et historique périple. On aurait pu choisir Beethoven, Chostakovitch, Brahms, Schubert, et qui sais-je? Mais non, et à quoi bon? n’a-t-on pas déjà creusé les sujets avec diligence? Bien sûr, il y a encore à dire, mais laissons plutôt les plus jeunes y apporter leur lumière. Proposons plutôt un défrichage de trésors d’une valeur équivalente, mais négligés par les diktats multiples d’un répertoire devenu sacré (à tort et à raison).
Le programme est remarquable d’audace, d’intelligence et de cohérence avec les valeurs de rigueur et d’excellence véhiculées par tous les artistes en présence depuis des décennies. Les quatre chants qui composent Melancholie, Op.13 de Hindemith, une oeuvre que Hannigan décrit comme bouleversante et ‘’un joyau’’, sont inscrits dans un esprit moderno-romantique décadent traversé d’immenses sentiments qui vibrent au diapason de l’amour, de la mort et de l’Immensité (celle du ciel et de l’Univers).
Le Quatuor op. 3 de Berg, secoué par des sentiments tristanesques (le compositeur était amoureux de sa future femme, Helene Nahowski), est un summum envoûtant qui fusionne de façon inégalée lyrisme éperdu et dissonances aliénées qui annoncent Wozzeck.
La Chanson perpétuelle op. 37 de Chausson est une histoire de désespoir amoureux qui se terminera dans un sabordage esseulé. Hannigan est encore une fois incarnée dans et par la musique et le texte. Bertrand Chamayou apporte la dose de poésie subtile qui caresse la tragédie qui se vit dans cette âme abandonnée, tragédie portée à son paroxysme romantique par le quatuor.
Et puis, le Quatuor à cordes no 2 en fa dièse mineur, op. 10, de Schoenberg vient couronner la thématique extrospective de façon symboliquement idéale. À la fois vision cosmique (‘’Ich fühle luft von anderem planeten’’ – Je sens l’air d’une autre planète, chante la soprano au 4e mouvement) et terrible tourbillon amoureux anxiogène (la femme de Schoenberg se passionait charnellement pour le jeune peintre expressionniste Richard Gerstl), le Quatuor no 2 est un périple puissamment évocateur, d’autant plus qu’il n’est pas aussi formellement rigoureux que son quatuor précédent. Le résultat est un entre deux qui vient curieusement décupler la vitalité émotionnelle qui le sous-tend. Hannigan est impériale. Son cri de désespoir au 3e mouvement est égalé dans sa dichotomie par la fine luminosité stellaire du 4e, et la transcendance spirituelle qui le traverse.
On pouvait difficilement espérer mieux comme legs historique.