Bar Farouk : un demi-siècle de night life à Beyrouth… avant l’enfer

Entrevue réalisée par Alain Brunet

Bar Farouk résume les nuits de Beyrouth, des années 20 aux années 70… avant que le ciel tombe sur la tête des Libanais.

Genres et styles : arabe

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Bar Farouk est un spectacle multidisciplinaire haut en couleur présenté à l’espace Metro Al Madina, dans le quartier Hamra de Beyrouth. Sa version audiovisuelle est retransmise dans le contexte du Festival du Monde Arabe de Montréal, ce qui nous permet de plonger virtuellement au centre-ville de Beyrouth, capitale durement éprouvée en 2020, comme on le sait. Artiste cruciale de ce spectacle, la chanteuse Yasmina Fayed en cause à PAN M 360 depuis le Liban.

PAN M 360 : Rappelez-nous la genèse de votre spectacle, dont l’objet est de parcourir la vie nocturne de Beyrouth avant la guerre civile.

YASMINA FAYED : Il y a sept ans, Metro Al Madina a lancé un spectacle intitulé Hishik Bishik. Nous avions alors rassemblé les « plus grands succès » de l’âge d’or en Égypte, des chansons aimées par tout le monde arabe assorties d’une certaine trame narrative pour relier ces chansons. Au fur et à mesure que ce spectacle de deux heures progressait, les chansons le faisaient aussi chronologiquement puisque dans nos recherches, nous avions choisi les chansons à succès de 1920 à 1970. Le spectacle a été un succès et il est toujours à l’affiche, pour une septième année. Selon le directeur artistique, Hicham Jaber, il allait de soi de saluer également les auteurs-compositeurs et les artistes du Liban, c’est pourquoi Bar Farouk a été créé avec le même groupe d’acteurs et de musiciens.

PAN M 360 : Rappelez-nous la manière dont ce spectacle a été construit, mis en scène.

YASMINA FAYED : Beyrouth a toujours été une ville dynamique, y débarquaient artistes et intellectuels venus de tout le monde arabe. Le nom de Bar Farouk est inspiré du Théâtre Farouk qui existait dans le vieux Beyrouth au centre-ville. Le théâtre présentait divers spectacles et les artistes les plus prometteurs d’Égypte et de Syrie s’y réunissaient pour discuter d’art et s’y produire. Au fil des ans, et alors que la guerre se profilait à l’horizon, la « décadence » se reflétait dans les représentations du grand théâtre. Les pionniers furent alors remplacés par des amateurs. Notre metteur en scène s’est alors efforcé d’évoquer les images et les couleurs de la ville. À partir des années 20, les décennies se succèdent jusqu’en 1975, année du début de la guerre civile libanaise. Le public y est transporté dans le temps, grâce aux chansons, aux mélodies et aux costumes. Le spectacle se déroule dans le célèbre Théâtre Farouk, et à chaque nouvelle chanson, les personnages du spectacle se révélent : les « femmes fatales » du cabaret, le chanteur romantique, le duo comique ou l’abaday, c’est-à-dire le type fort que tout le monde craint, le Robin des Bois des rues de Beyrouth (chaque rue de Beyrouth avait son propre abaday). Les éléments visuels à l’arrière-plan sont essentiels car ils servent de repères au public et lui donnent une idée du temps qui passe.

PAN M 360 : Qui en assure la direction musicale ?  

YASMINA FAYED : Ziad al Ahmadiya est responsable des arrangements musicaux de Hishik Bishik et de Bar Farouk. Sur le plan musical, certaines des chansons originales ont été interprétées à la station de radio libanaise, qui a donc fait appel à un orchestre pour jouer avec le chanteur. Dans Bar Farouk, Ziad a essayé de préserver l’esprit des différentes époques représentées par ses arrangements.

PAN M 360 : Qui sont les principaux solistes, chanteuses, chanteurs, musiciens ?

YASMINA FAYED : Les interprètes et les musiciens sont Ziad al Ahmadiya (oud et chant),  Ziad Jaafar (violon et chant), Bahaa Daou (percussions et chant),  Samah Abi El Mona (accordéon et chant), Diaa Hamza (accordéon et chant), Bachar Farran (basse), Wissam Dalati (costumes, chant et performance),  Roy Deeb (chant et jeu), Ahmad al Khatib (chant et jeu), Randa Makhoul (chant et danse du ventre), Lina Sahhab (chant et jeu), Yasmina Fayed (chant et jeu).

PAN M 360 :  De quelle manière le spectacle a-t-il évolué ? Quels ont été les réformes apportées au fil du temps ?

YASMINA FAYED : Chacun des membres du groupe a effectué ses propres recherches sur le personnage qu’il joue. De nombreuses rencontres individuelles ont eu lieu avec le réalisateur et nous avons discuté des costumes et du caractère des personnages. Le spectacle ne se limite pas au chant; chaque personne sur scène représente un certain personnage auquel le public libanais s’identifie. Au fil du temps, les personnages que nous jouions se développaient continuellement et des « conversations secondaires » ont commencé à se faire entendre, révélant l’univers de chacun des personnages. Par exemple, on pouvait entendre une dispute entre les « filles » ou les avances d’un des personnages masculins à l’une des filles du cabaret. C’est comme si nous avions toujours su de quoi parlait le spectacle et qu’avec le temps, tout s’était mis en place.

PAN M 360 : Ce spectacle est-il un carburant de nostalgie pour les Libanais ayant vécu les grandes années du Beyrouth moderne ?

YASMINA FAYED : En effet ! À chaque chanson, chaque air, le public est transporté dans le temps. Les chansons ont été soigneusement sélectionnées pour créer cet effet. Vous verrez quelqu’un dans le public sourire ou se précipiter pour chuchoter à l’oreille de quelqu’un d’autre qu’il se souvient de cette chanson. La nostalgie est le principal moteur du spectacle, nous avons fait revivre beaucoup de musiciens et d’interprètes que peu de gens connaissaient, et nous avons mis en lumière certains des plus grands artistes qui ont été oubliés, à tort ou à raison. C’est pourquoi, j’imagine, le spectacle a connu le succès qu’il a connu.

PAN M 360 : Comment les auditoires plus jeunes réagissent-ils ?

YASMINA FAYED : Lorsque Metro Al Madina a ouvert ses portes il y a huit ans, on a vu les jeunes spectateurs affluer pour voir les spectacles et avoir un aperçu de ce qui se passait dans la capitale. Ils étaient, et sont toujours, curieux. Ils veulent voir ce qui est nouveau, ils veulent voir de nouveaux spectacles. Ainsi, lorsque l’idée est venue de revisiter une époque révolue, le jeune public a manifesté son amour et son appréciation, et vous pouviez le voir revenir voir le spectacle deux fois ou même plus, en invitant parents et amis.

PAN M 360 : Voyez-vous un potentiel international pour la diffusion de ce spectacle ? De quelle manière peut-il toucher les auditoires du monde entier selon vous ?

YASMINA FAYED : Je considère les spectateurs comme mes propres invités. Ils nous rendent visite pour nous voir danser et chanter, ils chantent et dansent aussi. De nombreuses personnes de différentes nationalités sont venues voir Bar Farouk, leur réaction a été aussi forte que celle de n’importe quel Libanais ou Arabe. Je pense donc qu’il est très important de participer à cette célébration. Les gens refont connaissance avec le visage oublié du Liban, ce Liban qui avait la joie de vivre !

PAN M 360 : De quelle manière avez-vous adapté Bar Farouk à une production audiovisuelle ?

YASMINA FAYED : Nous avons essayé de jouer comme si nous étions devant une salle pleine. Nous avions les caméras pour regarder, en gardant à l’esprit qu’un grand public nous regarderait derrière ces objectifs. Les caméras essaient de capter les petits détails qui se passent dans les coins de la scène; elles essayaient de retenir chaque mouvement de chaque personnage afin que les spectateurs qui regardent en ligne puissent se mettre dans l’ambiance comme s’ils étaient assis dans la salle.

PAN M 360 : Pouvez-vous nous rappeler l’histoire de votre troupe, de votre direction artistique ?

YASMINA FAYED : Nous sommes amis depuis toujours, tous. Nous nous connaissions de nom ou nous avons eu des expériences communes pendant nos études à l’université. Lorsque Metreo Al Madina a décidé de produire Hishik Bishik, tout s’est mis en place, comme si nous étions faits les uns pour les autres. Et nous voilà toujours en train de jouer ces deux spectacles.

PAN M 360 : Les derniers événements à Beyrouth ont été très difficiles et s’ajoutent à de dures épreuves vécues par les Libanais, quel est votre état d’esprit ?

YASMINA FAYED : Je pense parler au nom de plusieurs d’entre nous quand je dis que nous sommes fatigués, déprimés. Au cours des premiers jours de la révolution, quelqu’un avait écrit que les Libanais étaient les plus heureux dépressifs qui soient, et c’est tout à fait vrai ! Nous connaissons la situation dans laquelle nous sommes et nous essayons d’en tirer le meilleur parti. Nous avons décidé de passer à autre chose. Je vous écris maintenant, en pensant à la détérioration de la situation économique et politique, aux personnes qui ont perdu leur maison après l’explosion du port le 4 août dernier, à la pluie. Il pleut sur Beyrouth et tant de gens n’ont pas reçu l’aide nécessaire pour la restauration de leur maison. Ils savent qu’ils n’obtiendront pas l’aide nécessaire du gouvernement. Je pense à nos spectacles, à la joie, aux chants et aux danses, mais aussi à la dépression, aux fermetures, aux faillites… Je pense que ce sont de grands sujets pour un nouveau spectacle ! Nous devons aller de l’avant. Il nous faut aller de l’avant.

PAN M 360 : On a ressenti beaucoup de vigueur contestataire chez les jeunes de Beyrouth avant l’explosion, certains parlent aujourd’hui de morosité et de découragement… qu’en est-il selon vous ?

YAMINA FAYED : Le Liban a toujours eu des hauts et des bas, mais les jeunes ont toujours réussi à recoller les morceaux de leur vie et à continuer. Des jeunes de tout le monde arabe sont venus à Beyrouth pour faire l’expérience de la liberté d’expression et goûter à l’art et à la fantaisie. Je crains que cette fois-ci, ce soit différent. Nous avons essayé d’élever la voix, mais elle n’a pas été entendue. Nous avons essayé de continuer en pensant qu’en travaillant dur, nous y arriverions, puis il y a eu l’explosion.

PAN M 360 : Quels sont vos plans pour l’avenir ? Rester à Hamra ? Déménager ? Œuvrer à la reconstruction culturelle de Beyrouth ?

YASMINA FAYED : Il est difficile d’être libanais de nos jours. Comme je l’ai déjà dit, nous sommes fatigués… perpétuellement inquiets. Nous pensons à ce qui va se produire, nous savons que nous n’avons que nous-mêmes sur qui compter. Je ne peux pas quitter le Liban ni Beyrouth, bien que j’aspire à la paix de l’esprit ! Mais c’est ici que nous devons être. Nous avons appris à louvoyer à travers tout cela. Construire notre petit monde, par le biais des arts du spectacle ou de petites entreprises. C’est de cela qu’il s’agit, n’est-ce pas ? Survivre à travers tout cela, tout en gardant la tête hors de l’eau.

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