On sait à quel point la découverte de la musique que jouait un gamelan javanais durant l’exposition universelle de Paris, en 1889, a eu une influence déterminante sur la pensée musicale de Claude Debussy et lui a permis, littéralement, d’emmener la musique ailleurs. Repensant sans doute à ce moment charnière quelques années plus tard, dans une chronique qu’il signait sous le pseudonyme de Monsieur Croche, Debussy évoquait les membres du gamelan :
« Leur conservatoire c’est : le rythme éternel de la mer, le vent dans les feuilles, et mille petits bruits qu’ils écoutèrent avec soin, sans jamais regarder d’arbitraires traités. Leurs traditions n’existent que dans de très vieilles chansons, mêlées de danses, où chacun, siècle sur siècle, apporta sa respectueuse contribution. Cependant, la musique javanaise observe un contrepoint auprès duquel celui de Palestrina n’est qu’un jeu d’enfant. Et si l’on écoute, sans parti pris européen, le charme de leurs « percussions », on est bien obligé de constater que la nôtre n’est qu’un bruit barbare de cirque forain. »
(« Du goût », dans la Revue musicale S.I.M. du 15 février 1913)
Et c’est à un autre Français que l’on doit cet extraordinaire projet éphémère qu’est le groupe Balungan, une collaboration France/Indonésie qui regroupe six musiciens français (Guigou Chenevier, batterie ; Loïc Guénin, claviers ; Laurent Frick, voix ; Gilles Laval, guitare ; Laurent Luci, guitare ; Franck Testut, basse) et sept musiciens javanais (Setyanto Prajoko, Sudaryanto, Tri Widiantoro, Setyaji Dewanto, Sutikno, Bagus Ariyanto Seputro Nasution et Desyana Wulani Putri). C’est Chenevier, que l’on a connu comme batteur de l’excellente formation Étron Fou Leloublan (1973-1986) au côté de Ferdinand Richard, qui a initié le projet, mais il s’agit bel et bien d’un travail collectif et chacun des musiciens contribue par une pièce qui a par la suite été arrangée par l’ensemble.
Témoignant d’un concert de 2017 à La Garance – Scène nationale de Cavaillon (près d’Avignon où réside le porteur du projet), l’enregistrement sans doute difficile de ce type d’ensemble est impeccable et rend très bien sa vaste palette sonore. Il y a du Étron Fou là-dedans, bien sûr, clairement perceptible dans le jeu de batterie très caractéristique de Chenevier, ou dans les paroles des « chansons » , plutôt récitées que chantées, mais il y a bien d’autres choses aussi. Par exemple dans la pièce Bruits d’éclats, où l’on est frappé, à travers la ressemblance à King Crimson, par l’évidente origine javanaise du jeu de guitare de Robert Fripp. Ces références ne doivent pas cacher le fait que le résultat est un son très novateur, qui pousse encore un peu plus loin la musique actuelle autant que la musique de gamelan. Dans l’aventure, ce sont d’ailleurs les musiciens javanais qui ont insisté pour que cet échange culturel débouche sur du neuf, pour éviter que la musique javanaise sombre dans un état de stagnation. Il peuvent être fiers du résultat, dont l’écoute est énergisante à souhait.