Tune-Yards dans la tourmente

Entrevue réalisée par Patrick Baillargeon

Après s’être sentie perdue sur le plan créatif et avoir failli mettre Tune-Yards au rencart, Merrill Garbus a renoué avec le simple plaisir que procure la musique et a repris le chemin du studio d’enregistrement pour nous présenter Sketchy, son 6e album.

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C’est au petit studio de Tune-Yards à Oakland -plutôt grand pour cette ville- que nous avons joint Merrill Garbus. Souriante, rigolote, curieuse, l’esprit vif, la chanteuse et multi-instrumentiste du groupe pop avant-gardiste aux contours expérimentaux est aussi une artiste gentiment tourmentée, tiraillée entre sa musique, ses aspirations et convictions sociales. Très affable, elle s’est confiée à nous sans retenue, nous parlant de ses doutes, de ses remises en question, de Montréal qu’elle connaît bien, de son sixième album et bien sûr du groupe qu’elle dirige avec son compagnon Nate Brenner.

PAN M 360 : Tu as vécu quelques années à Montréal, qu’est-ce qui t’y as amenée et depuis quand as-tu quitté pour Oakland ?

Merrill Garbus : Je suis restée trois ou quatre ans à Montréal. J’y ai rencontré Patrick Grégoire, avec qui j’ai monté un groupe (Sister Suvi) en 2005. Donc c’est à cette époque que j’ai commencé à souvent venir à Montréal. J’ai laissé mon job de marionnettiste au Vermont, je vivais là-bas avec mes parents et je faisais des allers-retours. On jouait souvent au Dépanneur Café sur Bernard. Donc je venais pour faire ces petits concerts et puis à un moment donné je me suis dit que ce serait plus pratique si je restais à Montréal, donc j’ai loué ce sous-sol, à côté du chauffe-eau, pour une centaine de dollars par mois. 

PAN M 360 : Pourquoi avoir choisi de vivre à Montréal ?

Merrill Garbus : Comment dirais-je… Je me sentais à l’époque comme une personne de 48 ans alors que je n’en avais que 25 (rires). J’étais assez déprimée, je ne savais pas trop ce que je voulais dans la vie et dès que j’ai commencé à venir à Montréal, j’ai rencontré tous ces gens qui semblaient savoir ce qu’était la vie. Chaque fois que j’allais dans cette ville, j’avais le sentiment de  devenir de plus en plus jeune ! (rires) Donc il m’a semblé qu’en étant à Montréal, je vivais enfin une part de ma jeunesse. Tu sais c’est comment à Montréal, tu pars de chez tes amis l’été à 4 h du matin, il commence à faire jour, il fait bon et tu te sens en sécurité. Même si j’ai plus fumé et bu lors de mon séjour à Montréal que durant toute ma vie avant ça, c’était vraiment agréable. Et il faut aussi dire que la communauté artistique était tellement vibrante – je ne sais pas si c’est encore le cas aujourd’hui. Mes amis là-bas me disent qu’il y a un couvre-feu. Ça me semble étrange. Selon moi, Montréal serait bien un des derniers endroits où je pourrais imaginer un couvre-feu ! J’ai l’impression que c’est un Montréal plus tranquille, celui des familles qui veulent aller au lit de bonne heure, alors que le Montréal que je connais est super créatif et ne dort pas la nuit. Le premier endroit où j’ai demeuré à Montréal était en face du Arts Café sur Fairmount. Il y avait à manger, il y avait de la musique… J’y allais plusieurs fois par jour. Il y avait différents petits endroits sympathiques comme ça à Montréal, légaux ou non, où on se retrouvait pour créer, jouer de la musique… 

PAN M 360 : Montréal te manque ?

Merrill Garbus : Oh oui, tout le temps ! L’hiver est vraiment difficile et c’est une des principales raisons pour laquelle j’ai quitté Montréal pour la Californie. Le soleil de la Californie fait beaucoup de bien à mon équilibre mental, bien plus que l’hiver à Montréal ! (rires) Honnêtement, mon séjour à Montréal fut une des plus belles périodes de ma vie.

PAN M 360 : Avec l’année que vous avez connu aux États-Unis, en plus des quatre années Trump, je me disais que pour quelqu’un qui avait connu la vie à Montréal, tu devais avoir envie d’y retourner !

Merrill Garbus : (Rires) Quand je suis retournée vivre aux États-Unis, c’était Obama qui était en poste alors que quand je suis venue vivre à Montréal, c’était Bush fils. Je m’étais dit « fuck this, je me casse ». Et franchement, c’était un bon moment pour être à l’extérieur des États-Unis et de voir avec une certaine distance ce qui se passait là-bas. Car comme tu le sais probablement, nous sommes beaucoup aux États-Unis, même les plus progressistes qui ont souvent voyagé, à ne pas voir au-delà des frontières de notre pays. Donc ce fut une bonne chose de voir tout ça sous un autre angle, c’était un bon moment pour être loin de cet état d’esprit typiquement américain. Donc oui, j’y ai souvent pensé à Montréal lors des quatre dernières années. Mais comme je ne vivais pas légalement à Montréal, je n’ai jamais pu vraiment m’impliquer dans les politiques locales alors que beaucoup de mes amis l’étaient. Et mon français n’était pas terrible, pas assez pour vraiment me rapprocher de la communauté francophone. Et comme la communauté anglophone est aussi très isolée là-bas, si j’avais pu demeurer là légalement, je pense qu’il aurait fallu que je change d’état d’esprit pour me sentir beaucoup plus connectée à l’ensemble de la communauté montréalaise au lieu de cette petite enclave majoritairement blanche et anglophone. Je trouvais que les francophones étaient généralement plus au courant de ce qui se passait au sein de la communauté anglophone que le contraire, qu’ils étaient bien plus bilingues que les anglophones aussi. 

PAN M 360 : Le nouvel album qui vient de paraître s’intitule Sketchy (Douteux). Que signifie ce titre pour toi ?

Merrill Garbus : J’aime ce titre car il peut signifier plusieurs choses. J’ai toujours préféré des titres d’albums qui peuvent avoir un sens différent. À la base, c’est tout bête, j’avais un carnet de croquis où il était inscrit « Sketch » sur la couverture et j’ai un jour simplement ajouté le « y ». Ce titre implique que j’essaye de démêler ce que signifie être une personne de race blanche dans ce monde, de réaliser à quel point ce monde est bâti pour mon confort de blanche privilégiée. Il y a un passage dans une des chansons qui dit « Dare yourself to think it all the way through »… Je cherche à me donner la possibilité de réaliser que mon propre comportement est douteux (sketchy), sans pour autant fondre en larmes (rires). Donc dans ce même ordre d’idée, est-ce qu’être un Américain est douteux? Est-ce qu’être un capitaliste est douteux ? Est-ce que commercialiser ma musique est douteux ? Je me demande à quel point je peux m’autocritiquer et en même temps avoir cette image en couverture d’album où je suis sous le soleil, accessible… Comment puis-je arriver à équilibrer ces deux aspects ?  Est-ce que ça a du sens ? (rires). 

PAN M 360 : On sent une colère ou un malaise dans les paroles de certaines chansons…

Merrill Garbus : Les chansons de cet album sont en quelque-sorte nées de cette auto-analyse mais aussi du fait de vivre quatre années sous Trump, dans un pays divisé. Je ne parle pas de division entre Démocrates et Républicains, mais plutôt entre ces personnes qui tiennent à ce que les choses demeurent comme elles le sont et ceux qui remettent justement beaucoup de ces choses en question, qui réalisent que bien des fondements sur lesquels ce pays a été construit ne sont pas justes. Ces chansons viennent de l’impossibilité, d’une tension, d’une pression.

PAN M 360 : Tu as traversé une période d’incertitude, un passage à vide après ton précédent album I Can Feel You Creeping Into My Private Life, au point où tu as failli abandonner le projet Tune-Yards. Que s’est-il passé ?

Merrill Garbus : Nate (Brenner), mon partenaire dans le groupe et dans la vie, te dirait que je me sens comme ça à chaque fois (rires). Il me dit que je répète ça depuis le premier album. Tu sais, le premier album de Tune-Yards (Bird Brains) devait à l’origine s’intituler White Guilt, et je voulais nommer troisième (Nikki Nack) The Problem With Tune Yards (rires). J’ai toujours pensé que l’existence même de ce projet est sketchy et que je n’ai pas besoin qu’on me dise « qu’est-ce que cette femme blanche fait là à filtrer ces influences de musiques africaines et noires, c’est suspect ». Je me demande aussi si nos concerts sont des lieux sûrs  pour le public. Si tu n’es pas blanc, te sentiras-tu en sécurité dans nos concerts ? Donc je me suis mise à penser que nous devrions tous se méfier d’endroits qui ne semblent pas inclusifs. Quand je regarde le public à nos concerts, je ne vois qu’une mer de personnes blanches. Je chante des trucs assez durs envers les blancs, comme la chanson Colonizer par exemple, et je vois toutes ces personnes blanches danser et s’amuser… Je me demande alors si elles ont bien écouté les paroles, si elles comprennent ce que je chante. Je ne sais pas comment mon public interprète mes chansons. De sorte que j’ai toujours un regard critique, je me demande souvent ce que je fous là. Est-ce un espace de guérison, ce que je souhaite, ou bien sommes-nous complètement aveugles face à ce qui se passe autour de nous ? Étant très auto-critique, peut-être même auto-annihilatrice, et ayant cette éthique punk de vouloir foutre le feu à tout ça, je me dis souvent que si ça ne fonctionne pas, si ça n’amène rien à l’évolution de la société, alors fuck it

PAN M 360 : Et comment l’inspiration ou la créativité est-elle revenue pour Sketchy ?

Merrill Garbus : J’ai une sorte d’engagement envers Tune-Yards . Je me dis que je suis dans la quarantaine et que ça c’est mon boulot. Alors je me suis tout simplement raisonnée et me suis dit que c’était le moment de retourner au travail et d’agir en adulte. Nate et moi sommes assez disciplinés. On vient au studio du lundi au vendredi, je fais la même routine de réchauffement vocal, puis je mets une minuterie pour une demi-heure et j’essaye de démarrer une ou deux nouvelles chansons. Petit à petit, j’ai à nouveau réalisé que j’adore faire de la musique. Donc c’est comme si ma conscience me dit que je devrais avoir honte de faire ce que je fais et mon corps qui au contraire se moque de tous ces questionnements et apprécie la musique pour ce qu’elle est. Faire de la musique, c’est mon corps et mon âme qui disent oui à la vie. C’est la raison pour laquelle tUnE-yArDs  existe encore aujourd’hui… jusqu’à la prochaine remise en question ! 

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