Bien que son œuvre soit respectée par les aficionados de jazz moderne – Kamasi Washington lui voue un culte avoué –, le pianiste et compositeur Horace Tapscott n’a pas goûté à la notoriété qu’ont connue ses contemporains Sun Ra, Cecil Taylor ou Alice Coltrane. Le principal intéressé y est d’ailleurs lui-même pour quelque chose puisque, se méfiant de l’industrie musicale, il a très peu endisqué, ne le faisant que pour des étiquettes indépendantes et confidentielles. De plus, il a toujours refusé de s’établir à New York, centre névralgique de la scène jazz américaine, préférant demeurer à Los Angeles jusqu’à son décès en 1999.
Exactement trente ans plus tôt, l’étiquette Flying Dutchman publiait le tout premier album de Tapscott, The Giant Is Awakened, une œuvre qui est généralement considérée comme un jalon marquant dans son corpus. Sur ce disque, le pianiste était entouré d’Arthur Blythe au saxophone alto, d’Everett Brown Jr derrière les tambours ainsi que de deux contrebassistes, David Bryant et Walter Savage Jr. Toujours en 1969, le même quintette enregistrait un autre album qui devait succéder à ce classique, mais qui ne vit pas le jour, le leader ayant pris la décision de se distancier de l’industrie. C’est grâce aux bonnes gens de l’étiquette britannique Mr Bongo que nous pouvons désormais entendre le contenu des bandes qui ont dormi pendant des décennies dans les coffres-forts de Flying Dutchman. Autre bonne nouvelle : pour cette session, le siège du réalisateur était occupé par nul autre que Bob Thiele qui, en plus de tenir les rênes de Flying Dutchman qu’il a lui-même fondé, a présidé à l’enregistrement d’albums désormais légendaires pour, entre autres, John Coltrane, Charles Mingus et Archie Shepp sous étiquette Impulse.
La qualité sonore est donc au rendez-vous, ce qui nous permet d’apprécier avec grand bonheur les trois pièces composant le programme. World Peace débute comme une marche solennelle qui se transforme rapidement, sous l’impulsion d’un piano fougueux et d’une batterie véloce, en course frénétique. Avec Your Child, la cadence ralentit un brin et les instrumentistes y vont tour à tour de solos bien sentis. Chapeau bas devant la performance lumineuse du leader aux ivoires! Le tout prend fin avec For Fats, hommage à Fats Waller dont la rythmique atypique mais efficace étonne. Les solos frisent parfois le free, mais évitent les dérapages. Excellente conclusion à ce trésor renfloué qui, espérons-le, permettra à de nouvelles oreilles de prendre la mesure de l’immense talent d’un grand discret de l’histoire du jazz.