Quelle incroyable offrande que ce nouvel album du pianiste d’origine russe Alexander Melnikov. L’Anglais d’adoption nous propose ici une sélection de sept fantaisies pour clavier interprétées sur autant d’instruments d’époque, dont certains font partie de sa collection personnelle. Un projet ambitieux, en somme – ainsi qu’un potentiel cauchemar logistique pour l’équipe technique. Forme contrapuntique complexe à ses origines, c’est plutôt au seuil de la période classique que la fantaisie acquiert ses véritables lettres de noblesse. Entre les mains de Carl Philipp Emanuel Bach qui, par le truchement d’une série de procédés narratifs contre-intuitifs, lui donne l’apparence trompeuse d’un univers chaotique dépouillé de repères implicites, la fantaisie développe alors un caractère jusque-là inusité, pavant la voie d’une nouvelle expressivité que nombre des successeurs du maître allemand tenteront d’émuler.
Mettant à profit les sonorités uniques des instruments qu’il utilise, Melnikov nous transporte d’un univers fantasque à l’autre avec une aisance déconcertante, transformant ce périlleux exercice organologique en véritable festival de couleurs et de timbres. L’interprète se montre particulièrement enflammé dans son exécution de la Fantasie en fa dièse mineur de C.P.E. Bach, monument du genre, composé un an avant la mort du compositeur. Dans un moment purement gouldien, l’enregistrement laisse entendre le souffle et les fredonnements à moitié tus du pianiste qui s’anime, éléments sonores qui se conjuguent aux bruits du mécanisme du piano à tangentes – une rareté ! – en faisant jaillir de l’ensemble des textures aussi riches qu’insoupçonnées. Magique.
Aucun sentiment de rupture entre ces univers bigarrés, qu’il s’agisse de la Fantaisie en fa mineur, op. 49 de Chopin – auquel le piano Érard insuffle une poésie sublime – ou la Fantasia in modo antico de Busoni, rareté hautement bienvenue dans ce recueil marqué par la présence de multiples œuvres intemporelles. Bien au contraire : de J.S. Bach à Mendelssohn, en passant par Mozart – élément liant essentiel à l’émancipation du style – l’ensemble se fond à merveille. Une autre rareté, l’Improvisation et fugue, op. 38 d’Alfred Schnittke, vient clore ce disque de manière admirable. Magnifiée par la patine sensible d’un pianiste en pleine possession de ses moyens, cette œuvre démontre l’influence pérenne de cette forme aux origines pluricentenaires, en plus de valoriser la musique d’un compositeur trop souvent boudé par les pianistes. Nous ne pouvons qu’être reconnaissants.
Malgré ses écueils potentiels, ce projet est donc une réussite, autant sur le plan technique que pianistique. « Un musicien ne pourra jamais émouvoir sans être lui-même ému », écrivait C.P.E. Bach dans son Essai sur l’art véritable de jouer des instruments à clavier. Aucun doute à y avoir : Melnikov sait émouvoir.