Après avoir cliqué sur le triangle blanc, on entend une voix grave et rocailleuse psalmodier « J’ai vu la colère – J’ai vu l’avanie – Les deux ravagèrent – Ce qu’on avait d’acquis ». On se demande s’il s’agit d’une chanson posthume de Philippe Léotard ou d’Allain Leprest, ou alors d’un nouvel album d’Hubert-Félix Thiéfaine. Que nenni ! Cette voix et ces mots émanent d’Abelaïd Khydali, anagramme derrière lequel se cache – à peine – Adib Alkhalidey, que l’on connaît comme humoriste, comédien et réalisateur (Mon ami Walid).
Ses affinités insoupçonnées avec la poésie et la musique, Adib nous les révèle de manière aussi magistrale que sans équivoque. Quelle plume limpide et inspirée, tantôt mélancolique, tantôt rassérénante ! Adib Alkhalidey, alias Abelaïd (d’Abel, première victime d’un fratricide selon la Genèse, et « aïd », qui signifie « fête » en arabe), opte pour une langue relevée, apte à résonner dans les oreilles de tous les francophones et francophiles. Nous lui en savons gré. Pierre Lapointe aussi, qui se sentira sans doute moins seul.
Pour s’élancer dans l’éther de notre conscience ambivalente, ces textes prennent appui sur un support rythmique et mélodique de nature synthétique, hormis de rares apports acoustiques comme dans Orphelines. L’ambiance est parfois propice à la danse, comme dans la chanson-titre. Mathieu Magny a réalisé Les cœurs du mal, titre-allusion au recueil monumental de celui qui, 125 ans avant Johnny Rotten, se teignait les cheveux en vert, c’est-à-dire Charles Baudelaire.
Après la fin subite de L’Enfer c’est l’Autre (seulement si tu le crois), ultime pièce de l’album, rien ne peut nous empêcher d’affirmer que Les cœurs du mal est l’un des ouvrages les plus édifiants du moment, en chanson francophone.